Radio Turone, 96.2 : retour sur une aventure radiophonique militante (1982-1985)

De février 1982 à juillet 1985, la CGT d’Indre-et-Loire disposait de sa propre radio, et envoyait ses militants faire des reportages au cœur des luttes. Christian, 28 ans à l’époque, revient sur cette « belle aventure » [1].

L’idée de lancer la radio est née après l’arrivée de la gauche au pouvoir, le 10 mai 1981. Il existait une profonde envie d’avoir une information libre et démocratique. Cette envie traversait déjà la CGT avant mai 81, puisqu’il y avait déjà eu des expériences comme Lorraine Cœur d’Acier [2], radio née pendant le conflit des sidérurgistes de Lorraine.

Ce n’était pas une initiative isolée. Des radios, associatives ou autres, se montaient un peu partout. En octobre 1981, Jean Gardères, qui était secrétaire général de l’Union Départementale CGT (UD-CGT), a émis l’idée de créer une radio de lutte CGT. Moi, j’étais un tout jeune membre du secrétariat, j’avais alors 28 ans. Pour les jeunes de l’UD, c’était tentant de construire quelque chose qui sortait des sentiers battus. On a été deux ou trois à foncer là-dedans, avec des anciens qui partageaient notre enthousiasme.

On a créé une association dont les statuts ont été déposés en préfecture le 24 décembre 1981. Le président de l’association était Jean Gardères, et le secrétaire était Jean-Claude Guillon. Je faisais partie aussi du bureau de l’association. Quand Jean Gardères a quitté ses fonctions de secrétaire général de l’UD, c’est François Lemarié, nouveau secrétaire général, qui lui a succédé à la présidence de la radio.

On a collecté des moyens financiers et matériels auprès des syndicats. L’initiative a eu un bon écho parmi les copains, qui en avaient marre de ce qui était proposé en matière d’information. La mairie de Saint-Pierre-des-Corps nous a fourni un local, et nous a permis d’installer un mât pour fixer l’antenne de la radio. Ces locaux ont été démolis depuis ; ils se trouvaient à proximité de l’école et de l’hôtel de ville.

C’est Jean-Claude Guillon qui a trouvé le nom de la radio, en référence aux premiers habitants de Tours, les Turons. Et on s’est tous ralliés à sa proposition.

Plus tard, un copain a composé un jingle. Ça faisait partie de l’aspect collaboratif de la radio. Chacun y amenait ce qu’il pouvait, sans rien attendre en retour.

Les débuts

La première émission a eu lieu le 15 février 1982, sur la fréquence 96. Après, on a été en 96.2. On a d’abord émis en mono, puis en stéréo, après avoir réussi à collecter suffisamment de fonds. La radio comptait trois journaux d’information par jour, matin, midi et soir. Elle émettait de 7 heures du matin à 23 heures du lundi au vendredi, et de 7 heures à 12 heures le samedi. Ce qui faisait quand même une sacré amplitude, et provoquait des problèmes d’organisation. Surtout pour les journaux. On avait trouvé deux copains qui s’occupaient de la technique et de l’animation, qui ont travaillé bénévolement, même si nous les avons un peu aidé financièrement vu qu’ils étaient chômeurs.

La réalisation des journaux était réservée à des militants syndicaux. C’était soit des membres du bureau de l’UD, soit des secrétaires de syndicats. On ne pouvait pas laisser n’importe qui se permette de donner de l’info au micro au nom de la CGT. On voulait quand même un fil conducteur, même si on reprenait des thèmes généralistes piqués dans les journaux de l’époque. On avait le souci de parler surtout des luttes syndicales.

On passait de la musique, et on proposait des émissions culturelles. On a ouvert la radio à quelques associations. Des jeunes faisaient une émission de rock tous les vendredis soirs – c’était d’ailleurs un peu folklo, et il a parfois fallu resserrer les boulons. Mais on était quand même dans un esprit de radio libre, et on ne voulait pas créer un cadre trop rigide.

L’association portugaise occupait aussi un créneau, souvent celui du samedi matin. Il y avait des temps en français, d’autres en portugais. Certains copains proposaient des informations sociales, mais il y avait surtout de la musique folklorique et des nouvelles du pays. Ce qui a parfois entraîné des tensions.

Une radio au cœur des luttes

Dès qu’on a eu un peu de sous, on a acheté deux magnétophones Nagra, ce qui nous a permis de faire des reportages sur les luttes d’entreprises. Ça, c’était le must. Quand une boîte du département était en rideau, au lieu de se contenter d’une petite brève de France Bleu, on allait interviewer la direction du syndicat et les salariés dans la lutte, on passait des appels aux dons, on annonçait des rendez-vous. Ça permettait de développer des solidarités. Et puis on essayait parfois d’interviewer les directions d’entreprises, mais c’était un peu plus dur. On arrivait avec notre étiquette de radio de la CGT, et il y en a qui ne voulaient pas nous causer. On se faisait même virer manu militari. Mais ça nous permettait de gueuler sur le thème de la censure de l’information. On réalisait aussi des reportages dans les manifs, on faisait des prises de son avec nos magnétos.

Nos journaux d’information se basaient sur des journaux papiers, principalement La Nouvelle République, l’Huma et Libé, mais aussi Les Echos. On aimait bien intégrer Les Echos, parce qu’il y avait des brèves économiques intéressantes et qui confortaient souvent nos positions (pas pour les mêmes raisons bien sûr) – ce qui est toujours vrai aujourd’hui. On organisait des débats avec des syndicalistes, des politiques, des dirigeants d’association... On avait des débats contradictoires, et parfois ça envoyait. C’était pas forcément du niveau de l’émission de Polak, mais il est arrivé que ça soit un peu chaud sur l’antenne. Y en a qui se sont barrés, qui ont quitté les locaux de la radio.

Bien sûr, on retransmettait toutes les infos collectées auprès des syndicats. On invitait les copains à nous téléphoner pour nous prévenir de ce qui se passait dans leurs boîtes. Le type qui téléphonait le matin, son info était balancée sur l’antenne à midi ou le soir. Ça a permis des choses intéressantes : il y a des débrayages qui n’ont pas eu le temps de se tenir, parce que le patron entendait l’annonce à la radio, et demandait à causer aux gars.

Pendant la période d’existence de la radio, on a notamment été confrontés à une grosse lutte qui a duré un certain temps, celle de la DF-Simat à Saint-Pierre-des-Corps [3]. Il y a aussi eu la réintégration de Cadoux au sein de la SNCF : on a fait des interviews, des débats... La radio permettait aussi d’organiser des émissions autour d’élections, comme celles des prud’hommes pour lesquelles on avait invité des copains conseillers.

On nous captait jusqu’à Fondettes, ou jusqu’à Ballan-Miré. Ça dépendait pas mal de la météo. Mais notre principale zone d’émission était l’agglomération de Tours. Ce qui n’empêchait pas que nos reportages concernaient tout le département : si une boîte de Descartes était en rideau, on prenait notre magnéto et on partait là-bas.

Un outil de formation et de propagande

Radio Turone a aussi permis de former nos militants au fait de se faire interviewer. Parce qu’à cette époque, où le réseau des radios locales de Radio France démarrait à peine, si tu n’étais pas interviewé par FR3, tu n’étais interviewé que par La Nouvelle République. Or, répondre à un journaliste qui fait du papier ou causer dans le poste, ce n’est pas pareil. Avec Radio Turone, les copains et copines pouvaient s’entrainer à causer dans le poste. On en voyait certains qui était incapables de parler devant un micro, alors qu’ils venaient d’animer une assemblée générale avec 200 ou 300 salariés. Dans ces cas-là, il fallait broder... Cette radio a donc permis d’aguerrir des copains de notre génération au fait de se trouver confrontés aux médias. Et ça s’est ressenti après, les copains savaient concentrer l’essentiel de leurs propos en dix ou douze secondes.

Un jour, j’étais à la CNAV, et une camarade du bureau confédéral était présente. Quand j’ai proposé de l’interviewer pour Radio Turone, radio de la CGT, elle m’a tout de suite répondu : « Attends, qu’est-ce que tu vas me poser comme question ? On se met d’abord d’accord ce que tu me demandes. » C’était pas toujours simple. Et ça montre bien qu’à l’époque, les copains, même au plus haut niveau de la hiérarchie syndicale, n’étaient pas toujours aptes à répondre aux sollicitations médiatiques ; ils paniquaient vite.

Les membres du bureau de l’UD avaient la responsabilité de la radio chacun à leur tour. Chaque semaine, quelqu’un était de radio. Cet outil était vraiment intégré à la vie de la structure. A chaque réunion du bureau ou de la commission exécutive, il y avait un point dédié à Radio Turone. C’était vraiment un outil de propagande de la CGT. Et des gens comme Jean-Claude se sont donnés sans compter pour que cette radio fonctionne.

Les difficultés financières

Le problème principal pour fonctionner, c’était l’argent. Les radios locales ont vite été accaparées par des gros groupes financiers, qui ont bien vu l’intérêt de ce créneau. Des groupements sont apparus et ont racheté les radios, plus ou moins licitement. Un jour, un mec est venu dans notre local avec une malette d’argent liquide pour racheter la radio ! Evidemment, on ne souhaitait pas vendre, mais le type nous a prévenus qu’on ne tiendrait pas.

Alors qu’on commençait à vraiment manquer d’argent, on a essayé de recomposer la radio, notamment en y intégrant d’autres associations auxquelles on souhaitait laisser des créneaux horaires complets. La CGT n’aurait conservé que la maîtrise des journaux d’information et de certaines émissions. Alors que le projet préparé par Jean-Claude était presque prêt, les locaux de la radio ont été vandalisés. On n’a jamais trop su qui avait commandité cet acte. Nos suspicions se sont portées sur l’extrême-droite, mais l’enquête de police n’a rien donné. Le matériel avait été rendu inutilisable, de la colle avait été versée dessus. Ça a fini de nous mettre à genoux.

Au départ, il y a eu un vrai engouement autour de la radio, et il était assez facile de faire participer des copains et copines. Une fois que l’outil a été installé dans la durée, ça a été plus difficile, les gens étaient moins motivés. Mais ce genre de difficultés se retrouvent toujours, sous d’autres formes. Alors entre la baisse de motivation, le manque de fric, et le vandalisme... Radio Turone s’est tue en juillet 85.

« Une belle aventure »

Ça a été une belle aventure. A l’époque, la CGT organisait la fête du 1er mai au stade Camélinat, à Saint-Pierre-des-Corps ; on y installait une caravane de la radio, et on émettait en direct de la fête. Au moment de la coupe du monde de football de 1982, on annonçait qu’on était en contact avec notre correspondant dans le stade, et en fait c’était un copain cheminot installé devant sa télé qui commentait les matchs par téléphone. On faisait ce genre de trucs pendant les heures creuses, histoire de se défouler.

On avait une ligne de téléphone dans le local, ce qui nous permettait d’avoir des retours d’auditeurs. Certains appelaient pour nous insulter, ce qui montre bien qu’ils nous écoutaient. Dans les moments de creux, on faisait des dédicaces, il y avait des gens qui téléphonaient – même si au début on a fait de fausses dédicaces pour amorcer la pompe.

Je n’avais jamais fait de radio avant. Et moi qui n’avais jamais été interviewé, je me suis retrouvé un jour derrière le micro. Au début, ce n’est pas évident...

Je ne regrette pas d’avoir vécu ça. Si le fait d’avoir milité a complètement flingué ma carrière professionnelle, puisque j’ai fini au bas de l’échelle, j’ai quand même vécu grâce au mouvement interprofessionnel des choses que je n’aurais jamais vécues autrement. Humainement, ça m’a ouvert des horizons.

Aujourd’hui, pour la communication syndicale, Internet est devenu un outil incontournable. La CGT s’en est emparé au niveau national, mais il faut aller plus loin au niveau local, ne pas délaisser ce créneau. Développer des applications smartphones, être présents sur les réseaux sociaux... Si tu n’y es pas, tu es en marge. Cela dit, ces outils ne remplaceront jamais le contact humain, ou les débats qui précédent la création d’un syndicat. Ce n’est pas grâce à de jolis sites internet que ce travail pourra se faire.

Illustrations tirées du film Fête de l’intégration à la SNCF réalisé par le Comité d’Établissement Cadoux.

Notes

[1Ce texte est la retranscription d’un entretien réalisé à la Maison des syndicats d’Indre-et-Loire au début du mois de septembre 2015.

[2A propos de la radio Lorraine Cœur d’Acier, voir le site http://www.unmorceaudechiffonrouge.fr/.

[3L’entreprise fabriquait des meubles de moyenne gamme. Pour plus d’infos, lire La CGT en Indre-et-Loire, p.207.