D’abord, plantons le décor. Fidelia est la société d’assistance du groupe COVEA [1]. Le groupe s’est récemment fait remarquer via la grève de travailleurs sans-papiers suite à un accident du travail survenu sur un chantier dont COVEA était donneur d’ordre. Sans rentrer dans les détails, sachez que si vous tombez en panne ou si vous avez un accident avec votre voiture, il y a pas mal de chance pour que ce soient les salariés de Fidelia qui répondent à votre appel : pas loin de 11 millions de véhicules assurés en France bénéficient d’une assistance Fidelia [2]. Le site de Tours compte environ 300 salariés en CDI, et l’entreprise emploie environ 1 400 personnes en CDI sur le territoire français, répartis entre les sites de Tours, Nantes et Saint-Cloud. Considérée comme une boîte modèle dans le département, il faut lui reconnaître un réel talent dans l’art de jouer la montre. Surtout quand il s’agit de respecter la loi.
Fidelia et le code du travail : un pas en avant, deux pas en arrière
En 2011, six salariés entament une procédure contre l’entreprise. L’objet du litige ? L’illégalité des contrats de travail que Fidelia a produit pour les temps partiel, mais aussi des avenants conclus pour augmenter le temps de travail de ces mêmes salariés. A l’époque, afin de pouvoir assurer un service aux clients 7j/7 et 24h/24, le site de Tours emploie une centaine de salariés à temps partiel. Ces salariés découvraient leur planning de travail deux ou trois semaines à l’avance seulement (contre deux mois pour les salariés à temps plein), et devaient travailler jusqu’à trois week-end dans le mois, dimanches compris. Rajoutons que les horaires pouvaient changer du jour au lendemain, sur demande du service planning, en fonction de l’activité, quitte à ce que les durées légales de repos ne soient pas respectées : de toute manière, les plages de travail s’étalaient de 7h à 23h [3], du lundi au dimanche.
Malgré les nombreux experts dont s’entourent les compagnies d’assurance et d’assistance (experts climatologues, experts en risques, experts routiers, etc.), l’assistance est considérée par ces mêmes compagnies comme une activité saisonnière et imprévisible. Dans les faits, ces saisons courent pourtant de juin à septembre et d’octobre à avril. Autrement dit, les saisons n’existent que pour permettre à l’entreprise d’obtenir certains bénéfices (avantages fiscaux, facilités à l’embauche de CDD...). C’est pourtant en s’appuyant sur cette pseudo-saisonnalité que Fidelia a voulu obtenir une flexibilité maximale.
Comme le relèvera la Cour d’appel d’Orléans dans sa décision du 21 janvier 2016 [4], la rédaction des contrats de travail des salariés à temps partiel était telle que « les salariés étaient amenés à se tenir constamment à la disposition de FIDELIA ASSISTANCE » :
[Il en résulte l’] absence de mention dans le contrat de travail de la répartition de la durée du travail entre les jours de la semaine et les semaines du mois (...) Les variations des plannings d’un mois sur l’autre qui comportaient 14 plages horaires, obligeait [le salarié à temps partiel] à se tenir à la disposition permanente de son employeur et l’empêchait de trouver un autre emploi stable à temps partiel dont les horaires puissent se concilier avec une telle organisation. [5]
Dans ces conditions, impossible pour ces salariés à temps partiel de compléter leurs revenus en occupant un autre emploi à côté. Seule solution pour travailler plus (et donc gagner plus) : accepter de signer des avenants temporaires au contrat de travail, qui faisaient passer la durée hebdomadaire de travail à 34 heures. Le problème, c’est que ces avenants étaient également illégaux : ces heures complémentaires auraient dû être majorées, et ne pouvaient dépasser 10 % de la durée hebdomadaire ou mensuelle de travail prévue au contrat. Comme le relèvera la Cour d’appel d’Orléans :
« La société [Fidelia] ne peut s’affranchir des prescriptions d’ordre public ». [6]
L’entreprise mettra fin à la pratique, mais sans offrir de solution de rechange aux salariés, et sans remédier à la flexibilité illicite des contrats de travail. Poussés à bout, et encouragés par le directeur général de l’époque, certains salariés portent l’affaire devant les tribunaux.
C’est que l’ensemble des salariés concernés sont en droit de demander la requalification de leurs contrats à temps partiel en contrat à temps plein, et ce à partir de la date d’embauche ! Avec ce que cela suppose de rappels de salaire et de primes, soit une enveloppe comprise entre 5 et 10 millions d’euros pour Fidelia ! Et ce n’est pas comme si l’entreprise n’avait pas été prévenue : dès 2011 l’inspection du travail, suite aux remontées réalisées par les syndicats, avait alerté les différents responsables de l’entreprise sur ces irrégularités [7]. Rien n’y a fait...
Depuis, la Cour d’appel d’Orléans a confirmé, dans trois dossiers la condamnation de Fidelia par les prud’hommes. En désespoir de cause, cela fait six ans que Fidelia use de tous les recours juridiques possibles pour faire traîner la centaine de dossiers qui, à la suite des six premiers salariés, se sont montés. Peu importe le stress supplémentaire occasionné pour des salariés qui, pour la plupart, sont encore dans l’entreprise : le temps, c’est de l’argent.
Et dire que l’avocate de Fidelia, dans sa plaidoirie, avait taxé les salariés d’opportunisme et de cupidité...
Fidelia et la loi : un opportunisme de chaque instant
Cette habitude de Fidelia à temporiser devant les tribunaux ou à contourner la loi se retrouve à chaque fois que l’entreprise est en difficulté :
- application de la loi concernant le nombre de travailleurs handicapés au sein de l’entreprise ;
- respect du droit pour ce qui concerne le calcul des Indemnités Journalières de Sécurité Sociale (IJSS) et ce qui est dû au salarié — ce qui pose la question intéressante d’à partir de quand on peut parler de détournement d’argent public ;
- application de la convention collective et des accords d’entreprise dans le cas du paiement des heures supplémentaires et dans le calcul des congés payés ;
- etc.
Dans chacun de ces cas, il aura fallu soit la menace d’un procès, soit une décision de justice pour faire avancer les choses. Et c’est sans parler des pratiques quotidiennes de l’entreprise pour porter atteinte à la mise en place et au bon déroulement de la mission des représentants du personnel : cela va du délit d’entrave — une procédure est actuellement en cours au tribunal de grande instance de Nanterre entre le CE de Fidelia, soutenu ici par l’inspection du travail, et la direction — à l’intimidation — en 2013, la direction a ouvertement intimidé un élu du CHSCT pour un vote concernant un projet de la direction [8].
Et il s’agit-là d’une des entreprises les mieux considérées du département...
Fidelia et ses projets : une pratique à double vitesse
Ce qui est cocasse, c’est qu’à l’inverse, dans toutes les instances de l’entreprise (CHSCT, CE, DP), tout est fait pour aller vite, trop vite. Il ne s’agit pas de réfléchir aux conséquences mais d’avancer à marche forcée : limitation des réunions avec les partenaires sociaux, calendrier prévu sans concertation... avec, à chaque fois, des procès à la clef :
- mise en place d’outils de contrôle des salariés allant à l’encontre de ce qui est prévu par la loi (procès gagné en 2012 par le CHSCT) ;
- mise en place d’entretiens annuels d’évaluation (procès gagné en 2014 par le CHSCT) ;
- mise en place d’une nouvelle organisation du temps de travail (organisation rejetée en urgence par les trois CHSCT de l’entreprise et annulée par dénonciation de la CGT et FO).
- etc.
Peu importe à la direction : les procès font partie de la logique d’ensemble. Faire durer les procédures judiciaires permet de faire perdurer les pratiques installées. Mieux : plus le temps passe, plus il semble possible de placer les tribunaux devant le fait accompli.
En ce sens, l’annulation par le tribunal d’instance de Paris des accords par lesquels la direction du groupe COVEA entendait mettre en place une unité économique et sociale (UES) éclaire tout particulièrement cette « méthode Fidelia » : d’abord passer en force, et ensuite utiliser la temporalité et le système judiciaire pour asseoir l’état de fait ainsi créé [9].Comme le souligne la CGT :
« Si l’arrivée de cette décision peut sembler tardive (...) les manœuvres de l’employeur visant à scinder le litige en deux aspects, devant deux juridictions différentes, n’y sont pas étrangers. »
Une méthode qui n’est jamais aussi efficace que quand la CFDT et la CFTC placent le « laisser faire » et l’abstentionnisme en dogme. Cette attitude permet aujourd’hui à la direction de Fidelia de menacer de révocation les mandats de tous les élus. De là à croire que Fidelia n’aime pas perdre à son propre jeu, il n’y a qu’un pas.
Time is money
Cette double pratique de Fidelia, qui consiste d’un côté à jouer la montre dès qu’il s’agit de se mettre en conformité avec la loi, et de l’autre à aller vite quand il s’agit d’imposer de nouvelles règles à ses salariés, illustre parfaitement à la fois le caractère bourgeois de notre justice mais également la violence (symbolique, économique...) des patrons d’aujourd’hui.
Déjà, il faut savoir qu’il est souvent moins contraignant pour une entreprise mais aussi moins coûteux de payer une amende [10] que de se conformer à la loi. Bienvenu dans un monde où enlever une chemise à un vulgaire DRH coûte, un an plus tard, plusieurs mois de prison avec sursis à de simples travailleurs, et où un patron qui dépouille une centaine de ses salariés peut jouer la montre pendant plus de cinq ans en toute impunité. D’autant qu’en repoussant les échéances, l’argent fait de l’argent sur des comptes, et l’usure bancaire devient un moyen de paiement [11]. Et naturellement le système le permet. Qui a parlé d’une justice à double vitesse ?
Ayant abandonné les face-à-face et les pratiques d’action directe pour l’institutionnalisation des luttes — dont l’action judiciaire est la résultante finale —, les salariés jouent désormais avec les outils de la classe dirigeante. De fait, il n’est pas possible de se battre à armes égales, et la justice est un moyen parmi d’autres à la disposition des patrons pour exercer leur pouvoir. Tout est mis en œuvre pour décourager les initiatives, briser les résistances, marginaliser les actions. Dans l’esprit de nos dirigeants, il s’agit de faire un exemple.
Enfin, il n’est pas suprenant que l’entreprise ait cherché à contourner la loi. Au plus haut niveau, le groupe COVEA mène des actions de lobbying [12] pour que les législations européennes et nationales aillent dans le sens de ses intérêts. Les actions conjuguées de ce groupe et d’autres acteurs du secteur ont ainsi permis d’obtenir un encadrement a minima des pratiques en vigueur : les directives Solvabilité II [13] et IDD [14], qui cherchaient à réglementer le secteur de l’assurance, n’ont finalement pas mis fin à la rémunération des intermédiaires d’assurances par un système de commission, ce qui laisse place à toutes les dérives en matière de placements de produits. Une jolie manière de prévenir de futurs abus.
Au fond, rien de bien neuf dans le monde de l’assurance, qui a toujours joué sur le système pour se faire de l’argent au détriment des plus défavorisés. Il ne faut pas oublier que si la loi nous oblige à souscrire à des assurances (voiture, habitation, scolaire etc.), il n’existe aucune obligation pour les compagnies d’assurances de bien nous assurer. D’ailleurs, celles-ci n’ont ni le devoir de proposer des contrats « sociaux », ni même l’obligation de garder les assurés qui leur coûtent de l’argent. Les pratiques dégueulasses de certaines compagnies d’assurances vis-à-vis de leurs sociétaires ont d’ailleurs été révélées dernièrement : non-reconduction du contrat suite à deux sinistres non responsables, augmentation des cotisations, chantage au contrat... Parmi les entreprises concernées, la MAAF et la GMF, membres du groupe COVEA.