Aux origines des théories du complot
Les théories du complot ne datent pas d’hier. Pour mémoire, l’une des premières théories relève elle-même d’un complot : l’invention d’un faux document (le Protocole des sages de Sion) par la police secrète tsariste du 19e siècle afin d’utiliser l’antisémitisme pour canaliser la contestation naissante au sein du prolétariat russe, et le détourner de la critique du régime tsariste.
Cette stratégie du bouc-émissaire va connaître, tout au long du 20e siècle, une propagation européenne (et même au-delà) qui la verra utilisée comme cache-misère par différents régimes politiques.
On peut noter, dès le 19e siècle, et surtout avec l’essor de la révolution industrielle et le développement de la bourgeoisie capitaliste, une forme de « socialisme des imbéciles » antisémite très virulent et très actif sous la IIIe république, traversant tout le spectre politique, et culminant avec l’affaire Dreyfus et le boulangisme (mouvement très antisémite qui entend opérer une synthèse entre revendications sociales et nationalistes, et qui n’est pas sans rappeler le mouvement soralien).
L’antisémitisme se déplace ensuite progressivement vers la droite de l’échiquier politique français vers les débuts du 20e siècle, en étant notamment récupéré par le mouvement royaliste, qui préfigure par de nombreux aspects le mouvement fasciste italien.
En Allemagne, après la crise économique de 1929, l’utilisation de l’antisémitisme a les tenants et les aboutissants que l’on sait, nous ne nous y attarderons donc pas.
Cet antisémitisme nazi trouve dans le régime pétainiste un allié de poids du fait de la tradition politique antisémite de la France : la propagande vichyste fustige ainsi les comploteurs « juifs et francs-maçons » responsables du déclin de la France et fait du zèle dans les persécutions et les rafles de juifs. Même débarrassée du tsarisme, la Russie soviétique conserve sa tradition antisémite pour servir de cache-misère aux échecs du « socialisme réellement existant » : après la seconde guerre mondiale des purges antisémites sont organisées par le régime stalinien, un « complot des blouses blanches » est inventé de toute pièce, et une campagne contre les « agents de l’impérialisme », les « cosmopolites sans racines » et les « sionistes » est organisée. Ce discours se diffuse ensuite, via la Russie soviétique, dans le Moyen-Orient, encore et toujours dans le but d’utiliser un bouc-émissaire pour servir de cache-misère au déclin des nationalismes arabes.
On voit donc à ces exemples que l’antisémitisme ne fut pas limité à l’Allemagne nazie, et qu’il sert de structure de base sur laquelle vont s’articuler toutes les théories du complot récentes, dont au moins la moitié conserve cette obsession à l’égard des « juifs » et des « francs-maçons ».
Les théories complotistes à l’heure d’Internet
A notre époque, l’avènement des moyens de communications de masse, et surtout d’Internet, a fait littéralement exploser la quantité et la popularité des thèses complotistes, qui se déclinent désormais sous diverses formes plus ou moins ouvertement antisémites, ou plus ou moins grotesques. Le monde serait ainsi gouverné, au choix, par : les juifs, la reine d’Angleterre, des extraterrestres reptiliens, la société secrète des Illuminatis, des forces satanistes, les francs-maçons … voire tout ça à la fois selon certains syncrétismes.
Il ne faut pas s’étonner de voir Internet, qui est la dernière supercherie par laquelle on prétend réenchanter le mythe du progrès, devenir le médium favori de la fausse critique : Internet ne peut pas offrir les éléments les plus essentiels à la formation de l’esprit critique, à savoir la socialisation et l’expérimentation concrète, qui permettent une réelle remise en question. La socialisation offerte par Internet est virtuelle et l’expérience y est remplacée par une surabondance de moyens de raconter et de lire n’importe quoi, sans offrir aucun moyen de vérification par les faits, mais seulement par la confrontation d’autres opinions tout aussi invérifiables, et toutes aussi égales entre elles dans leur insignifiance.
En réalité, Internet est davantage un moyen confortable et rapide pour chercher des arguments en faveur de nos préjugés de départ, mais certainement pas pour chercher à les contredire. Et pour cause : il est facile d’aller vers ce que l’on connaît, mais pas vers ce qu’on ignore ou qui nous dérange.
Comme outil de recherche individualisant, abstrait et spontané, le web est le support rêvé de la réaction.
Peu importe si ton patron est membre du club d’échec de Bourg-en-Bresse
La théorie du complot est un attrape-nigaud qui envoie les naïfs à la chasse à la licorne alors que la réalité est simplement en permanence sous nos yeux : la police est dans toutes les rues, les managers et petits-chefs sont derrière nous au travail, chaque patron à sa propre page web, les chefs d’Etat sont sur toutes les chaînes, et le réveil sonne tous les matins pour nous appeler au travail forcé… simplement nous ne faisons jamais rien, parce que toute la vraie difficulté est là.
Si le conspirationniste pense que c’est par le complot que l’on gouverne, il y a, derrière cette croyance, une forme d’idéalisme qui suppose que la révolte est tout naturellement produite par la connaissance de l’oppression, et non par des conditions matérielles et des circonstances déterminées.
Cette croyance que la connaissance de l’oppression produit la révolte comme par magie ne peut être tenace que chez des individus qui se tiennent suffisamment à l’écart des mouvements sociaux pour méconnaître toutes les difficultés que rencontre tout un chacun qui, ayant pris connaissance de son oppression, doit ensuite faire face aux difficultés matérielles d’avoir à s’organiser.
Certes, il existe diverses formes d’ententes et de coordinations chez les puissants, mais il existe tout autant de forme de rivalités, de concurrences et de contradictions parce que le capitalisme repose sur une dialectique entre dynamiques hégémoniques et concurrentielles, entre concentration et rivalité, et ne peut pas exister sans l’une de ces forces, de même que l’une ne peut exister sans l’autre.
De fait, la domination capitaliste étant, en dernier ressort, une domination de l’économie sur les hommes, il importe peu que cette domination s’incarne localement dans le grand patron X ou le petit patron Y, le groupe social W ou Z, dans Carrefour ou l’épicerie du coin : au final il s’agit de rapports sociaux qui se sont détachés des hommes.
La conception complotiste « pyramidale » du pouvoir est une conception simpliste, pour ne pas dire totalement immature : le pouvoir ne peut pas avoir de structure solide et stable parce qu’il est un ensemble de champs et un ensemble de rapports de force en leur sein, perpétuellement changeants, soumis à des tensions, des circulations, soumis à une logique de réseau, réseau qui n’a pas de sommet, ni de « tête », ni de « centre » mais une multiplicité de pôles et de nœuds, de formes d’alliances et de concurrences qui se font et se défont.
C’est cette complexité qui le rend difficile à saisir, et qui ouvre donc la voie à des théories simplifiées.
Il n’y a pas de cristallisation définitive des rapports de pouvoir en une structure finale, en un champ définitif, qui serait de type pyramidal ou autre, en une tête qui n’aurait besoin que d’être coupée, parce qu’une telle solidification supposerait un immobilisme qui signifierait sa fin.
La théorie du complot reste, en réalité, prisonnière du fétichisme entretenu par le mode de manifestation du pouvoir : que ce soit dans l’architecture, les arts, les moyens de communication en général, les rapports de pouvoir tendent toujours à se présenter de façon fétichiste, incarnés dans un individu, dans une image, des objets.
Mais ce qu’il y a derrière cet individu ce n’est pas un autre individu caché, ce qu’il y a derrière la mise en scène ce n’est pas une coulisse secrète. Imaginer des personnages de l’ombre, une organisation secrète revient, en réalité, à rester prisonnier du fétichisme du pouvoir, à remplacer un fétiche par un autre, car ce qu’il y a, en dernière analyse, dissimulés derrière les personnes, les images et les objets du pouvoir, ce sont des rapports sociaux.
Deux patrons peuvent bien faire partie, ou non, d’un même club, ce n’est pas en tant qu’ils sont membres de ce club qu’ils sont patrons, c’est du fait qu’ils possèdent les moyens de production.
Pour celui qui travaille dans un fast-food, donc qui se fait exploiter dans la réalisation d’un travail aliéné et abstrait, on comprend mal en quoi le fait que son patron soit, ou non, un juif, un illuminati — ou même un extraterrestre — change quoi que ce soit à la nature de son rapport social avec lui.
Il n’y a aucun « complot » derrière l’exploitation économique, il n’y a qu’un rapport social fondé sur la propriété privée des moyens de production : celui qui possède les moyens de production n’a pas besoin de se dissimuler, et celui qui travaille, si il veut s’émanciper, n’a pas besoin de savoir si son patron est juif, catholique, de la planète mars ou membre du club d’échec de Bourg-en-Bresse.
Celui qui veut s’émanciper de son exploitation doit s’organiser et lutter, mais toute la réelle difficulté est là, et aucune vidéo Youtube n’en viendra à bout.
Illustration : Le Roi et la Reine d’Angleterre à l’Elysée