Distribution de la presse : une réfome liberticide de la loi Bichet ?

Écrire, s’exprimer, communiquer, deviennent des exercices soumis à l’arbitraire capitaliste, à l’heure où quelques milliardaires détiennent la majorité des médias. Macron casse un vecteur démocratique de communication pour revenir au 19ème siècle.

La loi Bichet du 2 avril 1947 régissant la distribution de la presse en France est l’objet d’une attaque frontale du gouvernement d’Emmanuel Macron qui n’admet pas que la presse soit distribuée d’une manière égalitaire et solidaire au sein d’un système coopératif. Le projet de réforme, qui prétend faussement maintenir le système coopératif, vise en réalité à abroger, sans le dire, une loi qualifiée de « joyau législatif de la Résistance ».

Cette loi fût adoptée par 614 députés socialistes, gaullistes et communistes. Ceux-ci, unis dans la Résistance sous la conduite de Jean Moulin, avaient perpétué leur alliance dans un gouvernement tripartite jusqu’en mai 1947. Quatre-vingt-onze d’entre-eux étaient de grands journalistes [1]. Si le projet de réforme de la loi Bichet est adopté par l’Assemblée Nationale le 23 juillet 2019, c’est la fin de l’égalité de diffusion des titres et de la péréquation des coûts, la fin de l’impartialité de traitement, de l’égalité d’accès à la presse en fonction des territoires, l’ubérisation des messageries et l’atteinte au droit de grève des salariés.

Joyau législatif de la Résistance

Notre système de distribution de la presse unique au monde permet à chaque quotidien ou périodique, quelle que soit l’importance de son tirage, d’être présent dans les points de vente sur tout le territoire, à égalité de traitement, en étant groupé avec les autres titres et acheminé en temps et en heure vers les points de diffusion. N’en déplaise à ses détracteurs, le système coopératif français est moins coûteux et plus efficace que les entreprises de messageries régies par la seule loi du marché partout ailleurs.

Nous pouvons en apporter les preuves éclatantes, à travers l’« étude comparative de la distribution de la presse en Europe » éditée par le Conseil Supérieur des Messageries de Presse (CSMP) dont il ressort que le système français est le plus économique. Prenons l’exemple de l’Allemagne, référence iconique des libéraux en matière de gestion : l’étude nous apprend que dans ce pays, le coût de distribution se situe entre 33,3% et 41,2%, transport de l’éditeur au grossiste non compris. Or, il faut savoir que le transport constitue le premier poste de dépense des messageries. Il faut donc l’inclure. Ce qui augmente considérablement ces coûts qui sont donc en réalité de l’ordre de 44 à 52% du prix de vente au minimum.

Par contre, pour la France où, comme l’indique l’étude, « l’approche des coûts est facilitée par la transparence des tarifs (grâce à la loi Bichet), le coût moyen de la distribution ressort à 34,6% ». Ce taux de rétribution englobe l’ensemble de la filière : distributeur national, dépositaire, transporteurs, diffuseurs [2]. Par ailleurs, le rapport de la Fédération Internationale de la Presse Périodique (FIPP) nous prouve aussi que le système coopératif français est le plus performant, en nous démontrant clairement que la facilité d’accès au réseau de distribution contribue de manière décisive au fait que notre pays se situe au premier rang mondial au plan de la lecture des magazines.

Ce document nous apprend qu’avec 4 400 titres magazines qui totalisent 1,5 milliard d’exemplaires diffusés, la France en propose trois fois plus qu’en Allemagne (qui en compte 1 600), près de deux fois plus qu’au Royaume-Uni (2 500) [3].

Cette supériorité du système coopératif sur les entreprises de messageries strictement commerciales est une réalité qui dérange les tenants de la « concurrence libre et non faussée », de la liberté du renard dans le poulailler. C’est pourquoi monsieur Marc Schwartz (dont nous parlerons plus loin), dans son rapport intitulé « Dix propositions pour moderniser la presse », a minoré systématiquement le prix de revient de la distribution dans les autres pays, notamment en n’estimant pas à leur juste mesure le prix du transport non compris dans la prestation et majoré ce prix de revient pour la France [4].

Par contre, comme le précise l’étude du CSMP, il aurait été très intéressant de faire état de la rémunération des services du distributeur national, c’est-à-dire de Presstalis, qui étaient de 7,3 % en 2008 (alors que l’entreprise comprenait 1 200 salariés) et qui doit être aujourd’hui d’environ 4 % du prix de vente d’un journal, après les suppressions massives d’emplois. Ce qui veut dire que pour cette modique rétribution, les 500 salariés de Presstalis encore présents effectuent cinq métiers pour le prix d’un :

  • Accueillir : aider les nouveaux éditeurs à maîtriser les paramètres qui conditionnent la réussite de leur titre.
  • Répartir : déterminer le nombre d’exemplaires à affecter aux régions en accord avec l’éditeur.
  • Distribuer : réceptionner, trier et acheminer le papier.
  • Promouvoir la vente au numéro. Moderniser le réseau des dépositaires, animer les points de vente.
  • Rendre compte : déterminer les recettes. Alimenter les données. Proposer des actions commerciales aux éditeurs.

Notre système est un atout important pour la presse et son pluralisme et il ressort donc de ces études que le déficit de la messagerie n’est pas structurel mais qu’il résulte de la gestion calamiteuse de la précédente direction générale de Presstalis, dont a fait état Madame Benbunan.

« Détruire le modèle social, économique et culturel du C.N.R. »

Madame Benbunan, nouvelle PDG de Presstalis depuis septembre 2017, consultée par les députés M. Laurent Garcia et Mme George Pau-Langevin, a fait, sans la nommer, une critique au vitriol de la gestion d’Anne-Marie Couderc, évincée au mois de juillet 2017 pour ces motifs : coûteuses créations de structures de regroupements intermédiaires (50 millions), rachats de dépôts (20 millions), acquisitions de sociétés au moyen dispendieux de l’affacturage (250 millions) ; elle dénonce également la défaillance des structures de régulation qui a facilité, pour un chiffre d’affaires de 300 millions, l’exode des titres vers les MLP. Pour toutes ces raisons, les fonds propres négatifs de Presstalis avoisinaient, fin mars 2017, moins 305 millions d’euros [5].

Le gouvernement qui n’en demandait pas tant, s’empare de cette situation pour mettre en œuvre sa politique visant à détruire le modèle social, économique et culturel du programme du Conseil National de la Résistance (CNR) élaboré en 1944.

Au lieu de faire rectifier une gestion erratique, le pouvoir décide de faire du passé table rase en s’en prenant à la loi Bichet. Suivant une technique désormais rodée, le gouvernement a commandé trois rapports à différentes personnalités. C’est manifestement celui de Marc Schwartz qui a inspiré le projet de la future loi sur la distribution de la presse adopté au Sénat. Marc Schwartz a assumé le volet culturel durant la campagne électorale du candidat Macron et il a été directeur de cabinet de l’ex ministre de la culture Françoise Nyssen. Il est chargé d’y aller de son rapport et de surcroît, signe de la confiance qu’on lui accorde à l’Élysée, il est missionné pour rédiger un « avant projet de loi relatif à la distribution de la presse ».

Ce rapport préconise d’abroger la loi Bichet et le système coopératif pour lui substituer « des entreprises de distribution de presse » agréées par l’ARCEP. Craignant vraisemblablement de provoquer un tollé en abrogeant le « joyau législatif de la résistance », voté en 1947 par l’ensemble des élus, de droite et de gauche en passant par le centre, le pouvoir choisit de modifier la loi en la vidant de sa substance et en intégrant toutes les préconisations du rapport Schwartz.

Actuellement, c’est le Conseil Supérieur des Messageries de Presse (CSMP), autorité administrative indépendante, qui est chargée de faciliter l’application de la loi Bichet et de veiller au respect des principes égalitaires qui l’inspirent. C’est l’Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP), qui, par la loi du 17 avril 2015, s’est vue reconnaître un pouvoir décisionnel exclusif sur les barèmes des messageries de presse. Cette dernière loi n’a pas eu l’effet escompté, puisque des pratiques illicites de remises hors barèmes ont été homologuées, avec pour conséquences de ne pas payer le coût réel de la prestation et de provoquer un déficit chronique.

De l’avis unanime des professionnels, cette situation résulte du fait de l’absence de moyens dévolus à l’ARDP pour accomplir ses missions. Le personnel de l’ARDP se limite aujourd’hui à un collège de quatre membres qui sont aussi, à plein temps, respectivement vice-présidente de l’Autorité de la concurrence, présidente de section au Conseil d’État, conseiller-maître à la Cour des comptes et conseiller à la Cour de cassation et un secrétaire général qui est aussi, à plein temps, maître des requêtes au Conseil d’État [6]. Il suffirait de transférer à l’ARDP les services de la Commission de suivi de la situation économique et financière des messageries, actuellement attachés au CSMP, pour permettre à l’autorité de réagir avec rapidité et agilité.

Savoir faire séculaire

Suivant l’avis de Marc Schwartz, le projet de loi adopté au Sénat prévoit de transférer la gouvernance du système de distribution à l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes). Pourquoi cette idée en apparence saugrenue, de confier la régulation des messageries à l’ARCEP, qui n’a aucune compétence en matière de distribution de le presse ? L’ARDP est composée de hauts magistrats issus des grands corps d’État dont la tradition d’indépendance ne les rend pas, à priori, sensibles aux orientations des gouvernements de passage.

Le risque d’une dépendance de l’ARCEP au milieu politique paraît plus évident, quand on examine le mode de désignation des sept membres de son collège :

  • trois membres, dont le président, sont désignés par le Président de la République ;
  • deux membres sont nommés par le Président du Sénat ;
  • deux membres sont nommés par le Président de l’Assemblée Nationale.

On remarque la forte tendance ultralibérale de cet organisme et l’inquiétante propension de la technostructure à se substituer au politique quand on peut lire : « Tout en comprenant les raisons historiques du modèle coopératif, les représentants de l’ARCEP sont étonnés de sa survivance » [7].

On voit très clairement que c’est le système coopératif qui serait remis en cause, si par malheur se substituaient au CSMP et à l’ARDP, ceux-là même qui seraient censés veiller, comme le précise l’article 17 de la loi Bichet, à assurer « le bon fonctionnement du système coopératif de distribution de la presse ». On est sidéré de la légèreté de ces mêmes représentants de l’ARCEP qui « estiment que Presstalis n’est pas la seule entreprise de France à être en mesure d’acheminer des exemplaires imprimés en région parisienne jusqu’à 20 000 points de vente » [8]. Ces technocrates témoignent d’une ignorance affligeante des difficultés rencontrées et surmontées grâce à un savoir faire séculaire, pour acheminer en temps et en heures le produit le plus périssable qui soit, afin de livrer les 23 217 points de vente du réseau presse.

Jacques Chaban-Delmas, qui était aussi un homme de presse en son temps, disait à ce sujet : « Le rôle d’une société de groupage, de transport et de diffusion de presse est un rôle très difficile, très délicat, dont l’accomplissement journalier est très complexe » [9].

Plus lucides que les caciques de l’ARCEP, M. Francis Morel, qui était alors président du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) et M. Louis Dreyfus, président de la Coopérative des quotidiens (CDQ), ont alerté sur les conséquences dévastatrices de l’éventuelle disparition de Presstalis [10], qui emporterait au moins la moitié des diffuseurs de presse et la totalité des petits éditeurs. Une étude de BVA pour Diffusion contrôle rappelle que, pour 85,2 % des français, « un quartier sans marchands de journaux est un quartier sans vie. » La moitié des français vivraient donc dans des quartiers sans vie…

Essor du commerce électronique

On comprend mieux l’insistance pour que l’Arcep devienne l’organisme de régulation quand on sait que c’est elle qui peut accorder aux entreprises de distribution la licence postale permettant aux 23 000 points de vente de recevoir et envoyer des colis ou recommandé. Comme cela a été fait pour Adrexo ou Colis privé [11], deux filiales du groupe Hoops, qui ont créé, avec Culture Presse, l’enseigne HoopStore pour que les marchands de presse offrent des services de distribution de courriers, colis et recommandés pour les professionnels et particuliers. Marc Schwartz, instigateur du projet de loi, déplore que les marchands de presse soient « des acteurs dédiés uniquement à la presse, alors que dans le secteur de la logistique et du transport, l’essor du commerce électronique leur a donné une nouvelle jeunesse » pour conclure que « la mutualisation avec d’autres flux est sans doute une voie d’avenir » [12].

Nous y voilà, on comprend maintenant la cause de l’acharnement à vouloir abroger la loi Bichet qui favorise le pluralisme de la presse et qui a concouru avec beaucoup de succès à ce qu’avec 6 000 titres de presse disponibles, la France soit au premier rang mondial en matière de lecture des magazines. Il faut faire de la place aux colis postaux ou à ceux de l’e-commerce sur les rayons trop occupés par la presse dans les points de vente. Désormais le projet concernant l’avenir de la distribution de la presse se dessine clairement quand on entend citer l’« essor du commerce électronique » et prôner la « mutualisation avec d’autres flux » (ceux des colis postaux ?).

En effet, avec ses 23 217 points de vente, le réseau presse est le premier réseau de commerce de proximité non-alimentaire : il comporte un point de vente pour 2 700 habitants, alors qu’il y a 22 000 pharmacies, 17 000 points poste, etc. Très accessible en termes d’amplitude horaire, il est aussi largement ouvert le week-end. On ne peut imaginer de réseau plus propice afin que les clients de l’e-commerce ou de la poste viennent y récupérer leurs colis.

Mais la surface de chacun des 23 217 points de vente de la presse n’est pas extensible. Il faut donc faire le ménage dans « la pléthore de titres » comme dit Marc Schwartz et imiter le modèle germanique avant d’adopter plus tard celui de l’Angleterre. Il faut impérativement éliminer le plus de titres possibles afin de libérer de l’espace pour les achats, il faut que la presse cède la place aux paquets de cotons-tiges par botte de cent et aux chaussettes en promotion. Pour cela il faut abroger la loi Bichet, ou la vider de sa substance.

Parce que même si on prétend veiller à ce que les titres d’information politique et générale soient présents dans les présentoirs, comme le e-commerce sera plus lucratif, certains marchands risquent de reléguer les journaux au fond du magasin. La nature humaine a des faiblesses.

À l’issue de sa mission, Marc Schwartz a été nommé, par décret du président de la République, au très prestigieux poste de Président Directeur Général de la Monnaie de Paris.

Big-bang pseudo libéral

Le 22 mai 2019, les sénateurs on adopté en première lecture le projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse (seuls les communistes et les écologistes ont voté contre, les socialistes se sont abstenus). Si ce projet de loi est adopté par l’Assemblée Nationale, c’est la fin de l’égalité de diffusion des titres et de la péréquation des coûts, la fin de l’impartialité de traitement, de l’égalité d’accès à la presse sur tout le territoire, l’uberisation des messageries et l’atteinte au droit de grève des salariés.

Avant la publication du projet de loi on craignait le pire et nous avions raison. Un commentateur avisé dit très justement : « Derrière un apparent maintien coopératif, ce projet de loi reprend, in fine, tous les principes du big-bang pseudo-libéral du rapport Schwartz » [13].

Fin de l’impartialité de traitement

Aujourd’hui, pour garantir l’impartialité de la distribution, les coopératives doivent obligatoirement admettre tout journal ou périodique qui souhaite être distribué en étant groupé avec d’autres titres [14] et si les sociétés coopératives décident de confier l’exécution des opérations matérielles à des entreprises commerciales, elles doivent s’assurer une participation majoritaire dans la direction de ces entreprises, leur garantissant l’impartialité de cette gestion et le surveillance de leurs comptabilités [15].

Demain, en abrogeant l’article 4 de la loi Bichet, la portée du principe d’impartialité sera annulée car son application ne sera pas répercutée sur les sociétés commerciales auxquelles auront recours les sociétés coopératives de groupage de presse. La seule mission d’une société coopérative de groupage de presse consistera à « proposer à leurs membres les solutions les plus adaptées pour la distribution de leurs publications en confiant la mise en œuvre à des acteurs tiers par voie contractuelle, après qu’ils auront été agréés par le régulateur » [16].

Certes, toute société coopérative de groupage de presse est tenue d’admettre tout journal ou périodique qui offre de conclure avec elle un contrat de groupage [17]. Mais c’est une obligation purement formelle, puisque, comme on le verra plus loin, il n’y aura plus de réelle péréquation des coûts de distribution et les diffuseurs pourront refuser de proposer un titre à la vente dans leurs rayons, sous prétexte que celui-ci ne correspond pas aux « caractéristiques physiques et commerciales de leurs points de vente » (indicateur 16, 2ème alinéa de l’article 5 de la loi 502).

Fin de l’égalité de traitement des titres

Aujourd’hui, pour garantir l’égalité de traitement, chaque titre bénéficie ipso facto de la péréquation des coûts de distribution, qui permet aux journaux à faible tirage de bénéficier des mêmes tarifs que ceux accordés aux journaux à fort tirage. C’est parce que les barèmes sont votés en assemblée générale des coopératives, où les petits éditeurs sont les plus nombreux, que, suivant le principe un homme est égal à une voix, la péréquation des coûts s’opère.

Demain, les barèmes seront élaborés par les entreprises de distribution de presse. Ce sera donc clairement la fin de la péréquation. Le projet de loi évoque des règles (Art 17-3ème alinéa) qui devront être fixées par l’ARCEP pour percevoir les fonds afin de contribuer aux coûts de distribution des quotidiens. À aucun moment les questions d’attribution et de répartition ne sont abordées.

Cette aide ne concernera que les quotidiens. Les périodiques (y compris IPG) seront donc tous discriminés. Le texte de commentaires sur le projet de loi transmis au Sénat est parfaitement clair à ce sujet : « Les éditeurs devront désormais faire face à la réalité du coût de leur distribution. Ce qui pourrait avoir pour conséquence la mise en difficulté de certains acteurs ». Seuls seront pris en compte « les coûts spécifiques qui sont induits par la distribution des prix qui ne peuvent être évités ». Cette formulation ouvre la porte à l’arbitraire le plus absolu. Autant dire que c’est la mort annoncée des titres d’information politique et générale à faible tirage qui n’appartiennent pas à des milliardaires.

Fin de la non-discrimination

Aujourd’hui, les diffuseurs de presse sont tenus de proposer à la vente tous les titres confiés par les messageries. Lesquelles doivent déterminer le nombre de titres livrés en fonction du linéaire disponible sur la base de critères non discriminatoire. Demain, ce serait aux marchands de presse de sélectionner les titres et les quantités qu’ils souhaitent mettre en vente, à l’exception des journaux de presse d’information politique et générale (IPG).

Le projet de loi fait état d’un accord interprofessionnel qui « tient compte des caractéristiques physiques et commerciales des points de vente ». Ainsi, sous prétexte que certains titres ne correspondraient pas à leurs « caractéristiques commerciales », les marchands de presse choisiront bien évidement les titres qui se vendent le plus et ne proposeront plus les autres. Au détriment du pluralisme de la presse. Quand on sait qu’en ce qui concerne Presstalis, 30 éditeurs (sur 420) représentent 90 % du chiffre d’affaire, ce seraient donc 390 éditeurs, soit 93% d’entre-eux dont les titres seraient menacés de disparaitre [18].

Fin de l’égalité territoriale d’accès à l’information

Aujourd’hui, notre système de distribution de la presse, unique au monde, permet à chaque quotidien ou périodique, quelle que soit l’importance de son tirage, d’être présent dans les points de vente sur tout le territoire, à égalité de traitement, en étant groupé avec les autres titres et acheminé en temps et en heure vers les points de diffusion. Demain, une « société agréée » par l’ARCEP s’engagera à acheminer la presse selon un schéma territorial. « Ce schéma peut couvrir la totalité du territoire ou des parties homogènes de celui-ci » (art. 11).

C’est la porte ouverte à la discrimination territoriale. Une société agréée pourra donc desservir « les parties homogènes » où la clientèle est la plus dense en délaissant les territoires les plus difficiles d’accès. Cet article discriminatoire est attentatoire à la démocratie en portant atteinte à l’égalité d’accès des citoyens à l’information et à l’éducation.

Nivellement des acquis sociaux par le bas

Si la loi est adoptée en l’état, l’ARCEP, afin d’agréer une société de distribution de presse, pourra lui demander de « présenter de nouvelles propositions » et de modifier ou suspendre ses propositions si elles ne respectent pas les conditions de non-discrimination, d’orientation vers les coûts d’un opérateur efficace et de concurrence loyale » (art 5) . « Orienter vers les coûts d’un opérateur efficace », ça veut dire vers un opérateur qui nivellera par le bas les conditions de travail et de rémunération des salariés, qui sont considérés par le patronat, comme chacun le sait, comme des « variables d’ajustement » pour pratiquer des « coûts d’opérateur efficace ».

Atteinte au droit de grève

L’article 5 du projet de loi stipule que la continuité de la distribution de la presse d’information politique et générale doit être garantie. La sénatrice Mme Françoise Laborde a présenté un amendement visant à compléter la phrase concernée par ces mots : « sans préjudice du droit de grève ». Ce qui a provoqué une levée de boucliers du rapporteur M. Michel Laugier et du ministre M. Franck Riester, qui « considèrent que cette précision n’est pas utile, le droit de grève étant garanti par la constitution ». Madame Laborde, se satisfaisant de ces assurances orales, a retiré son amendement. On est en droit d’être beaucoup plus inquiet quand on voit que l’article 21 autorise l’ARCEP à « utiliser toutes les mesures qu’elle juge utiles pour assurer la continuité de la distribution de la presse. »

Une fois la loi Bichet vidée de sa substance, cette poignée d’éditeurs, qui pèsent pour 90 % dans le CA de Presstalis et qui braillent en permanence « qu’ils en ont marre de payer pour les petits » se regrouperont entre eux pour créer « une société coopérative de groupage de presse ». La péréquation ayant été supprimée pour faire place, comme on l’a vu, à un ersatz qui ne serait distribué qu’aux quotidiens dans des conditions aussi obscures qu’arbitraires, il sera très facile à ces gros éditeurs de fixer un ticket d’entrée confiscatoire pour les petits tirages (de l’ordre de 50 % par exemple), tarif qui serait fortement dégressif en fonction des volumes.

On est en droit de douter de la capacité de l’ARCEP à réguler le fonctionnement de ces sociétés, quand on écoute Cécile Dubarry, directrice générale de l’ARCEP, qui reconnait « que son institution n’était pas prête à jouer le rôle de gendarme qu’on attend d’elle et qu’elle n’en avait pas la vocation. » L’ARCEP n’avait, selon elle, « aucune expertise sur les aides à la presse, sur l’installation et la rémunération des diffuseurs de presse ». Elle « n’a jamais eu de mission de restructuration d’une filière » [19].

Certes, le sénateur Pierre Laurent a fait adopter, contre l’avis défavorable du ministre Franck Riester, un amendement (art.6 alinéa 23) visant à éviter que deux entreprises appartenant au même groupe économique puissent se grouper en une coopérative de distribution. Mais outre le fait que cet amendement puisse être remis en cause par l’Assemblée Nationale, rappelons que la seule fonction de ces pseudo-coopératives sera d’adresser leurs adhérents à une société de distribution agréée par l’ARCEP, laquelle société doit respecter un mystérieux « cahier des charges » dont personne n’a la moindre idée du contenu et que c’est cette société qui déterminera les tarifs ainsi que les types de prestations et les niveaux de services attendus du point de vue logistique et financier.

Ce ne sont pas les « coopératives de groupage de presse » mais les sociétés de distribution de presse qui détiendront le pouvoir réel : le pouvoir économique. Ces dernières pourront être créées avec ou sans associés. C’est la porte grande ouverte au retour possible et même très probable d’un monopole privé à l’image de celui qu’a exercé Hachette et contre lequel la loi Bichet fût adoptée en 1947.

Le retour de Hachette ?

Pour qui connait un tant soit peu l’histoire de la distribution de la presse en France, on peut constater que, si le projet de loi n°106 était adopté, toutes les conditions d’un retour à un monopole de la distribution de la presse, tel celui des Messageries Hachette avant guerre, seraient réunies. Depuis 1897 et jusqu’en juin 1940, les Messageries Hachette se réserveraient le droit d’accepter ou de refuser la diffusion d’une publication. Elles pouvaient négocier de gré à gré avec les éditeurs en appliquant des conditions de prix différentes en fonction du coût de distribution de chaque titre.

André Malraux disait que « l’avenir est un présent que nous fait le passé ». Écoutons-le et replongeons-nous dans la lecture du « Scandale du trust vert ». André Wurmser écrivait ceci : « Le monopole Hachette date officiellement du 9 février 1882. C’est alors que la société en commandite signa son premier contrat définitif avec les compagnies de chemins de fer. Moyennant une redevance de 120 000 francs, l’exploitation de 750 bibliothèques lui était réservée. Le 24 janvier 1906, la jeune compagnie du Métropolitain de la ville de Paris concédait à son tour à Hachette le droit exclusif de vendre dans l’intérieur des stations de Métro. Une telle exclusivité, qui semble limitée à un nombre relativement peu important de marchands de livres et de journaux, constitue, en fait, un embryon de monopole de messageries ; il est, en effet, quasi impossible à un concurrent de lutter contre celui qui, au départ, a l’avantage de distribuer ses ouvrages dans les bibliothèques de toutes les gares de France. De plus, cette vente fut la base du développement de Hachette dans les grandes et les petites villes de province. Mais il convient surtout de souligner que Hachette disposait en vérité, et dès cette époque, d’une arme efficace pour soutenir l’ordre établi » [20].

Le député Fernand Grenier lors de la séance de l’Assemblée Nationale du 21 mars 1947, parlait du soutien des messageries Hachette à l’ordre établi en disant « comment lors de la tentative de coup d’État de Mac Mahon, le trust Hachette faisait disparaitre les journaux républicains des bibliothèques des gares, comment il s’y prenait, déjà à l’époque, pour faire disparaitre les livres considérés comme dangereux pour l’ordre public, comment, en 1883, Georges Clémenceau et Camille Pelletan se battaient déjà vainement contre le monopole, comment en 1890, Maurice Barrès, Jean Richepin et Paul Bourget étaient battus par la coalition des hommes de Hachette au sein de la chambre, quels contrats draconiens imposaient avant la guerre à ses dépositaires, quels conditions de travail il imposait à son personnel … Comment il a gagné la bataille contre L’Ami du peuple et Le Quotidien… En bref, il était impossible, en 1939, de vendre un journal parisien sans passer par Hachette, maître absolu de la diffusion » [21].

Nous sommes aujourd’hui à des années lumière du programme du Conseil National de la Résistance qui comptait « assurer la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères » et il faut désormais que pouvoir, presse et pognon fassent à nouveau ménage à trois. Pour cela il faut vider de sa substance la loi Bichet. Ce qui sera fait, comme on l’a vu plus haut, si le projet de loi n° 106 est voté.

On peut raisonnablement imaginer qu’une « Société coopérative de groupage » qui utiliserait le réseau des points de vente « Relay » serait agréée sans difficulté par l’ARCEP. Tout comme il était impossible pour un concurrent de lutter contre Hachette qui distribuait la presse dans 750 gares en France, il serait impossible de lutter contre le groupe Lagardère qui, ayant racheté Hachette en 1980, possède les 644 points de vente Relay. Relay, enseigne internationale, appartient au groupe Lagardère Travel Retail. Ses 644 points de vente sont implantés sur les sites de transport (gares, métro/RER, aéroport, autoroutes) et dans l’univers hospitalier. L’enseigne offre les produits suivants : presse, livres, confiserie, produits alimentaires, produits de dépannage et de service pour les voyageurs.

Et si Presstalis était dépecé, le groupe Lagardère serait idéalement placé pour acquérir les parts que détient Presstalis dans la SEDDIF, qui a développé le concept de Mag Presse et Mag presse City, comportant 804 magasins implantés en centre ville, quartiers et centres commerciaux, ainsi que celui des 675 maisons de la presse, présentes principalement en centre-ville, avec une superficie moyenne de 110 m2. Le groupe Lagardère pourrait aussi racheter à bon compte les parts détenues par Presstalis dans la société Médiakiosk, qui compte 522 kiosques [22]. Autre hypothèse : le groupe NAP, qui possède 75 % des parts de la SEDDIF qui est propriétaire des enseignes Maisons de la Presse et Mag Presse, premier réseau de commerce multi-spécialistes de proximité avec 1 650 points de vente, pourrait également constituer un monopole.

Emmanuel Schwartzenberg, intrigué par la présence grandissante des dirigeants de Hachette parmi les cadres de direction de Presstalis, écrit : « La privatisation du système est lancée : Michèle Benbunan (qui était, jusqu’au mois d’août 2017, directrice de Hachette Livre) a débauché Isabelle Hazard de Hachette Livre pour lui confier la direction commerciale et embauché François Lieutard, avec qui elle a travaillé jusqu’en 2009, à la direction de la logistique, des spéculations laissent entendre qu’elle pourrait être le poisson pilote de Hachette Livre qui prendrait le contrôle de Presstalis circule. Si l’on ajoute à ces extrapolations le fait que Claudia Ferrazzi, conseillère culture d’Emmanuel Macron, est l’épouse de Fabrice Bakhouche, membre de l’équipe de campagne d’En marche ! et directeur de la stratégie de Hachette Livre, il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent allègrement » [23].

Richard Lenormand, co-gérant d’Hachette Filipacchi Associés après avoir été élu, le 19 septembre dernier, président de la coopérative de distribution des magazines (la CDM, qui possède 75 % des parts de Presstalis), a été nommé, le 19 décembre 2018, membre du Conseil Supérieur des Messageries de Presse (CSMP). On peut observer par ailleurs qu’Isabelle Hazard a été remplacée à son poste de directrice du développement commercial d’Hachette Livre par Stéphanie Ferran, épouse de Bernard Mourad, financier proche d’Emmanuel Macron [24]. Les traditions de proximité entre Hachette et le pouvoir semblent perdurer plus que jamais.

L’anxiété taraude le personnel de Presstalis qui a retenu les propos tenus par Madame Benbunan durant son audition publique au Sénat le 31 janvier 2018 : « Les conditions ne sont pas actuellement réunies pour organiser proprement une liquidation. Toute une économie s’écroulerait en cascade dont il faudrait assumer la conséquence. Si certains pensent que c’est envisageable, les voilà prévenus » [25]. Le terme « organiser proprement une liquidation » est très inquiétant. Inquiétude amplifiée par la réponse faite par Marc Schwartz à Madame Frédérique Meunier, députée LR qui lui prête l’intention de « sauver le bébé Presstalis » et à qui il répond qu’au contraire, il proposait « une ouverture du marché et donc l’arrivée de nouveaux entrants dans la distribution de la presse », mais que Madame Benbunan avait besoin d’une période de transition de deux ans [26]. Nombre de salariés en concluent que c’est le délai indispensable pour qu’une « Société coopérative de groupage » concurrente soit opérationnelle. Avant de « fermer proprement » Presstalis ?

C’est un massacre à la tronçonneuse qui est annoncé, une catastrophe industrielle majeure avec la disparition de milliers de titres et de dizaines de milliers d’emplois.
Le rapport public annuel 2018 de la Cour des comptes indique que le secteur de la presse écrite regroupe environ 3 350 entreprises, emploie 59 000 personnes dont 21 000 journalistes et publie 8 000 titres.

La presse n’est pas un produit comme un autre. Vecteur de communication des idées et des informations, elle remplit une fonction indispensable en raison de son rôle fondamental dans le processus démocratique. Le Conseil constitutionnel a affirmé, le 10 octobre 1984, la valeur constitutionnelle de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 garantissant la libre communication des pensées et des opinions. Elle ne serait plus effective si les lecteurs ne disposaient plus d’une presse pluraliste, qui n’a de sens que si ceux-ci peuvent y accéder grâce à une diffusion de la presse égalitaire et non discriminatoire, donc en maintenant la loi Bichet et non pas en l’abrogeant ou en la vidant de sa substance.

Yann VOLANT
Ouvrier du Livre CGT retraité, membre de l’Institut d’Histoire Sociale du Livre Parisien CGT (SGLCE/CGT)

Notes

[1« Un tournant dans la vie des Messageries », p.7.

[2p.21-22 « Étude comparative de la distribution de la presse en Europe »

[3« Données Fédération Internationale de la Presse Périodique (FIPP) », Word Magazines Trends 2014/2015, p.22

[4« Dix propositions pour moderniser la presse », p.63. Rapport au ministre de l’économie et à la ministre de la culture

[5p.11 Rapport d’information à l’Assemblée Nationale n° 861

[6Rapport d’information à l’Assemblée Nationale n° 861 ; p.11

[7Rapport d’information à l’Assemblée Nationale n° 861, p.40.

[8Rapport d’information à l’Assemblée Nationale n° 861, p.45.

[9« Un tournant de la vie des Messageries »

[10Rapport d’information à l’Assemblée Nationale n° 861, p.47.

[11Culture Presse. Contribution post publication du rapport de la mission Schwartz, p.13.

[12Audition de Marc Schwartz, le mercredi 26 septembre 2018, par la commission culture de l’Assemblée Nationale, p.9.

[13Correspondance de presse du jeudi 7 avril 2019.Commentaire MLP, p.7

[14Art. 6 loi n° 47-585 du 2 avril 1947.

[15Art. 4 Loi n°47-585 du 2 avril 1947

[16p.6 du projet de loi n°451

[17Art. 8 du projet de loi n°451

[18p.44 du rapport AN n°861.

[19Blog Médiapart Emmanuel Schwartzenberg « Poste sacrifiée. Presstalis abandonnée »

[20p.5 « Le scandale du trust vert », BnF

[21Un tournant de la vie des Messageries, p.5.

[22csmmp.fr - Types de points de vente

[23Blog « Médiapart », Emmanuel Schwartzenberg,28 février 2018

[24LA LETTRE A n°1805, 18 janvier 2019, « Benbunan recrute chez Hachette ».

[25Audition publique de Mme Benbunan devant la commission culturelle du Sénat le 31 janvier 2018

[26Audition M. Schwartz devant la commission culturelle de l’AN le 26 septembre 2018