Dénégation et radicalité : une hypothèse, ou quand le Chat Botté réduit l’ogre en souris

Dans un texte intitulé Dénégations., Maria Desmers propose une analyse de la crise sanitaire en cours, en invitant à ne pas céder à la tentation de « réduire » l’événement.

Chaque événement démesuré voit naître ses détracteurs et ses réducteurs. Ils considèrent (comme le Chat Botté de la fable qui mange l’ogre après l’avoir réduit en souris) que réduire la représentation de ce qu’il se passe pour le mettre à sa portée serait en mesure de donner les moyens de triompher sur ce qui terrifierait, si toutefois on le regardait dans toutes ses dimensions. Ce triomphe obtenu au nom de la peur condamne à l’impuissance et la pandémie de Covid-19 qui est en train de se répandre sur la planète ne fait pas exception à la règle. Elle aussi a ses réducteurs et ses détracteurs. Pourtant il y a bien des choses à redire, à contester, à attaquer face à ce qui se passe, ne serait-ce que l’État et le capitalisme. Mais L’Histoire pousse parfois les adeptes de la perplexité dans le grand bain, et les salariés contraints de continuer à travailler avec le virus comme les émeutiers de la faim ou les révoltés de l’enfermement n’ont pas besoin de dénier la réalité du virus ou de réduire la pandémie à une taille moins effrayante pour se révolter et lutter à la fois contre le virus et contre les modalités de sa gestion par le pouvoir.

Face à une réalité effrayante, la fuite est parfois possible, mais quand c’est l’Histoire et l’humanité qui se font ogres, quand ce qui se passe dépasse notre capacité de compréhension et d’acceptation, la tentation semble exister de transformer l’ogre en souris, et ainsi de sortir triomphant d’une confrontation dont on pense avoir pu choisir les termes, à l’intérieur des limites contraintes de notre, parfois susceptible, entendement. Et chaque événement démesuré voit naître, très tôt car il ne faudrait pas laisser s’installer une représentation de ce qui se passe dans sa taille originelle, ses détracteurs, ou ses réducteurs, comme si réduire la représentation de ce qui se passe pour le mettre à sa portée donnait le moyen de triompher de ce qui terrifierait, si toutefois on le regardait dans ses dimensions propres. Comme si se battre contre les faits était une manière de se battre contre le monde qui les produit.

Ces «  réducteurs d’Histoire  » trouvent enfin ainsi un adversaire à leur petite taille, et il peuvent alors, littéralement, le réduire à leur merci, le tenir en respect sur la table de leur cuisine et rêvasser enfin, eux aussi, à la dévoration. Mais se rêve-t-on dévoreur de planète comme ça, un matin, en se réveillant ? Aussi petit et insignifiant qu’on soit face à un fait objectivement écrasant, comme le chat du conte face à l’ogre, on peut donc le rapetisser à une taille accommodable, le tenir captif et apprivoisé dans sa main en le regardant dans les yeux, et même l’écraser, et passer sans trop de peine à autre chose.

Ainsi, il y a ceux qui aiment à dire que le séisme du 26 décembre 2004 dans l’océan Indien et son tsunami géant qui a ravagé l’Asie du Sud-Est et au-delà, n’a après tout été qu’une grosse vague à propos de laquelle on a fait beaucoup d’histoires, ceux qui ont toujours en réserve une catastrophe plus grave à comparer avec ce qui est en cours, ceux qui vont jusqu’à se fantasmer gestionnaires de la vie des autres en rangeant les nombres de morts sur un tableau comparatif impitoyablement rationalisé qui finit toujours par aboutir à la conclusion que d’autres cases sont supérieures à celle qu’il s’agit de mesurer ici et maintenant (quoi de plus meurtrier que la première glaciation terrestre, finalement ?), ceux qui choisissent le moment où un cyclone ravage la maison de leur voisin pour philosopher sur la mort qui fait partie de la vie (des voisins), et bien d’autres encore, qui pullulent dès que la tempête fait rage pour dire qu’ils n’ont pas pris une seule goutte d’eau sous leur petit parapluie. Certains gardent la vérité qu’ils croient bon de construire par la relativisation de l’événement pour leur réassurance personnelle. Mais la plupart portent la bonne parole par tous les moyens possibles, la brandissent en étendard, même, en cherchant à en faire le signe de ralliement d’un traitement radical de l’Histoire, qui l’avait sans doute bien mérité.

Or leurs dénégations ne sont finalement que le signe que, pour sûr, il se passe bien quelque chose, car, sinon pourquoi se démener avec autant d’énergie pour démontrer qu’il ne se passe rien ? Et c’est sans doute à cette bizarrerie qu’on reconnaît le mieux ce mauvais traitement de l’Histoire  : il développe une argumentation, ajoute des incises ou adjectifs finement choisis, parfois même exemples historiques, rapports d’ingénieurs et cartes légendées à l’appui, dans la perspective exclusive d’empêcher de prendre en compte un événement. Il ne s’agit pas alors d’étudier ce dont on parle, mais de le discréditer, parfois même d’en nier tout ou partie, et de décourager ceux qui s’y intéresseraient de le faire. Qu’elle prenne place dans une démonstration d’historien, au café du commerce ou sur un blog radical, la démarche est curieuse, si on la comprend pour ce qu’elle est. L’enjeu doit être bien important alors, pour qu’autant de mots se déploient pour broder autour de ce dont on ne veut pas qu’il soit question... Le chat botté n’est-il pas finalement rien d’autre qu’un pingouin apeuré qui refuse de regarder fondre sa banquise-habitat ?

La pandémie de Covid-19 qui est en train de se répandre sur la planète ne fait pas exception  : elle a aussi ses réducteurs. Pourtant il y a bien des choses à redire, à contester, à attaquer face à ce qui se passe, ne serait-ce que l’État et le capitalisme qui gèrent la situation au mieux, c’est-à-dire contre nous - c’est-à-dire pour notre exploitation et contre notre liberté. Mais, immanquablement, se fait entendre la petite chanson du scepticisme qui se trompe de doute  : ce virus est une «  grippette  », et quiconque le craint m’obligerait à regarder en face que ce n’est pas le cas et fait donc le jeu de l’ennemi. On voudrait ici réfléchir aux tenants et aboutissants de cette tentation autocentrée de la dénégation qui est en train encore une fois de se construire sous nos yeux, en même temps que défilent les communiqués sordides égrenant le décompte des morts, au moment où on est stupéfait par les images cataclysmiques de rues où s’amoncellent les cadavres, au moment où des patinoires, des parcs et des îles deviennent des fosses communes, au moment où la majorité de la population mondiale subit à la fois le virus et la gestion terrible de la pandémie et où partout des révoltes se manifestent. Est-ce bien le moment de penser qu’un taux de mortalité qui va jusqu’à plus de 7% selon les tranches d’âge est un taux de mortalité faible (il faudra un monte charge vraiment gigantesque pour faire tenir tous les morts que ça représente sur cette échelle là...) lorsqu’un virus particulièrement infectieux menace la population humaine toute entière ? Ce serait une autre manière de perpétuer le «  culte de la charogne  » décrit par Albert Libertad [1], de «  vénérer la mort  », sous la forme mêlant irrationnel et rationalisation d’une religion de la statistique. «  Vénérer  » ainsi la mort, c’est ne rien chercher à y comprendre  : au lieu de prendre en compte la vie et ce qu’il advient d’elle, on se met à s’obséder fantasmatiquement sur des tas de cadavres qu’on soupèse et qu’on compare.

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Notes

[1Albert Libertad, « Le culte de la charogne  », dans L’anarchie n°134, 31 octobre 1907.