Convaincre ou interdire : parlons encore de Dieudonné

Le débat du mois, après les blagues mal comprises du président Hollande sur l’Algérie, c’est Dieudonné. Faut-il l’interdire ? L’annulation de sa représentation à Tours venant d’être annoncée, il nous est apparu souhaitable d’élargir la discussion médiatique actuelle. En premier lieu, il faut remettre les informations à leurs places, et s’interroger sur le fait que ce n’est peut-être pas l’information capitale du moment.

Dans cette affaire, plusieurs questionnements se confrontent. Il faut certes parler du cas de cet humoriste et de sa propagande haineuse. Mais des questions plus larges comme la liberté de parole ou la place des idées anti-régime dans cette société sont aussi à aborder. Ainsi, l’une des questions fondamentales de ce débat n’est pas de savoir si Dieudonné est antisémite ou négationniste (c’est établi, il faut juste que les gens s’en rendent compte), mais si un Etat peut interdire des regroupements non conformes à sa vision de la société.

En premier lieu, combattre Dieudonné et les siens

Comme le disait un précédent article de La Rotative, Dieudonné est un antisémite notoire qui se présente comme un pourfendeur du « système » et d’un supposé lobby juif. L’ancien humoriste est passé avec armes et bagages dans le camp de l’extrême droite antisémite, sous prétexte de faire de la provocation et de dénoncer la politique de l’État israélien. Certes, l’État d’Israël est fortement critiquable, mais cela ne justifie pas d’amalgamer toutes les personnes de confession juive — ou supposées telles — et de les présenter comme des complotistes qui dirigent le monde (les capitalistes se chargent très bien de diriger le monde, sans distinction de religion).

Quel antisystème ?

Le second cheval de bataille de Dieudonné, après les juifs, c’est le « système ». Même si l’on ne comprend pas toujours ce qu’il veut dire par là, on peut l’interpréter par le fait que Dieudonné se pose à contre-courant de la norme et du système de vie et de pensée le plus répandu actuellement. Cependant, si l’on explore un peu la « dieudosphère », on se rend compte que ces « belles paroles » contre le système ne l’empêchent pas d’en profiter pour s’en mettre plein les poches. C’est même devenu un projet marketing qui intègre la spoliation du public. Dans un article du 31 octobre 2013, le site jssnews revient sur le rapport que Dieudonné entretient avec l’argent. Cet article fait notamment état d’appels réguliers aux dons pour « payer ses déboires judiciaires », alors que l’argent envoyé en masse n’a jamais servi à payer la moindre amende ou condamnation pénale.

L’article fait aussi le compte de ce que gagne cet artiste antisystème, brûleur de billet, et l’on s’aperçoit que le business Dieudonné marche à plein régime :

Si je reprends les chiffres sur trois mois : 787 500 euros de billetterie, 63 000 euros de produits dérivés vendus dans ses boutiques (hors DVD vendus à la FNAC ou Auchan), 22 500 euros de restauration, cela fait : 873 000 euros par trimestre, soit 3 492 000 euros par an ! On y ajoute la Dieudosphère (588 000 euros par an), soit 4 080 000 euros. N’oublions surtout pas qu’il est payé 3 000 000 d’euros uniquement pour sa tournée des Zenith (soit plus de 7 000 000 d’euros par an) ! Puis il faudrait ajouter sa tournée en Belgique, celle au Maghreb, celle « en bus… » Et aussi tous ses produits vendus dans les FNAC, Auchan et autres (alors qu’il affirme être boycotté par la grande distribution)… Incalculable ! Et pourtant, étrangement (ou non), son compte de droits d’auteur à la SACEM est… vide !
Notons aussi qu’il loue le théâtre de la Main d’Or pour la modique somme de 60 000 euros la soirée (les soirs où il n’y est pas) et que son régisseur, Jacky, en profite aussi pour y donner des « cours de théâtre » de temps en temps !

Enfin, comble de l’anti système, c’est l’un des humoristes qui a le plus de vitrines dans la grande distribution :

Selon plusieurs experts en économie du spectacle, Dieudonné est aujourd’hui “l’artiste le plus vu de France” (n° 1 des ventes sur Top-Ventes de la Fnac) — et ce n’est pas pour rien si Auchan, deuxième plus grande chaîne de Supers en France, vend l’intégralité de ses DVD dans ses rayons… Même les plus racistes !

Le système lui fait une place de choix et cela n’a pas l’air de lui déplaire.

Sur la liberté d’expression

Au nom de la liberté d’expression, tout le monde peut dire ce qu’il veut — "sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi". Jouer sur les stéréotypes et l’Histoire pour faire des blagues potaches et parfois de mauvais goût entre amis est une chose ; on est alors entre personnes se connaissant et pouvant juger de l’intégrité morale du blagueur. La situation est plus délicate lorsqu’une personne publique commence à tenir des propos haineux, jouant sur une gloire passée pour disséminer une propagande fasciste et antisémite. Là, on s’interroge : doit-on le laisser faire son endoctrinement sous prétexte qu’il nous a fait rire il y a quelques années ? L’homme public peut-il tout dire au nom de la liberté d’expression ? Ce qui est sûr, c’est que l’homme public doit tenir compte du fait que sa parole est écoutée par d’autres. Il est trop facile de lancer des paroles en l’air et de ne pas en assumer les conséquences, notamment quand des personnes reprennent ces paroles ou actes à des fins racistes ou antisémites.

C’est ici que se situe l’ambiguïté des propos de Dieudonné. Si son geste est "antisystème", pourquoi n’a-t-il pas une seule fois condamné ceux qui donnent un sens clairement antisémite à cette "quenelle" (sic) ? Pourquoi n’a-t-il pas réexpliqué sa démarche et dénoncé ceux qui pourraient la récupérer ? Force est de constater qu’il ne l’a jamais fait, et qu’il ne le fera pas, tout simplement parce qu’il cautionne les provocations antisémites de ses fans.

Sur le fait d’interdire

Après avoir dit cela, il est facile pour un grand nombre de personnes d’être favorables à une interdiction des spectacles de Dieudonné. Tournons la réflexion du côté des gouvernants. Quand le chef de l’Etat, parti conclure des affaires en Arabie Saoudite, s’empare du sujet, il fait du cas Dieudonné une affaire nationale. «  Il faut approuver et soutenir le gouvernement et le ministre de l’Intérieur par rapport à des propos ou à des actes dont le caractère antisémite ne peut pas être nié », a déclaré le chef de l’État, en réponse à une question sur Dieudonné au cours d’une conférence de presse.
Nous sommes en droit de nous demander si le but est de se battre contre les idées antisémites, ou simplement de faire taire une voix qui fait le jeu du Front National — la proximité entre Dieudonné et le parti d’extrême-droite étant établie.

L’interdiction de ses spectacles aurait certes un coût financier pour l’ex-humoriste, mais cela n’empêchera aucunement la diffusion de ses idées. Pire, ces idées seront diffusées sans que l’on puisse intervenir pour expliquer aux personnes séduites par celles-ci qu’elles correspondent à une vision erronée et haineuse. Une interdiction de groupes, de personnalités ou mêmes d’idées n’a jamais empêché la diffusion d’idées haineuses : les personnes se regroupent différemment, trouvent de nouveaux espaces, et les idées perdurent.

Cependant, il est plus facile de condamner des personnes et de laisser courir certaines idées pour alimenter un climat de peur que d’enseigner la lutte antifasciste et d’expliquer les raisons favorisant la montée du fascisme. En effet, dans le second cas, il faudrait revoir les politiques éducatives actuelles et développer une critique du monde capitaliste.

Les gouvernants et les militants du mouvement social pourront se réjouir d’avoir cadenassé un fasciste de plus. Pour les gouvernants, cela permettra de faire oublier certaines de leurs actions. En revanche, pour les militants du mouvement social, il est évident que le péril demeurera.

Dans cette affaire, la politique gouvernementale fait écho à l’affaire Méric [1], à l’occasion de laquelle des courants diamétralement opposés ont été liés (le mythe des extrêmes). La social-démocratie pourrait, dans un avenir proche, stigmatiser la gauche radicale et ouvrir la porte à l’interdiction de groupes d’émancipation sociale issus d’idéaux communistes ou libertaires, qui certes n’ont rien à voir avec les idées fascistes et haineuses, mais ne coïncident pas non plus avec la démocratie bourgeoise actuelle. Il faut donc rester vigilant face à une éventuelle offensive de casse progressive des idées de transformation sociale, d’entraide et de solidarité dont la diffusion n’arrange actuellement aucun des partis se partageant le pourvoir.

En tout état cause, il apparaît que l’action gouvernementale actuelle ne répond en rien à une lutte contre les idées fascistes. Il s’agit d’un coup médiatique disproportionné, qui permet de ne pas mettre vraiment les mains dans le cambouis. Le gouvernement joue avec la justice et les interdictions, sans jamais s’attaquer à la racine du fascisme. Par contre, il pourrait se servir de ce fait divers pour amalgamer les fascistes avec les mouvements d’émancipation sociale. Quand la soi-disant "similitude des extrêmes" sera bien ancrée dans les esprits, le gouvernement pourra s’attacher à détruire le mouvement social.

Tout le problème est d’interdire unilatéralement une personne ou un groupe. Cela ne résout rien. L’interdit peut même devenir une mode ou un tremplin pour les personnes visées. L’interdit est aussi l’outil du pauvre ou du feignant. À vous de juger dans laquelle de ces postures se trouvent nos dirigeants.

Au-delà d’interdire, il faut combattre et convaincre. Combattre les idées haineuses véhiculées par des tribuns et convaincre ceux qui se laisseront prendre à croire à ces idées. Sur cette question, une proposition nous a été faite par le copain Odieux Connard.

Esteban

Notes

[1Clément Méric, jeune militant syndical et antifasciste, est mort sous les coups de skinheads néo-nazis