Conseils de prud’hommes : « Le plafonnement des indemnités serait complètement scandaleux »

Après avoir supprimé l’élection des conseillers prud’hommes, le gouvernement souhaite désormais plafonner les indemnités que les conseils pourraient attribuer aux salariés licenciés abusivement. Rencontre avec Patrick Marchandin, militant CGT et vice-président du conseil des prud’hommes de Tours.

Tu peux rappeler quel est le rôle du conseil des prud’hommes, et comment il fonctionne ?

Le rôle de la juridiction prud’homale, c’est de trancher les litiges qui s’élèvent entre les employeurs et les salariés, à l’occasion de la naissance, de l’exécution, de la conclusion ou de la rupture du contrat de travail. Ça concerne les salariés qui travaillent dans le secteur privé, et les salariés du secteur public employés sous contrats de droit privé (emploi jeunes, contrats d’avenir...). Les apprentis sont également concernés. 90 % des litiges portés devant le conseil des prud’hommes ont trait à la rupture du contrat de travail, et de nombreuses demandes viennent s’y greffer : non-paiement d’heures supplémentaires, harcèlement...

Les conseils de prud’hommes ne sont pas composés de juges professionnels, ce qui est unique en Europe. C’est une instance paritaire, composée à parts égales de conseillers salariés et employeurs. Jusque-là, ces conseillers étaient élus au suffrage universel ; en ce qui concerne les conseillers salariés, c’étaient les salariés et les chômeurs qui étaient appelés à voter, sans condition de nationalité.

Notre mandat, d’une durée initiale de cinq ans, a été prorogé – c’est-à-dire prolongé – deux fois ; ce mandat-là aura donc une durée de neuf ans. Cela s’explique par la suppression de l’élection, que le gouvernement a remplacé par une désignation. Cette désignation se fera sur la base de la représentativité qui découle de la loi de 2008. Pour les employeurs, il va falloir déterminer une manière d’établir la représentativité, car il n’est pas concevable que le mode de désignation des conseillers salariés et employeurs soit différent.

Certes, la participation aux élections prud’homales était en baisse. Mais c’est la seule élection que l’on veut supprimer sous prétexte que la participation est trop faible ! Si on appliquait le même principe à des élections politiques, ça en surprendrait plus d’un. Imaginez qu’on dise qu’un député n’a pas de légitimité parce qu’il est élu par un nombre insuffisant d’électeurs...

L’un des intérêts de l’élection des conseillers prud’hommes, c’était aussi que la campagne électorale permettait de faire la publicité de cette juridiction.

C’est évident, et la suppression de l’élection va encore éloigner les conseillers prud’homaux des salariés. Cette décision du gouvernement se traduit par une perte démocratique. La désignation des conseillers se fera sur la base de la représentativité des syndicats, mais il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que les élections législatives suffiraient à désigner les maires, les conseillers départementaux, etc. ; il peut y avoir des majorités différentes qui se dégagent en fonction des élections.

Quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontés les conseils de prud’hommes au quotidien ? Aujourd’hui, pour justifier ses « réformes », le gouvernement explique notamment que la justice prud’homale est trop lente.

De manière générale, le ministère de la Justice, dont dépendent les conseils de prud’hommes, est un ministère pauvre ; et parmi les différents tribunaux, les conseils de prud’hommes ne font pas partie des mieux lotis. Ensuite, les situations varient selon les conseils. Dans les grandes agglomérations (Paris, Bordeaux, Lyon...), les conseils sont complètement engorgés. Les conseils plus petits, comme celui de Tours, rendent la justice dans des délais qui sont reconnus comme étant raisonnables. Ce qu’il faudrait, c’est réécrire la carte prud’homale, pour créer des conseils là où il en faut. Pour rappel, lorsque Rachida Dati était ministre de la Justice, 63 conseils ont été supprimés, pour une seule création. Aujourd’hui, il est inacceptable qu’il faille attendre plusieurs années pour qu’un litige soit jugé, mais ce n’est pas de la responsabilité des conseillers prud’hommes, c’est de la responsabilité de l’État. D’ailleurs, l’État est régulièrement condamné par les tribunaux pour ces délais déraisonnables.

Le gouvernement souhaite faciliter le recours à l’arbitrage pour trancher les litiges entre salariés et employeurs, et que les affaires portées devant le conseil de prud’hommes soient plus systématiquement amenées devant un juge départiteur. Quel regard tu portes sur ces mesures ?

Je voudrais d’abord revenir sur la création de la « rupture conventionnelle ». Ce dispositif a été créé pour éviter les recours devant les conseils de prud’hommes. En pratique, les salariés ne sont quasiment jamais assistés lors de la négociation de la rupture ; ils pourraient être assistés par des conseillers du salarié, mais aucune disposition n’oblige l’employeur à les en informer. Un grand nombre de ruptures conventionnelles ne passent pas devant les conseils de prud’hommes, parce qu’il est très difficile de remettre en cause une rupture conventionnelle à partir du moment où elle est homologuée par la DIRECCTE [1].

Contrairement aux conseillers prud’hommes, qui sont des magistrats non-professionnels, le juge départiteur est un magistrat professionnel qui intervient lorsque les conseillers n’ont pu se départager.

L’arbitrage a aussi pour but d’éviter le passage devant le conseil de prud’hommes. Pour justifier le recours à l’arbitrage, on va nous refaire le coup du chantage aux délais. Or, j’estime que tout le monde doit avoir le droit de recourir aux juges prud’homaux.

Sur le plan des principes, je suis attaché à la juridiction paritaire — c’est-à-dire à un conseil composé à parts égales de conseillers salariés et employeurs —, parce que j’estime que nous sommes des juges de terrain. Les employeurs y sont également attachés, parce que cela permet d’influer sur les quantums attribués. En effet, pour condamner un employeur, il faut que les conseillers se mettent d’accord à la fois sur le principe de la peine et sur son importance. Certains avocats observent que des décisions rendues par des conseils de prud’hommes sont conformes au droit, mais qu’elles n’indemnisent pas totalement le préjudice. C’est une des limites du caractère paritaire du conseil de prud’hommes.

Dans certaines juridictions, il existe déjà un taux très élevé de recours au juge départiteur. Ce juge peut avoir une vision plus complète de l’indemnisation du préjudice que des conseillers de terrain. Certains s’intéressent au droit du travail, et dans ce cas-là, le recours au juge départiteur peut être souhaitable ; d’autres avancent des idées opposées aux salariés. Les tribunaux sont composés d’hommes et de femmes, avec leurs limites, et il n’existe pas de composition idéale.

A propos de l’indemnisation du préjudice, la presse a annoncé récemment que le gouvernement envisageait de plafonner les dommages et intérêts pouvant être versés au salarié en cas de licenciement abusif. Cette disposition viserait à « sécuriser » les employeurs...

Une telle disposition serait complètement scandaleuse. Un plafonnement signifierait que le juge ne serait plus maître de l’indemnisation du préjudice. L’idée est déjà en germe dans le projet de loi Macron, qui prévoit l’introduction d’un barème d’indemnités de licenciement aux prud’hommes.

L’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 a déjà introduit un barème d’indemnisation en matière de conciliation. Or, ce barème prévoit des montants très inférieurs à ce qui se pratique devant les conseils.

La question est de savoir si l’application de ces barèmes sera obligatoire. En conciliation, le barème est très peu utilisé. Mais un barème indicatif pourrait déjà influencer les décisions des conseillers, et on peut parier que les indemnités prévues ne seront pas à l’avantage des salariés, notamment ceux qui ont le plus d’ancienneté.

La conciliation est la première étape de la procédure devant les prud’hommes. Pendant l’audience de conciliation, les parties peuvent convenir de mettre un terme à leur litige en trouvant un accord spontanément ou sur proposition du bureau de conciliation. Si aucun accord n’a pu être trouvé, l’affaire est renvoyée devant le bureau de jugement.

Avec un plafonnement des indemnités, les employeurs pourront apprécier par avance ce que leur coûterait le licenciement abusif d’un salarié. On ne serait plus dans une démarche d’indemnisation du préjudice, mais dans une démarche de gestion des emplois. Cela faciliterait les licenciements, et on retirerait au juge une de ses prérogatives, qui est l’indemnisation complète du préjudice.

D’après le patronat, les décisions rendues par les conseils de prud’hommes sont trop souvent rendues au préjudice des employeurs. Mais si les employeurs sont souvent condamnés, n’est-ce pas parce que les dossiers qui arrivent devant le juge sont filtrés en amont ?

Au niveau national, les conseils de prud’hommes traitent environ 200 000 affaires par an. Sur ces 200 000 affaires, moins de la moitié sont jugées. Vu le nombre de salariés qu’il y a en France, le nombre de litiges dont sont saisis les conseils de prud’hommes est très faible. Les salariés ne vont aux prud’hommes que de manière marginale. La majorité des salariés licenciés n’exercent pas de recours. Et quand des salariés consultent des avocats ou des conseillers du salarié, ils n’engagent pas de procédure si on leur annonce que leur affaire ne vaut pas le coût. Les litiges que l’on voit, c’est ceux où les employeurs ont tort ; il n’est donc pas surprenant qu’ils soient très souvent condamnés.

Au conseil des prud’hommes de Tours (qui est saisi en moyenne de 1 500 affaires par an), les salariés obtiennent partiellement ou totalement satisfaction dans 75 % des cas. Cela laisse encore 25 % de cas où les salariés sont déboutés, où on leur donne tort. Il faut donc relativiser les condamnations des employeurs. Et les chiffres observés en France sont similaires à ceux qui existent dans les autres pays européens.

On entend souvent que les décisions rendues par les conseils de prud’hommes seraient de mauvaises qualité, puisqu’un gros pourcentage d’affaires font l’objet d’un appel. Comment l’expliques-tu ?

Effectivement, certaines personnes s’appuient sur le fait qu’il y ait de nombreux d’appels pour prétendre que les jugements sont mauvais. Il y a sans doute de mauvais jugements, comme il y en a dans tous les tribunaux. Mais les litiges prud’homaux sont très particuliers. Dans les autres tribunaux, il y a généralement un chef de demande ; aux prud’hommes, on a parfois huit ou dix chefs de demande. Les raisons de faire appel d’un jugement sont donc démultipliées. Et puis, la vie au travail a une très forte charge symbolique, tant pour l’employeur que pour le salarié. Or, cette charge symbolique favorise les recours.

Je suis assez pessimiste sur l’avenir des conseils, au-delà des réformes en cours. Du côté des conseillers salariés, je perçois moins d’engagement militant – car c’est un engagement militant, même si les termes de cet engagement sont particuliers. Et avec la suppression de l’élection, on va encore affaiblir le lien entre les conseillers et leurs organisations syndicales.

Avec la prorogation du mandat en cours, passé de cinq ans à neuf ans, on a assisté à des démissions de conseillers dans des proportions inconnues, et les conseillers sont généralement moins disponibles, moins investis. Auparavant, c’était un mandat qui avait une charge symbolique forte. Aujourd’hui, certains font passer leurs obligations professionnelles en priorité, alors même que leur employeur est tenu de leur accorder le temps nécessaire à l’exercice de leur mandat !

Notes

[1Directions régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.