Chez Alvest, balance ton collègue !

Le groupe Alvest, spécialisé dans la fabrication de matériel aéroportuaire, met en place une « plateforme d’alerte professionnelle », qui est en fait une incitation à la délation, et également un module destiné à ficher les salariés par leurs propos. Sous couvert de droit des affaires, de vertus et d’éthique, les entreprises traquent les mauvais salariés, comme Pétain chassait les mauvais Français.

La com d’Alvest

Les salariés du groupe Alvest, qui comprend notamment l’entreprise TLD, dont l’une des usines est située à Sorigny, en Indre-et-Loire [1], ont été informés par courrier de la création d’une plateforme d’alerte interne, destinée à recueillir les cas de fraude ou de « comportements fautifs » des salariés. Cette plateforme permet de « faire part de [ses] inquiétudes [...] de manière confidentielle et si nécessaire à titre anonyme », en s’appuyant sur les services de l’entreprise People Intouch, qui propose un outil de dénonciation à l’échelle européenne.

De la loi du secret à la délation

Le 14 juin 2018, les député(e)s macronistes ont assuré la promotion et le vote de la loi sur le secret des affaires. Cette loi, dans le contexte sécuritaire en place depuis 2015 est destinée à clouer le bec à celles et ceux, lanceurs ou lanceuses d’alerte, qui dénoncent les projets crapuleux de certaines entreprises, ou informent de la volonté d’une entreprise de recourir à des licenciements. Aujourd’hui Irène Frachon ne pourrait plus dénoncer les laboratoires Servier et les ravages mortels du Médiator. Secret des affaires ! Silence, on vend de la mort.

Le monde de l’entreprise voulait cette loi, pour ne plus être comptable de ses activités délinquantes, ou peu avouables, mais ça ne suffit pas. Les entreprises veulent aussi étouffer la communication pour la redéfinir.

Aussi, tout comme le Groupe Alvest, les entreprises éditent leur propre code éthique, en fait un code du secret des affaires, : défense de parler de l’entreprise, pour cela il y a des communicants autorisés. Une autre loi, la loi sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 », a pour ambition de porter la législation française aux meilleurs standards européens (?) et contribuer à une image positive de la France à l’international. Ce projet de loi a été adopté par le Parlement le 8 novembre 2016.

Ces lois du secret et des vertus des affaires redistribuent l’expression démocratique

Jusqu’aujourd’hui, vous pouviez être poursuivi(e) pour diffamation du fait de vos propos à l’encontre d’autrui. Aujourd’hui, une entreprise peut ficher des individus qui auraient tenus des propos déplaisants selon le jugement du PDG. Alvest parle de comportements fautifs, sans donner de cas précis, de définition autre que la nuisance à sa propre réputation. Avec si peu d’éléments Alvest invite à la délation, même anonyme s’il le faut. On est prié de balancer son collègue.

Le silence est d’argent, la parole est d’or dans la start-up Nation. Et la Dircom de Danone, supporteure de l’huile de palme, vient d’être désignée comme secrétaire d’État à l’écologie. La redéfinition du discours des valeurs et des vertus est en route, les renards ont pris la clé du poulailler.

Les mouchards deviennent des lanceurs d’alerte

Le matériel utilisé, en l’occurrence les plateformes « Speak up policy », inverse le sens des mots : dénoncer un collègue revient à lancer une alerte, professionnelle, alors que la majorité des législations européennes sanctionnent les véritables lanceurs d’alerte par des amendes énormes et de lourdes peines de prison.

C’est bien une entreprise de déstabilisation au sein de l’entreprise, qui vise à contrôler la parole et glorifier les mouchards. L’entreprise réduit peu à peu le domaine d’expression en privatisant le droit de critiquer, d’émettre une opinion, un avis. Cela devient une règle, les grandes entreprises s’équipent de plateformes d’alerte professionnelle et d’une politique de valeur et d’éthique, basée sur la confidentialité et le droit des affaires.

Alvest a doublé son chiffre d’affaire entre 2007 et 2014, par des stratégies d’alliances boursières et mise sur la sérénité de son image, par une communication des plus lisses. Tout va bien, et cela doit continuer. Aujourd’hui une rumeur, un commentaire, une information relatant un problème à l’entreprise peut faire dévisser une cotation en bourse, le silence est donc de rigueur.

L’entreprise qui pratique cette politique fait comprendre aux salarié(e)s qu’ils-elles ont intérêts à n’émettre que des propos bienveillants. Après tout Macron a donné le ton le 4 octobre à Colombey. Parlant de De Gaulle il cite : « On pouvait parler très librement. La seule chose qu’on n’avait pas le droit de faire, c’était de se plaindre. Je trouve que c’était une bonne pratique ». Fermez le ban, la messe est dite. Et surtout, silence dans les rangs !

Casser les collectifs, occuper le terrain social

On peut penser que les salarié(e)s ne seront pas assez sot(te)s pour accepter de débiner leur(e)s collègues, cependant le poison est déjà en place. Un tel courrier ne peut laisser indifférent(e), il y a un système prêt pour recueillir les ragots, des brochures prêtes à remplir ont été distribuées où il suffit de mettre les noms des personnes soupçonnées dans des cases et balancer le dossier dans la boite aux lettres, même anonymement.

Un autre aspect non négligeable concerne la réaction des syndicats : comment s’attaquer à la politique d’un groupe dont le capital frise le milliard d’euros , sinon en y laissant beaucoup d’énergie, de moyens humains et financiers qui feront défaut au travail revendicatif et à l’activité sociale ?

Que veut-on nous faire croire ?

De tout temps un langage populaire spontané a colorié l’univers du travail. Pour les prolos , il n’y avait pas d’entreprise, mais « la boite », « la taule », la « turne », pas de patron mais un « singe » ou un « taulier », un « bourgeois » , un « boss », on allait pas au travail, mais « au chagrin », au « turbin » , à la « corvée », au « taf », celles et ceux qui dénonçaient leur collègues n’étaient pas des lanceurs d’alerte, mais des « mouchards », des « jaunes » des briseurs de grèves, des « ferrailleurs ». Ce langage imagé permettait aux salariés de dire la souffrance, la misère, sans pour autant verser dans la complainte, c’était par un humour au second degré que les prolos parlaient de leur vie au travail.

Aujourd’hui, les premiers de cordées touchent le CICE, plus de 45 milliards, fraudent fiscalement à hauteur de 100 milliards, ils insufflent une communication toxique et mensongère, parlant de charge au lieu de salaire social, du poids de la masse salariale, quand ce n’est pas le coût insupportable de la masse salariale. Il faudrait encore qu’un credo leur soit consacré et que les salariés se répandent en louanges, s’interdisent toute critique objective ? A quand un cierge et un moulin à prière sous l’effigie du patron ?

Rendre l’outil de flicage inutilisable, refuser la sacralisation de l’entreprise

Cette offensive patronale est grave, mais les directions d’entreprises concernées ont quand même besoin de notre participation pour la mise en place d’un réseau de délation. Il faut refuser d’obéir à ce type d’injonction et toutes celles qui nuisent à la cohésion.

Les salarié(e)s devraient envisager de se servir de ces plateformes pour faire passer des tonnes de revendications, remplir les formulaires en dénonçant la direction qui ne donne pas suite aux revendications et met en danger la cohésion de l’entreprise. Bref se servir de l’humour pour discréditer l’enfumage de la direction.

Ces plateformes d’alertes professionnelles, numérisées, connectées, se veulent modernes, mais le contenu sent le souffre, c’est la politique de communication de Pétain qui est remise au goût du jour. « Silence, les murs ont des oreilles ! ». Vichy faisait la traque aux mauvais Français, le Medef veut qu’on dénonce les mauvais salariés.

L’entreprise n’est pas un temple, ni un lieu de secret. Tout ce qui s’y crée est la finalité du travail des salarié(e)s, la parole est bien le minimum qui leur est dû. Les patrons savent trop bien que l’initiative des mots précède les actes. C’est décider pour agir.

Aux salariés de ne pas se laisser bâillonner !

Le Père Duchêne

Notes

[1Mais aussi les entreprises Sage/parts, Aérospécialités et Adhétec.