Si l’association Kokopelli, présente notamment au château de la Bourdaisière à l’occasion du prochain Festival de la Tomate, est une structure dont le but officiel est la préservation de la biodiversité semencière et potagère, de nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui pour critiquer ce qui pourrait s’apparenter de plus en plus à une forme de capitalisme vert. En effet, sous couvert d’écologie ou de biodynamisme, il semble bien que seul le profit importe à cette association, quitte à exploiter allègrement ses salariés.
L’ouvrage Nous n’irons plus pointer chez Gaïa, jours de travail à Kokopelli, dont nous présentons ici un extrait [2], est essentiellement constitué de témoignages. Il s’agit de l’aboutissement d’une réflexion collective, mais aussi le fruit de la solidarité entre des jardinières d’Ariège et des travailleuses exploitées au sein de cette association.
Le texte qui suit est le premier chapitre du livre, et a été écrit par Julie, préparatrice de commande à Kokopelli de décembre 2013 à mars 2014.
« Supporter les cadences infernales est une preuve d’amour »
Depuis huit ans, à présent, je jardine et reproduis des semences dans des jardins collectifs en Ariège. J’ai connu Kokopelli lors de sa campagne de « parrainages », il y a des années. Pour un jardinier, parrainer une variété consiste à s’engager à maintenir cette variété vivante, en assurant chaque année la reproduction de la plante qu’il parraine et de ses semences. J’avais gardé un souvenir joyeux de la rencontre de jardiniers militants qui s’était tenue en 2010 au Mas d’Agenais dans le Lot-et-Garonne. Des salariés de l’ancienne structure d’Alès en étaient à l’initiative. Pour ma part, je pratiquais déjà la reproduction de semences et je prenais part à des échanges avec d’autres jardiniers en Ariège, au sein de l’association Passe-graines. C’était à ce titre que j’avais participé à ce week-end de discussions, riches et conviviales, sur un pied d’égalité avec chacun et chacune avec pour horizon commun de faire vivre une activité de conservatoire. En arrivant à l’association Kokopelli en novembre 2013, je pensais que l’activité commerciale de l’association était en quelque sorte un mal nécessaire permettant de financer, sans dépendre de subventions, les vraies activités de Kokopelli : Semences sans frontières, parrainages, stages de reproduction de semences, etc. Ce présupposé n’a pas résiste plus de quelques jours à l’épreuve de la réalité que mon poste de « préparatrice de commandes » m’a donnée à voir. Ce qui m’a frappée en entamant mon CDD à Kokopelli, c’est la définition originale de l’association à but non lucratif que l’on y découvre. Je pensais naïvement, qu’outre gagner ma vie, je trouverais là le prolongement des engagements militants qui structurent ma vie. Dans les locaux de l’association, les injonctions au rendement révèlent que l’activité de commerce a sans ambiguïté pris le pas sur les activités « non-marchandes », celles-ci se réduisant à la portion congrue.
Kokopelli, une boîte comme une autre
À la période où j’y travaille, l’association n’emploie pratiquement [3] que des femmes dans ses locaux. Son rapport au personnel s’inscrit dans la longue et auguste tradition patronale – inaugurée par les filatures du xixe siècle – : les femmes sont supposées être plus appliquées, plus minutieuses (grâce aux petits doigts agiles de leurs petites mains habiles), mais surtout plus dociles que les hommes. Cette essentialisation cache mal les conditions objectives des femmes au travail. Elles ont souvent à charge d’autres personnes – leurs enfants – ce qui implique pour elle une plus grande dépendance vis-à-vis de l’employeur. À Kokopelli, en l’occurrence, les salariées sont souvent mères isolées, toujours précaires, parfois étrangères ; elles ne peuvent attendre d’autre ressource que la rémunération de leur travail.
Avec d’autres femmes, mon travail consiste à faire les colis contenant les semences et livres commandés par les clients. Les salariées affectées à ce poste se trouvent dans la partie de l’open space dans laquelle des centaines de variétés, conditionnées en petits sachets, sont rangées sur des étagères. Cet espace constitue en même temps « la partie boutique » des locaux, censée accueillir les clients. Mes collègues et moi sommes manutentionnaires. Nous travaillons debout toute la journée. Aucune possibilité de nous asseoir n’est prévue, même brièvement. Aucune pause n’est instituée, pas même pour nous soulager des longues matinées de travail. Quand j’arrache une pause de dix minutes le matin, c’est bien sûr à condition qu’elle ne soit pas rémunérée. Pour suivre la cadence et conserver le boulot, plusieurs d’entre nous doivent porter des bas de contention dès la deuxième semaine de travail. J’en fais partie.
Notre équipe reçoit les commandes des clients. Nous devons localiser dans les rayonnages les variétés demandées, les conditionner dans des cartons adaptés, imprimer les adresses des clients, les flasher, et enfin, remettre le tout à la Poste qui achemine les colis. L’informatisation des procédures fait la fierté de la jeune équipe de direction. Le flashage « fait gagner du temps » (et le temps c’est de...) car il évite d’avoir à taper les adresses des clients et automatise le suivi des commandes. Le statut de l’informaticien au sein du « nouveau » Kokopelli [4] s’en trouve changé. À noter l’étrange inversion des valeurs que cela induit : la compétence technique est portée au pinacle, ce qui n’est pas le cas, loin s’en faut, de la capacité à construire un discours, réfléchir, créer du lien. La boutique et les contacts avec les clients sont des activités minorées. La maintenance des ordinateurs est désormais primordiale. Sans elle la chaîne de travail est rompue. Les bugs informatiques déclenchent donc des paniques effroyables au sein de la direction et parmi des employées zélées. Quant à la « mise en réseau » des ordinateurs (situés à quelques mètres les uns des autres !), elle aurait « fait gagner du temps » si elle avait un jour fonctionné. En tout cas, les rapports entre salariées s’en trouvent modifiés, celles-ci coordonnent leur travail par écrans interposés, elles n’ont plus de raison de se parler. Il va sans dire que nous devons aller le plus vite possible et, dans le même temps, « absolument » éviter les erreurs et les oublis, car chacun d’entre eux coûte un nouvel envoi à l’entreprise. Pas d’erreur mais plus vite, toujours plus vite. Banal – et non moins éreintant – paradoxe du productivisme.
Mes conditions de travail au sein de la chaîne de production ont été particulièrement affectées par le virage managérial pris par la direction de Kokopelli en Ariège. Les premiers temps, la consternation cherche ses mots tant l’organisation du travail est celle d’une quelconque plateforme de vente en ligne. Le directeur nous annonce solennellement lors d’une réunion en décembre 2013 que les salariés ont une tâche sacrée : « générer du profit » ; pour la bonne cause bien sûr : « pérenniser Kokopelli ». C’est la première fois que la chose est énoncée si clairement devant toute « l’équipe ». Le jeune directeur A. Guillet gagne en carrure et occupe enfin, décomplexé, l’espace de son costume trois pièces en alpaga. Il nous rappelle – finesse attendue – « qu’on est en période de crise » et « donc, il faut y aller ». Il en profite pour nous administrer une piqûre de rappel : il n’a aucune obligation de nous donner le moindre congé la semaine de Noël. Mais, magnanime, il devrait sûrement nous en accorder un. La consigne est claire et répétée à l’envi : « il faut péter les plafonds ». Autrement dit, nous devons traiter chaque jour le plus de commandes possible. À partir de décembre, leur nombre augmente pour atteindre en mars jusqu’à 400 commandes par jour. Nous galopons littéralement. Pourtant la direction nous demande en permanence de nous dépasser encore. Technique de patron éculée : fixer à ses salariés à un objectif inatteignable de manière qu’ils se sentent constamment en défaut. Ainsi, au poste de préparation des commandes, on nous demande, dans un premier temps, de mettre les bouchées doubles le matin, avant le passage de la Poste, pour que le maximum de colis parte le jour même. Mais plus tard, on s’entend dire : « J’ai remarqué que vous vous relâchiez un peu l’après-midi, il faut travailler autant que le matin, y’a pas de raison. » Il s’agit de maintenir une pression constante sur les salariées sous prétexte de répondre aux exigences fantasmées d’un client fantasmé. Quand ça l’arrange, le directeur oublie que le jardinier lui achète des semences par conviction.
La culture du clic et la construction de la figure du client
Comme si ravaler les jardiniers au simple rang de « clients » n’était pas suffisamment insultant, voilà comment la direction nous dépeignait ce fameux client :
Le client est pressé. Même hors période de semis, il souhaite recevoir son colis dans les deux ou trois jours. Voilà qui nous oblige à traiter sa commande le jour même de sa réception, pour que le temps d’attente du client n’excède pas le temps d’acheminement du colis par la Poste, hélas incompressible. Ainsi, se justifiait la direction, le client, satisfait du service, commanderait à nouveau des graines si, un jour, il était réellement pressé !...
Le client est inquiet, il souhaite suivre le parcours de son colis sur internet. Il préfère donc payer systématiquement le surplus onéreux d’un colissimo pour surveiller le « suivi » de son colis. Il jouit sans entrave des possibilités de traçabilité que lui offre une pratique assidue d’internet. Car, cela va sans dire, le client est naturellement branché et commande ses graines par internet ;
Cela dit, le client est un con s’il se plaint du mauvais taux de germination des semences. Ou de quoi que ce soit d’autre. Les cons font « perdre du temps ». Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu la direction pester contre les clients qui ne commandent pas par internet ou ne paient pas par carte bancaire. Ils font baisser les scores, puisqu’il nous faut taper leur adresse postale à la main. « À la main », vous avez bien lu !... Sans parler de ceux qui, comble de la ringardise, viennent physiquement faire leurs achats à la boutique. Ces jardiniers d’un autre temps, pensant se trou- ver dans les locaux d’une association militante, attendent des conseils, l’intérêt partagé d’une discussion entre jardiniers, et pourquoi pas un échange de vues sur la situation politique des semences. Il nous est interdit de répondre aux sollicitations conviviales des clients, et il est de bon ton d’écourter les réponses à leurs questions. Idem pour les appels téléphoniques. L’essentiel est de ne pas faire chuter la productivité des commandes par internet qui passent avant tout car elles sont nettement plus rentables.
Le management à la petite semaine
Il apparaît vite que ces discussions déplaisent – voire inquiètent – la direction. Pour être sûre que je me plie à sa discipline et que je ne « perde plus de temps » à parler avec la clientèle, elle me menace à plusieurs reprises de m’affecter à « l’ensachage ». Précisons qu’à l’ensachage, un logiciel informatique chronomètre chaque salariée pendant qu’elle ensache, c’est-à-dire pendant qu’elle conditionne dans les petits sachets destinés à la vente les semences arrivées en vrac. La productivité des unes et des autres peut être comparée en temps réel, et une salariée moins rapide qu’une autre convoquée à un « petit entretien dans la cuisine ». On lui rappellera au passage qu’elle doit se taire, bien qu’elle passe sept heures par jour assise à une table avec des collègues. La perspective d’être affectée à l’ensachage suffit donc à me rendre mutique quelques temps. Jusqu’à ce que, tôt ou tard, je me remette traîtreusement à humaniser les rapports avec la clientèle. Et ainsi de suite. Je suis employée depuis quinze jours à la préparation des colis lorsque le directeur institue « l’évaluation individualisée » des ouvrières. Il nous ordonne, à mes collègues et moi-même, d’écrire notre prénom sur chaque bon de commande, et non plus seulement sur les factures envoyées aux clients. Car le bon de commande ne part pas avec le colis, il reste dans l’entreprise, laissant une trace de la commande effectuée. La direction veut ainsi pouvoir comptabiliser le nombre de colis préparés par chacune de nous. Comparer les cadences des ouvrières l’intéresse davantage que considérer la masse de travail accomplie collectivement à la fin de chaque journée. « Pourquoi ? Nous travaillons pourtant en équipe. », fais-je remarquer au directeur. « Pour plus d’égalité entre vous. » nous répond-il, comme le prétend invariablement le patron lambda. Que le travail exécuté soit évalué individuellement est invivable pour le travailleur, et injuste, de surcroît. D’abord, cela ne reflète pas le travail réellement accompli, certaines commandes étant plus longues à traiter que d’autres. En plus, un grand nombre de tâches annexes sont nécessaires pour pouvoir préparer les colis et elles ne sont pas prises en compte par ce système d’évaluation. Enfin et surtout, cela instille au sein de l’équipe un esprit de compétition, et non de solidarité, et rend plus difficile une bonne ambiance de travail. Deux salariées, dont je suis, vont refuser de se plier à la mise en place du contrôle individualisé. Mais chaque fois que nous formulons notre opposition à cette pratique ou que nous « oublions » d’écrire nos noms sur le bon de commande, nous nous faisons violemment admonester sur l’air – vociféré – de : « Tu te tais et tu obéis. »
Contrôle à tout crin
« La pointeuse, c’est pour ne pas perdre de temps à vous surveiller ». À la première réunion d’entreprise, dix jours après mon embauche, la toute nouvelle pointeuse nous est présentée. Elle arrive à point nommé pour soulager le directeur, qui, de son propre aveu, consacrait une bonne partie de son temps à contrôler le respect des horaires par le personnel. Dans une boîte, on justifie d’ordinaire la mise en place d’une pointeuse en prétendant « donner de l’autonomie aux salariés », autrement dit la possibilité pour eux de rattraper ou d’effectuer en avance leur temps de travail hebdomadaire ou mensuel. Pas à Kokopelli, où la pointeuse joue le rôle bête et méchant d’un contremaître sourcilleux. Plus besoin donc de garder un œil sur les fumeuses ou les salariées qui recevraient un appel téléphonique. Elles « dépointent » avant et « repointent » après. Plus besoin de vérifier que personne ne resquille quelques minutes lors de la pause quotidienne. Si d’aventure l’une ou l’autre ne respecte pas scrupuleusement les 45 minutes réglementaires, la machine se chargera de le faire savoir au patron à la fin de la semaine, récapitulant à la minute près les heures travaillées, mais elle ne pourra bien entendu jamais envisager une situation un tant soit peu inattendue, telle que la vie en produit régulièrement. Mais passons car c’est là le propre des machines.
Peu de temps auparavant, j’avais benoîtement osé demander au directeur, qui semble concevoir le retard comme un crime de haute trahison, s’il ne pouvait pas simplement, au lieu d’acheter une pointeuse, faire confiance aux salariées. Car bien que ce constat ne me réjouisse pas, force est de constater que nous avions toutes la discipline chevillée au corps. Nous n’arrivons de toute façon jamais en retard. Si retard il doit y avoir, il sera bien involontaire, et dans ce cas à quoi bon le noter. L’idéal serait que chacune vienne au travail avec ses motivations propres, autres que celle de gagner sa croûte. Le directeur a un rire sans éclat puis répond que « faire confiance » aux gens est puéril, que l’on n’est jamais assez prudent parce que l’homme est par nature mauvais et le travailleur par nature tire-au-flanc, ou vice et versa. Il ajoute à sa bouillie indigeste la traditionnelle louche de son souci d’égalité entre les salariées, certaines d’entre elles risquant de travailler quelques minutes de plus que les autres, ce qui est à ses yeux vraiment révoltant. Je conclus à haute voix que Kokopelli n’aura dorénavant aucune raison de prétendre être « autre chose » qu’une boîte comme une autre.
Discipliner les corps et les esprits
Un autre aspect de l’association me frappe dès mon arrivée à Kokopelli : le silence. Je n’ai rien contre le silence en soi. Mais ce silence-là, pesant, parle de gorges nouées et empêche que des liens d’humanité s’établissent entre collègues. Or, quand vous faites un travail physique et répétitif qui vous occupe la quasi-totalité de la semaine, vous êtes tentée de construire des rapports de camaraderie au travail. À Kokopelli c’est fortement déconseillé. Il ne faut surtout pas penser, échanger, réfléchir, discuter. De peur que la productivité ne baisse. De peur qu’une graine d’esprit critique ne germe entre salariées. Je ne compte plus les fois où l’on m’a demandé de me taire, en public ou en privé. « Tu vas faire des erreurs ». Hélas, le peu de concentration dont nous avons besoin pour accomplir nos tâches simplissimes est depuis longtemps entré dans nos corps. Des gestes mécaniques n’ont jamais empêché de faire marcher les têtes, et les langues. À court d’arguments pour justifier le silence qu’elle s’échine à m’imposer, la direction se met à traquer mes moindres erreurs ou manquements, espérant tôt ou tard pouvoir brandir la preuve que, comme elle le répète inlassablement, « parler fait faire des erreurs ». Ce moment n’est jamais arrivé. Bilan : la direction a perdu bien plus de temps à traquer mes erreurs que moi à faire des colis en devisant. Le mythe, largement diffusé, qui veut que les anciens salariés d’Alès aient été de mauvaise volonté, légitime les nouvelles méthodes de la direction. Sa volonté de contrôle crée une tension palpable : surveillance du temps passé aux toilettes ; présence ou passages répétés d’un membre de la direction à notre poste ; interdiction de mettre un fond musical que les ouvrières partageraient, ou la radio (mais le walkman individuel est autorisé) ; surveillance, à travers les rayonnages, des conversations entre salariées, confinant au mauvais film d’espionnage. Le contenu de mes échanges avec des collègues ou des clients me sera reproché tant de fois que j’ai cessé de les compter. On ne peut pas prendre la pause de midi dans la cuisine car – de l’aveu même du directeur – nos conversations sont épiées. Ces méthodes grotesques me font sourire à présent. Elles dénotent la lourde ambiance de suspicion qui règne à Kokopelli. L’essentiel du travail de la direction dans les ateliers semble être :
1) rationaliser les gestes ;
2) surveiller les employées sans relâche, pour que la productivité ne baisse pas, même en fin de journée, et pour déjouer une hypothétique tentative de sédition.
Une exploitation « transpersonnelle »
Ce qui compte, ce n’est pas seulement que le travail soit fait. On exige de la salariée qu’elle adhère totalement à sa mission, ceci garantissant la prospérité de l’entreprise, sa rentabilité à venir, l’efficience de son modèle économique. Et tout ça pourquoi ? Pour préparer l’avènement des tribus du futur... Vaste programme. Cette mobilisation totale des salariées [5] est d’autant plus nécessaire que nous ne sommes pas payées à la tâche et que notre surcroît de productivité n’est pas récompensé en espèces sonnantes et trébuchantes. Pour nous motiver, la direction s’évertuera à nous fournir un kit idéologique. L’ambition est de nous convaincre que notre exploitation a un sens, que nous participons à la construction d’une grande œuvre qui nous dépasse.
Et c’est là que réside toute l’habileté de la famille Guillet. Un double langage est sans cesse à l’œuvre, qui rend folle ou impuissante. La direction ne nous dit pas « tu n’es pas assez rentable » mais « tu n’es pas assez motivée ». Si les salariés n’en font jamais assez, c’est par défaut de loyauté, quand ce n’est pas du « sabotage organisé » ! La persécution que les salariées font prétendument subir aux membres de la direction fait magiquement passer ceux-ci du statut de bourreaux à celui de victimes. Ils prêtent systématiquement aux salariées-qui-posent-problème l’intention secrète de s’être fait embaucher dans le but caché de « détruire Kokopelli ». Il n’est pas rare que les séances d’admonestation « dans la cuisine » s’achèvent sur cette pénétrante formule du vénérable D. Guillet : « Je m’interroge sur les raisons profondes de ta venue à Kokopelli »... Moi aussi, tu me diras.
Supporter les cadences infernales est en revanche une preuve d’amour. La seule et unique marque de loyauté consiste à produire toujours plus dans le même temps. L’abrutissement des travailleuses augmentant proportionnellement aux gains de productivité, l’entreprise est deux fois gagnante, car les ouvrières n’ont rapidement plus d’autres exigences pour elles- mêmes que d’être « performantes ». Mais même cela ne suffit jamais à rassurer les patrons.
« Il n’y aura pas de syndicats à Kokopelli » déclare le directeur au cours d’une réunion. Le combat social fait partie du passé, il est rétrograde, d’autant qu’il s’agit officiellement de survie de la planète... Et, sauver la planète, ça a plus de gueule que d’être les no 1 du yaourt nature dans le monde. Cette dimension morale touche les salariées, flattées de faire partie du camp des gentils, des justes, des élus. Cela interdit au monde entier, et au personnel, en particulier, toute revendication salariale, toujours jugée mesquine voire puérile. Pauvre Kokopelli ! Pauvre petit rafiot de résistance dans la tempête économique, que ses propres salariées s’ingénient à saborder !... Kokopelli n’a tout simplement aucun besoin de militants, elle ne recherche ni camarades ni compagnons. Ni même de « guerriers » comme n’a de cesse de le répéter D. Guillet, son président, à longueur de textes. Elle n’a besoin que de petits soldats aux ordres. Si c’est une « guerre » que Kokopelli mène contre les méchantes multinationales, elle est avant tout commerciale.
Épilogue
« Nous éprouvons le plus profond respect pour vos conceptions idéologiques (ou “politiques” tel que vous n’avez de cesse de nous le répéter) antiautoritaires. Nonobstant, je réitère que l’Association Kokopelli fonctionne sur un mode totalement hiérarchique. Nous concevons fort bien que ce type de structure, et de fonctionnement, ne convienne pas à votre personnalité et à vos idéaux de vie et nous vous convions à en tirer vous-mêmes les conclusions qui s’imposent. »
Extrait d’un avertissement du président D. Guillet du 29 janvier 2014.