Malaise à l’Université de Tours : retour sur les États Généraux du 31 janvier 2020

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La future Loi de Programmation Pluriannuel de la Recherche (LPPR) est la prochaine réforme visant à démanteler ce qui reste du service public de l’enseignement et de la recherche. Face à ce projet, le personnel et les étudiant-es de l’Université de Tours se mobilisent. Ont ainsi été organisés ce vendredi 31 janvier, des états généraux pour échanger sur les conditions de travail et d’étude.

Une réforme dans la continuité des précédentes : organiser et manager la pénurie

« Notre institution s’enfonce dans une crise sourde. »

La LPPR est la dernière couche d’une succession de réformes visant à affaiblir les universités. Elle vient après la loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) de 2007, la loi sur l’Orientation et la Réussite des Étudiants (ORE) de 2018 et la loi de Transformation de la Fonction Publique de 2019. Tous les rapports consacrés à l’université française soulignent les effets catastrophiques de ces précédentes réformes, sur la qualité de la recherche française, sur la qualité de l’accueil et de l’enseignement donné aux étudiants, sur la qualité de vie des étudiants et sur la qualité des conditions de travail des personnels de l’Université.

Que ces réformes structurelles menées depuis quinze ans aient conduit à l’effet inverse de celui qu’elle prétendait obtenir n’apparaît pas comme un argument recevable pour les têtes pensantes de la macronie. La déconnexion de la sphère décisionnaire avec l’expérience concrète des conditions d’exercice de la recherche et de l’enseignement est dramatique : leur obsession néolibérale à construire un marché international concurrentiel des universitaires, des chercheurs, des établissements et des formations est telle qu’ils sont incapables de percevoir la réalité des dégradations concrètes que subit l’université, tant pour la création que pour la transmission des savoirs.

De la même manière que les gouvernements ont cherché à « sauver l’école » en fermant des classes et à « sauver l’hôpital » en fermant des lits, il s‘agit désormais de « sauver l’université » en fermant des diplômes et en précarisant d’avantage son personnel.

« La lutte pour la survie nous divise » : une forte affluence, un besoin de se retrouver et de parler

« Nous ne sommes pas condamné.es à manager la pénurie. Il existe des alternatives à l’inexorable déclin de l’université »
Texte d’appel des Etats Généraux

Dans ce contexte, les Etats Généraux de l’université de Tours ont été organisés par un collectif de personnels pour échanger autour des conditions de travail et l’avenir de l’université. Plus de 300 personnes ont participé aux échanges durant toute la journée du vendredi 31 janvier 2020, sur le site Portalis, aux Deux-Lions. Toutes les catégories de personnels y étaient représentées : des personnels administratifs et techniques, des vacataires, des enseignants-chercheurs, des enseignants, des chercheurs, des doctorants, des chargés de cours de différentes composantes et des étudiants de plusieurs formations de l’université. Toutes les composantes de l’université, toutes les sensibilités ont pu s’exprimer, en petit comité, comme en plénière et sur tous les sujets qui touchent à l’université.

Chaque année, l’université de Tours doit accueillir toujours plus d’étudiants (27 990 pour l’année 2018-2019), à moyens constants ou en diminution. Naturellement, cette situation, couplée à la perspective d’un report programmé de l’âge de départ à la retraite et de pensions diminuées, inquiète le personnel. La réforme prévoyant une diminution des personnels statutaires et des financements pérennes, couplée à une gouvernance managériale et une mise en concurrence accrue (entre individus, entre équipes, entre établissements…) produit un profond désarroi chez les enseignants-chercheurs comme chez les personnels administratifs et techniques.

Quand la parole se libère, elle donne à voir les souffrances au travail

Malgré la diversité de catégories de personnels et d’étudiants, on ne peut être que frappé par la récurrence de certaines thématiques qui donnent très clairement à voir un état de crise structurelle, un profond malaise relatif au durcissement des conditions de travail et d’études, que les réformes en cours (retraite, LPPR) risquent d’aggraver à un niveau alarmant.

Dans les débats en ateliers de la matinée (six groupes d’une trentaine de participant-es chacun), comme lors de la plénière de l’après-midi, les signes de la souffrance au travail sont récurrents et multiples :

  • surcharge de travail (généralisation des heures de travail supplémentaires non rémunérées et invisibilisées) et déséquilibre entre vie privée et vie professionnelle (avec un droit à la déconnexion encore peu effectif) ;
  • « une course permanente » : sentiment permanent d’urgence, de mal faire, de faire trop vite, de perte de sens, alors que les activités de recherche comme d’enseignement demandent par nature du temps et de la sérénité ;
  • bureaucratisation chronophage des tâches : multiplication et changements permanents des procédures, forte verticalité (la « cogestion énoncée est purement formelle ») et sentiment de perte d’autonomie ;
  • une « immense frustration » pour le personnel administratif : tensions interpersonnelles, injonctions contradictoires, « fonctionnement par intimidation » qui individualisent et divisent les équipes (les tensions sont de plus en plus fortes entre contractuels et fonctionnaires), opacité des avancements : le taux de promotion national avoisine les 1%, « on monte des dossiers pour rien » ;
  • absence de reconnaissance pour certaines tâches invisibilisées mais essentielles (comme l’accompagnement auprès des étudiants en difficultés par exemple).

Ces éléments sont largement connus : un grand nombre ont déjà été soulignés lors d’un diagnostic des risques psychosociaux réalisés à l’Université de Tours en 2018-2019.

Le personnel employé de façon temporaire a explosé ces dernières années pour représenter désormais une part prépondérante du personnel de l’université, même si ces salariés temporaires sont invisibilisés de multiples façons.

« On fait de nous, de plus en plus, des personnes interchangeables » « On est passé sous silence. On est les travailleurs de l’ombre alors même que sans nous la mécanique ne pourrait pas se faire ».

Logiquement, les témoignages sont largement revenus sur la question de la précarité et ses multiples manifestations concrètes : la peur de ne pas conserver son emploi, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir et, pour les femmes, d’envisager la maternité, la difficulté d’accéder à l’emprunt, et pire encore, pour les étudiants, des fragilités psychologiques de plus en plus importantes et pour certains, des difficultés matérielles pour se nourrir !

La transformation des modes de fonctionnement de l’université repose principalement sur des logiques gestionnaires et managériales qui individualisent et divisent les collectifs. Elles attisent une concurrence exacerbée, accroissent les inégalités, déstabilisent les savoir-faire, contraignent voire dénaturent la production des savoirs et leur transmission. Ces logiques vont à l’encontre des valeurs originellement portées par l’université et plus largement par le service public : des valeurs professionnelles (réaliser un travail acceptable, offrir des formations et des recherches de qualité), des valeurs humanistes (reposant sur la solidarité), des valeurs éthiques (relatives au partage et à la formation de la pensée).

Le diagnostic… et après ?

Ces différents témoignages montrent clairement les effets des réformes successives imposées à l’Université : de nombreux services et de nombreuses personnes sont déjà au bord de la rupture, contraints à faire toujours plus avec des moyens sans cesse réduits. Au fur et à mesure que les conditions de travail des personnels se dégradent, les conditions d’étude et de réussite des étudiant-es sont de plus en plus menacées (classes surchargées, études désorganisées, nombreux dysfonctionnements, etc.). Cette évolution n’est pas une fatalité : la recherche comme l’enseignement sont des investissements pour le bien-être collectif, dont les effets se font sentir plusieurs années, voire plusieurs décennies plus tard. Elle nécessite une loi ambitieuse d’investissement public pour améliorer les conditions de travail et d’étude, et non une loi « inégalitaire » et « darwinienne », comme le déclarait le PDG du CNRS Antoine Petit dans une tribune des Echos datée du 26 novembre 2019.

Le projet de réforme actuelle, dans la droite ligne des précédents, programme l’affaiblissement de la recherche et le renforcement des inégalités sociales, avec quelques universités d’excellence pour les étudiants privilégiés des grandes métropoles, et des universités de seconde zone pour le reste de la population. Les échanges lors de cette journée ont également souligné la grande détermination et l’urgence à s’opposer aux processus en cours.

« Boucher les trous, colmater, bricoler » : jusqu’à quand ?

Enseignants, chercheurs, enseignants-chercheurs, doctorants, chargés de cours, personnel administratif et technique, qu’ils soient titulaires ou vacataires, s’épuisent pour faire tenir debout l’Université et ses valeurs. Mais jusqu’à quand ? Et à quel prix ? D’ores et déjà le personnel de l’université de Tours envisage de donner suite à ces échanges pour passer du diagnostic aux propositions, tandis que le collectif des Facs et Labos en Lutte appelle à une journée « université morte » le 5 mars prochain partout en France pour marquer symboliquement la disparition programmée de l’université et de la recherche publiques.

Illustrations : affiches produites collectivement par les personnels de l’université de Tours

P.-S.

En 2014, à l’occasion d’une mobilisation au sein de l’université, La Rotative avait publié un certain nombre de portraits des précaires de l’université. Ils sont à retrouver ici : Sophie, Marc, Thomas, Sandra.