Ce que les fêtes de la Saint Martin nous disent du management municipal

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Le sujet des fêtes de Saint Martin a déjà fait couler beaucoup d’encre et il ne s’agira pas ici de faire un énième commentaire qualitatif ou de rejouer la lutte ancestrale entre mangeurs de curés et grenouilles de bénitier, dans une ambiance de rediffusion de Don Camillo sur M6 un mois d’août. Je me propose plutôt d’analyser l’organisation de l’événement dans le domaine particulier des spectacles liés aux célébrations martiniennes et d’en tirer quelques conclusions au sujet du type de gouvernance déployée par l’équipe municipale.

A Tours, il fallait être perdu dans un vortex spatio-temporel ou avoir été plongé dans un coma profond pour ne pas avoir entendu parler des fêtes de la Saint Martin cette année : illuminations en rouge des principaux monuments de la ville, inscriptions sur le tramway, documentation pléthorique à l’office de tourisme, livres, porte-clefs et mugs Saint Martin, exposition boulevard Heurteloup avec mise en récit de la légende de Saint Martin, campagne de communication XXL dans la presse amie (Nouvelle République, 37 degrés, Info-Tours, Radio France Bleu Touraine…), bonbons au réglisse « les crottes de l’âne de St Martin », rencontre d’amateurs de Harley Davidson, exposition photo établissant au forceps la filiation entre Saint Martin et les vignerons tourangeaux, mise en avant du musée Saint Martin, discours laïcisants sur le symbole civico-moral de Saint Martin… Étonnamment, les cérémonies au catholicisme romain de bon aloi sont restées médiatiquement très discrètes [1]. Toutefois, grâce à la magie des réseaux sociaux, des photos de ces évènements existent, et j’ai pu tout de même trouver les clichés de M. Serge Babary et M. Thomas Gelfi, délégué départemental au devoir de mémoire et à la sécurité, aux côtés des mitrés [2]

Un projet très politique

Les objectifs de l’ensemble du dispositif de célébrations liées à l’anniversaire de la naissance de Saint Martin, figure soi-disant symbolique de la cité tourangelle au-delà même des frontières nationales, semblent assez évidents et sont annoncés sans ambages par l’équipe municipale elle-même. Citons M. Serge Babary en conseil municipal fin 2015 : la fête de Saint Martin apportera

« du rayonnement, de l’attractivité, qui peut avoir une dimension mercantile, mais c’est ainsi » [3].

Il s’agit donc de s’appuyer sur cette figure réputée, porteuse de valeurs positives qui dépassent le cadre purement religieux pour faire rayonner la ville qui souffre d’un déficit de notoriété à l’international [4], handicap fâcheux lorsque l’on veut remplir le Centre de Congrès du Vinci et les futurs hôtels Hilton tout en rentabilisant l’aéroport de Saint Symphorien. Dès lors, tous les outils de mise en valeur du territoire local doivent être convoqués et mis au service de ce noble objectif : tourisme, culture, infrastructures, patrimoine, Loire, gastronomie, communication, artisanat… et peu importe si cela se fait à marche forcée et de manière quelque peu artificielle, sans aucune base populaire comme on pourrait la trouver dans les fêtes johanniques de la grande rivale régionale, Orléans.

Rien d’étonnant lorsque l’on comprend le cadre de pensée et la trajectoire professionnelle et politique des personnes influentes de la mairie qui se sont penchées sur le dossier. On peut imaginer M. Serge Babary sensible à la problématique de la valorisation du territoire dans une perspective économique : entrepreneur, chargé du développement économique sous le mandat de M. Jean Royer à Tours, ex-conseiller général chargé du tourisme, ex-administrateur de l’aéroport de Tours, ancien vice-président de l’Agence de Développement de la Touraine, ancien président du comité départemental du tourisme et ex-président de la Chambre de Commerce et d’Industrie. De même, Mme Céline Ballesteros, figure montante de la droite locale qui lorgne déjà vers les législatives de 2017, cristallise cette approche : entrepreneuse dans la vente de produits de régime, n°3 dans l’organigramme de la Mairie, elle y est chargée du Commerce, mais elle est également vice-présidente du Conseil Départemental chargée de la Culture. Côté cœur, Mme Ballesteros est en couple avec M. Jean-Luc Ettori, ancien président délégué du Tours Football Club et propriétaire de plusieurs restaurants, notamment place Châteauneuf, en voie de piétonnisation.

Ne doutons pas du patronage bienveillant de M. Philippe Briand, président de l’Agglomération tourangelle, député-maire de Saint-Cyr-sur-Loire, très proche de M. Nicolas Sarkozy dont il a été le téméraire trésorier lors de la dernière campagne électorale et surtout propriétaire de Citya, leader français des agences immobilières lui assurant une fortune évaluée à plus de 100 millions d’euros, qui ne doit pas voir d’un mauvais œil tout ce qui peut permettre de valoriser les prix de l’immobilier.

Pour boucler ce cercle vertueux politique, M. Serge Babary a confié le dossier de l’organisation des fêtes martiniennes à Mme Mélanie Fortier et à M. Christophe Bouchet.

La première est ancienne conseillère municipale de Tours sous Jean Germain (PS) de 2001 à 2008, conseillère régionale depuis 2004 et présidente du Parti Radical de Gauche d’Indre-et-Loire. Visiblement très déçue de ne pas figurer sur la liste de Jean Germain pour les municipales de 2014 à Tours, certains politiques locaux que j’ai rencontrés considèrent qu’elle aurait joué la carte Babary lors des élections par vengeance, et que ce dernier lui aurait confié le dossier « Saint Martin » en guise de remerciement. Elle fait néanmoins partie de la majorité PS de François Bonneau à la Région. Dans le civil, Mme Fortier possède un doctorat en urbanisme et un diplôme d’ingénieure en urbanisme, et a d’ailleurs travaillé dans le consulting en développement territorial. Se piquant de culture, elle prend également en charge la présidence du Fonds Régional d’Art Contemporain en avril 2016. Elle est la chargée de mission référente pour tout ce qui concerne les fêtes martieniennes.

Le second est un ancien journaliste passé par de nombreux médias nationaux puis, vicissitudes de la vie et des affaires, il a été président du très sulfureux Olympique de Marseille de 2002 à 2004 — pour lequel il a obtenu des contrats de droits télévisuels et de sponsoring très avantageux — puis vice-président du Tours Football Club (2009-2011). Il a été de 2007 à 2011 directeur de l’agence de marketing de Lagardère Sports et il est président d’une société de marketing sportif qui gère cette sphère pour le club de football toulousain. Il possède également sa propre société en consulting stratégique en marketing sportif dont le principal client est une multinationale à capitaux chinois spécialisée dans ce même domaine, dirigée par le neveu du très polémique ex-président de la FIFA, Sep Blatter. Passionné de politique, cet « hyperactif » débute une nouvelle carrière plus récemment : il se présente comme centriste à la députation en Indre-et-Loire avec le soutien de l’avocat d’affaires Jean-Louis Borloo en 2012 puis, vaincu, il se concentre sur le dossier de l’union de la droite et du centre pour les municipales tourangelles de 2014. Il est président du Parti Radical d’Indre-et-Loire et a été président de l’UDI jusqu’à peu, dégommé par Mme Sophie Briare Auconie, sa grande amie... Artisan de la victoire de M. Serge Babary, ce dernier le nomme adjoint chargé du rayonnement, du tourisme, des grands événements, des congrès et de la francophonie. C’est à ce titre qu’il est en charge du dossier des fêtes martiniennes, mais peut-être également au nom de l’amitié entre les partis radicaux…

Contactés quatre fois en quatre mois, aucun de ces protagonistes n’a daigné me répondre, y compris via leurs sites personnels censés prendre en considération la moindre question de leurs administrés. On les comprend toutefois, avec leur emploi du temps de super-cumulards — enfin, de serviteurs invétérés de la chose publique, pardon.

Passons désormais au concret, c’est-à-dire l’organisation à proprement parler des fêtes de la Saint Martin. On parle ici d’un coût global de 4 000 000 d’euros.

Idée lumineuse et aveuglement budgétaire

Commençons peut-être par la tête de gondole du dispositif, le spectacle de lumières « Les Illusions de la Cathédrale », facturé 745 000 euros pour trois ans pour des représentations de juillet à octobre. La municipalité a fait appel à une des vedettes de la discipline, Damien Fontaine [5], qui travaille partout dans le monde, y compris chez nos amis russes, marocains et émiratis, donnant au projet un lustre et une médiatisation qui permettra de faire rayonner la chose suivant la bonne vieille recette éprouvée sur la ligne de tramway avec le travail de Daniel Buren.

La municipalité communique beaucoup sur ce spectacle de 20 minutes qualifié de « monumental et populaire » qui évoque, avec une musique déconcertante d’anachronisme façon Disney low-cost, la légende de Saint Martin, la construction de la Cathédrale, la Loire, quelques poncifs médiévaux et balzaciens, un brin de fantastique, de créatures et d’explosions, le tout dans une ambiance bariolée et ludique, sorte de synthèse entre le Futuroscope et le Puy du Fou. L’honnête presse est unanime [6], la police municipale arrondit généreusement les chiffres, parlant de 1 000 spectateurs en moyenne chaque soir ; du reste, les restaurateurs de la rue Colbert sont heureux, l’opération est donc rondement menée.

Il est vrai que l’on pourrait s’étonner de la gestion financière de la chose, la municipalité n’ayant pas budgété la facture d’électricité ni le coût du gardiennage nocturne du précieux matériel technique (+150 000 euros). Néanmoins, face à la critique, M. Christophe Bouchet signale que « 25% à 30% du spectacle sera renouvelé à chaque saison », qu’en termes poétiques et précis ceci est dit [7]. Savoureuse est également la contradiction entre la campagne « Le bruit ça suffit » lancée par la municipalité en septembre [8] et les nuisances nocturnes qu’ont du endurer pendant trois mois les riverains de la Cathédrale.

Les esprits les plus chagrins pourront s’offusquer du caractère insipide du contenu du spectacle, de la mise en œuvre engageant une technologie délirante qui prend le pas sur le fond, ou de l’appellation même de spectacle pour un événement ou seuls quelques techniciens appuient sur des boutons, rendant la poésie du moment assez formelle alors que les créateurs et graphistes travaillent déjà sur d’autres projets internationaux à des centaines de kilomètres de Tours.

La mise en scène du patrimoine et le partage avorté

Continuons maintenant avec le spectacle « L’ombre du manteau » donné à l’Abbaye de Marmoutier pour 16 représentations. La création a été confiée à la Compagnie les Sirènes pour un budget global de 150 000 euros auxquels il faut aussi rajouter 120 000 euros de valorisation du site.

Ce spectacle de deux heures est une création contemporaine tournée vers la musique, la comédie, l’acrobatie et la mise en lumière mais avec une dimension de déambulation dans le site pour mettre en valeur le patrimoine architectural. Des guides interviennent d’ailleurs pour expliciter certains éléments historiques et esthétiques pendant les représentations.

Le parti pris du créateur est de laïciser la figure de Saint Martin dans ce lieu chargé de symboles religieux, et de jouer la carte du relief entre architecture ancienne et musiques engageant des percussions du monde entier, des formes musicales contemporaines comme le hip-hop, une dimension humoristique et une vision focale du site grâce aux lumières, textes et acrobaties.

Par ailleurs, la municipalité y a injecté également une dimension édifiante et rédemptrice, avec l’intégration dans l’équipe de bénévoles du spectacle de six condamnés à des Travaux d’Intérêt Général [9].

La genèse et la préparation du projet sont assez intéressantes et symptomatiques des problématiques de l’organisation de ce type d’événement. A noter qu’en juillet les responsables du projet au service du patrimoine de la Ville souhaitaient me rencontrer pour parler de tout ceci, visiblement le cœur gros, mais depuis septembre et les discussions sur l’éventualité de reconduire le spectacle l’année prochaine, c’est silence radio. Heureusement, j’ai pu me procurer les informations par d’autres sources.

Il faut savoir que c’est le service du Patrimoine de la Ville de Tours qui a été chargé de l’organisation des animations sur le site de Marmoutier dans le cadre des fêtes de Saint Martin, partant du constat que ce lieu est mal connu des Tourangeaux et peu valorisé en termes touristiques. Un partenariat avait été noué avec l’Institution Marmoutier qui gère une partie de l’Abbaye devenue établissement scolaire privé, l’autre partie étant détenue par la Ville depuis 1981 et où se déroulent des fouilles archéologiques depuis 1974. C’est M. Bruno Dolhem, directeur de l’établissement scolaire, qui avait été un moteur du partenariat, s’intéressant lui-même à la création artistique et à sa dimension pédagogique. Cependant, il a été licencié fin juin 2016 [10] et son remplaçant par intérim était visiblement moins aventureux et mal à l’aise avec la gestion du projet et des équipes artistiques sur le site.

D’emblée des tensions apparaissent lors des sessions de repérage et de répétitions entre l’équipe d’artistes, la direction de l’établissement privé et les équipes d’archéologues qui travaillent sur place. Les premiers se plaignent d’un accueil à la tiédeur assez peu stimulante pour construire un spectacle pluridisciplinaire. Les deuxièmes ne goûtent guerre la dimension contemporaine et expérimentale de la création prévue et auraient, du reste, certainement préféré une mise en scène plus traditionnelle et moins profane, fleurant bon l’émission historique de Stéphane Bern, comme les spectacle organisés par l’Institution elle-même avec ses élèves [11]. Les derniers s’inquiètent des « nuisances » sonores et de la dénaturation du site par le travail des acrobates et la circulation future du public avec les contraintes matérielles afférentes (démontage de matériel, rangement des outils, sécurisation des parcours…). Bref, faire cohabiter tout ce joli monde n’est pas chose aisée et les responsables des services du Patrimoine doivent déployer des trésors de diplomatie et d’huilage de rouages…

Les tensions s’exacerbent en juillet lors des répétitions générales auxquelles assistent des responsables de l’Institution Marmoutier qui n’apprécient définitivement pas le résultat final et font passer le message qu’ils déconseillent aux jeunes d’aller le voir. Pour parachever le tout, le public n’est pas au rendez-vous en juillet, aucun officiel de la Ville de Tours ne fait le déplacement et la communication municipale ainsi que la couverture médiatique sont presque inexistantes, produisant pour toute l’équipe d’organisation une sensation de découragement et d’abandon de la part du pouvoir politique pourtant commanditaire.

Finalement, après un article dans La Nouvelle République et la venue de quelques pontes de la Mairie, les huit représentations organisées au mois d’août sont un succès, si bien qu’il est envisagé de reconduire le spectacle l’année prochaine.

Aux Beaux-Arts, une exposition "peut-être" sur saint Martin

Autre dimension culturelle engagée par la municipalité, l’exposition qui a ouvert ses portes au musée des Beaux Arts le 8 octobre au titre évocateur : Martin de Tours, le rayonnement de la cité.

Exposition qui se veut d’envergure et qui est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture. De quoi faire « rayonner » en effet. 120 oeuvres, des manuscrits rares, des peintures dessins et différents objets d’art parfois de très grande valeur, particulièrement mis en scène dans les salles du rez-de-chaussée du musée pour illustrer la perception et la représentation de la figure du saint depuis près de deux millénaires. Et avec quelques grands noms de l’histoire de l’art : Fouquet, Le Pérugin...

Sur le fond, les plus tatillons pourront rester sur leur faim et y voir une difficile et laborieuse tentative de faire coller des oeuvres (de qualité) avec un saint sur lequel on ne sait à peu près rien et dont la vie, comptée avec une subjectivité totale par Sulpice Sévère, n’est faite que de supputations. Les cartels cachent parfois avec la plus grande difficulté l’absence de rapport direct avec la figure martienne (tel buste pourrait peut-être représenter Saint Martin...). On sent bien qu’il a fallu aller chercher loin les figures et les correspondances. On aurait même eu chaud, car certains ont imaginé un temps y exposer des boites de camembert à l’effigie du saint. Une exposition qui n’a rien à dire et qui a bien du mal à se dégager des images d’Epinal. Pour le rayonnement de la cité tout est bon…Même si on a bien du mal à trouver la trace de ce rayonnement, puisque finalement rien ne montre que l’histoire du saint transforme la ville en une capitale spirituelle de la chrétienté. Au mieux un sanctuaire, parmi d’autres.

C’est encore une fois le management de l’exposition qui a fait grincer le plus de dents. Commande imposée au musée, dans une certaine urgence, qui oblige sa direction à annuler sa propre programmation pourtant déjà bien avancée, à décommander un certain nombre d’intervenants extérieurs et à trouver des commissaires pour monter l’exposition.

Qu’à cela ne tienne, les réseaux catholiques martiniens feront l’affaire, d’autant plus certains ne demandent que ça, en particulier le Centre culturel Saint Martin de Tours [12]. Il est l’un des pôles de ces nouveaux réseaux catholiques en prise directe avec la mairie et qui ont succédé désormais aux réseaux de Jean Germain. Cela tombe bien car ce centre culturel est en prise avec les milieux universitaires [13] qui bon an mal an produiront le discours pseudo-scientifique de l’exposition. Adossé à un Fonds de dotation [14], il sait utiliser, en toute légalité, "l’optimisation" fiscale au profit des œuvres culturelles. Mais bien sûr, c’est avant tout pour faire une action de grâce...

Parade, spectacles de rue et bal, un insuccès populaire

Pour finir, penchons-nous sur l’événement qui a le plus fait parler de lui à la fois dans la presse locale mais aussi dans les conversations, notamment dans les milieux artistiques : la parade de Saint Martin et les spectacles gratuits place Anatole France le 2 juillet. Il est important d’expliquer clairement le processus qui a présidé à l’organisation de cette journée pour en tirer quelque enseignement.

C’est donc la cheffe de projet Mme Mélanie Fortier qui décide, sur commande de la mairie de lancer un appel d’offres en mars 2016 pour sélectionner une agence d’évènementiel qui organisera la journée du 2 juillet ainsi que celle du 10 novembre, laissant de fait de côté les services de la Culture de la municipalité. C’est l’agence parisienne Happy Company [15] qui remporte le marché de 500 000 euros. Sa directrice, Mme Valérie Benjamin, ancienne de chez NRJ et du groupe porteur de la candidature malheureuse de Paris pour les Jeux Olympiques de 2012, passée par Sciences Po Paris, organise dans la foulée, en avril, une audition de différents entrepreneurs culturels de la région. En effet, la Mairie lui a posé comme unique contrainte, au-delà du budget, de faire travailler des locaux. Mme Valérie Benjamin n’a pas souhaité répondre à mes sollicitations, mais mes contacts dans le milieu de l’événementiel estiment la marge gardée par sa société à 30%. Anecdote amusante, la plupart des réunions auxquelles a participé Mme Benjamin se sont déroulées soit à la Mairie, soit dans des cafés de la rue de Bordeaux… jamais à plus de 300 mètres du terminus du TGV… Ne poussons pas l’exotisme provincial trop loin non plus.

C’est M. Franck Mouget, co-fondateur de la compagnie Le Muscle (subventionnée par la Ville et l’Agglomération), et président de l’association Ohé du Bateau (qui milite pour la reprise de la salle de spectacle Le Bateau Ivre, chose d’ailleurs actée indépendamment avec la mairie en juin 2016) [16], qui obtient l’organisation de la soirée place Anatole France, pour un budget de 50 000 euros et avec une carte blanche pour la programmation. Acteur local des arts de rue, il incarne également cette figure montante à la mode chez les penseurs libéraux de l’action institutionnelle dans le domaine des arts : l’entrepreneur culturel. En effet, l’une des activités que la compagnie Le Muscle met en avant est celle « d’opérateur culturel », qui consiste à fournir des conseils en programmation à des entreprises, associations ou collectivités, créer des festivals, des évènements et accompagner les collectivités locales dans la mise en œuvre de leurs politiques culturelles (diagnostics, mobilisations d’acteurs, connaissances des sources de subventions, écriture de projets, etc.).

M. Franck Mouget va alors contacter plusieurs autres compagnies pour organiser concrètement la soirée du 2 juillet. Le budget sera donc réparti à parts égales entre M. Franck Mouget, qui se charge de l’animation de l’événement et de la performance autour de la statue de Saint Martin, la compagnie Escale qui propose son nouveau spectacle « Leurre H », le Tours Sound Painting Orchestra qui réalise un concert-performance, la Saugrenue et Le Zèbre qui organisent un bal populaire/karaoké à la Guinguette (gérée par l’association Le Petit Monde) en contrebas de la place, la compagnie 100 issues qui propose une performance théâtrale et la compagnie A fleur d’airs qui montre un spectacle de danse suspendue. Enfin, la Mairie demandera à Happy Company que soit organisé un flash-mob, censé faire jeune et participatif : c’est Phoen.X qui sera choisi pour cette tâche.

A noter que M. Franck Mouget choisit de travailler avec trois compagnies issues du 37ème parallèle, lieu de création et collectif d’artistes subventionnés par l’agglomération tourangelle [17] dont il fait lui-même partie avec Le Muscle.

Après ma rencontre avec la plupart des responsables des différents projets artistiques mis en avant le 2 juillet, et sans rentrer dans de longues considérations sur les effets sociaux et politiques potentiels des arts de rue, il est assez évident que tous assument leur participation à une fête qui, vue de l’extérieur, possède une consonance à la fois religieuse et mercantile, tout en étant organisée par une municipalité de droite, éléments a priori peu séduisants pour nombre d’artistes. Pour autant, les artistes interrogés rejettent l’idée d’un boycott de principe de l’événement organisé par la municipalité. Pour les compagnies subventionnées, le lien de subordination avec l’institution qui fournit des fonds est réfuté vigoureusement (souvent, d’ailleurs, c’est la Région et la Direction Régionale à l’Action Culturelle et non la Ville de Tours qui versent les plus fortes sommes). L’idée même que la municipalité puisse récupérer leur action artistique n’a été, la plupart du temps, même pas envisagée, notamment à cause de la carte blanche qui a été laissée au niveau des contenus, parfois plutôt subversifs comme avec le spectacle « Leurre H ». « Payés mais pas achetés », comme le résume une artiste qui a travaillé ce jour-là. En effet, un seul spectacle ne représente pas du tout pour ces compagnies un enjeu de survie, donc l’idée selon laquelle elles étaient dans la situation de ne pas pouvoir refuser ne semble pas pertinente.

La légitimation politique de leur action artistique prend des formes aussi diverses que classiques. Certains revendiquent une posture de bouffon, seule figure à pouvoir montrer la nature ridicule du Pouvoir, d’autres voient surtout l’occasion de pratiquer leur art en totale liberté. Ils sont nombreux à être attachés à l’idée de partage portée par Saint Martin, qui trouverait sa réalisation dans cet espace public rendu à ses habitants et où la mixité sociale, le décloisonnement et la pluralité des points de vue ont pu trouver une existence concrète quelques heures tout du moins, ce 2 juillet. Sans idéaliser l’efficacité de l’Art, certains artistes considèrent que de genre d’occasions permet d’atteindre un public neutre, de montrer qu’autre chose est possible, et de faire passer un certain nombre d’idées, comme par exemple questionner la pertinence du clivage droite/gauche lorsque l’on voit se généraliser sur l’échiquier politique le discours anti-immigrés. C’est l’objectif assumé du spectacle de la compagnie Escale, par exemple. Enfin, quelques uns revendiquent une stratégie d’agit-prop’ de la belle époque situationniste et refusent d’avoir à expliciter leur démarche politique et artistique, qui, de toutes manières, leur échappe une fois dans l’espace public.

Je signale tout de même la drôle de position de La Saugrenue dont le chargé de diffusion m’a garanti par courriel que les musiciens de la compagnie n’avaient pas participé à la parade, alors que tous les autres acteurs l’ont confirmé et que des photos et vidéos le prouvent [18]. Je laisserai chacun émettre ses hypothèses quant à un tel positionnement.

En ce qui concerne l’organisation le jour même, les artistes sont unanimes sur la qualité des conditions proposées : la régie technique, la nourriture, la mise à disposition de l’espace, la circulation, les relations avec les services de la voirie et de la sécurité ont été bien gérées par Happy Company. Des intérimaires de Joué-les-Tours ont même été embauchées pour la journée, afin de distribuer des programmes et arborer fièrement des t-shirt estampillés Saint Martin…

Cependant, quelques couacs sont à noter. Tout d’abord, alors que la municipalité tablait sur une affluence potentielle de 10 000 spectateurs, on en compte que quelques centaines vers 19 heures, puis à peines quelques dizaines deux heures plus tard. Le flash-mob qui devait être un événement de masse n’a mobilisé que… sept participants dont les deux chorégraphes. Même la presse la moins subversive de France, j’ai nommé la NR, s’est fait l’écho de cet échec [19]. Comme pour le cas du spectacle à Marmoutier, les insuffisances de la communication municipale sont mises en mises en avant. Les services spécialisés de la Mairie ont refusé de répondre à mes questions, se renvoyant la balle avec l’attachée de presse du cabinet du Maire. Cependant, la rallonge de 50 000 euros des dépenses de communication annoncée par M. Christophe Bouchet lors du conseil municipal du 12 septembre semblerait valider l’hypothèse d’un dysfonctionnement sur ce plan.

Des tensions sont apparues entre M. Franck Mouget et la délégation espagnole qui participait à la parade, délégation peu suspecte de gauchisme, il est vrai… De même, l’irruption des membres du collectif anti-loi travail a été diversement appréciée par le public le plus conservateur et par la Police Municipale. Détail qui vaut son prix : un texte sur Saint Martin devait être lu au micro par le comédien qui l’avait écrit, à la fin du discours de M. Serge Babary, sous la statue restaurée. Le directeur de cabinet du maire, M. Franck Laugier, issu de Sciences Po Paris et proche de MM Brice Hortefeux, Nicolas Sarkozy et Philippe Briand, a voulu y jeter un œil quelques jours auparavant. Mécontent du contenu, il rédige un autre texte plus consensuel et concis. Le jour J, le comédien lit tout de même son propre texte et dès qu’il a fini, M. Laugier dégaine son portable et demande à voir M. Franck Mouget, ainsi que Mmes Valérie Benjamin et Mélanie Fortier, pour faire part de sa colère. Je laisse le soin au lecteur de se faire une idée en comparant ces deux textes joints en documents annexes [20] [21]

En guise de conclusion : quelques leçons à tirer

Alors, que nous apprend tout ceci sur la manière de faire de la politique de l’équipe municipale ? De nombreux éléments ne sont pas sans rappeler les constats établis lors d’une enquête de l’année dernière, exacerbés ici par les sommes en jeu. Pour des raisons de clarté et pour bien isoler les différents éléments d’analyse afin de favoriser la réflexion du lecteur, je me propose de dresser un petit inventaire, quitte à mettre de côté toute flamboyance littéraire…

La gestion du calendrier, l’urgence permanente, les soucis dans la communication et la mise sur la touche des services municipaux de la Culture au nom de l’efficience des prestataires privés, montre une incompétence évidente en ce qui concerne les questions culturelles et les contacts avec les artistes.

La généralisation de la délégation de missions à des entreprises privées censées être plus compétentes, meilleures connaisseuses du terrain, gestionnaires plus rigoureuses car attachées à la rentabilité, plus libres d’exprimer leur talent et donc capables d’initiatives que dans le carcan de l’administration publique est la pierre angulaire des politiques néolibérales déployées depuis les années 80 et qui atteignent désormais le secteur de la culture.

S’appuyer sur des prestataires privés renforce les effets de notoriété, de concentration du capital symbolique et économique entre les mains de quelques uns dans un cercle vicieux dangereux pour la pluralité des pratiques artistiques. Comment, dans de telles conditions, peuvent émerger des jeunes créateurs, des artistes expérimentaux, des idées non-rentables ou des parcours marginaux d’individus sans piston, sans diplôme et sans la maîtrise de tout le vocabulaire spécifique technique, bureaucratique et anglicisé ?

La composition sociologique des « représentants » politiques, leurs parcours scolaire, leur cumul de mandats à plusieurs échelles, le mélange de genres entre intérêts privés et intérêts publics, l’enchevêtrement de carrières privées et publiques, l’entre-soi et les ambitions personnelles structurent fortement la mentalité de la classe politique et donc le discours politique dominant. Pour paraphraser le sociologue Olivier Mongin, « le néolibéralisme, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas le tout marché, c’est l’Etat qui se met au service du marché ». Le personnel politique tourangeau est, dans ce domaine, particulièrement représentatif.

La sur-valorisation du mythe de l’entrepreneur à succès et l’idée de « management public » qui doit être calqué sur le management privé et sa vertueuse efficacité sont devenus une norme, même pour une large frange du Parti Socialiste. Impossible dans ce contexte, sous peine de se faire qualifier d’extrémiste dogmatique, de porter un discours d’extension du périmètre des politiques publiques ou de sortie du cadre libéral fixée depuis la Loi Organique relative aux Lois de Finances de 2001. Ce cadre institue une méthodologie financière qui reprend les normes du privé : réduction des charges administratives par la sous-traitance, management par objectifs, multiplication des critères d’évaluation chiffrés qui mènent à une politique du chiffre, bureaucratisation et technocratisation, influence majeure de la figure du comptable, concept de pilotage et de gouvernance plus que d’intérêt public…

La doctrine d’organisation mise en œuvre ici se rapproche beaucoup du management par projet. On atomise les tâches que l’on délègue à des prestataires privés ou associatifs que l’on met en réseau en espérant que la mayonnaise prenne, sans suivre réellement les dossiers et laissant les situations de tension persister. C’est tout bénéfice : si cela marche, on coiffera le résultat final d’un joli discours sur l’initiative des « acteurs du territoire » et sur la capacité du politique à « agréger les talents » et à « trouver des synergies » tout en économisant l’argent public, ce qui reste d’ailleurs à voir. Si cela ne marche pas, on renverra à la responsabilité des délégataires et le politique se posera en arbitre implacable, gardien de la bonne utilisation des deniers publics.

Vu le profil du personnel politique et les doctrines qui pilotent l’action publique, il n’est pas étonnant d’observer que l’on a à faire désormais à un management territorial plus qu’à une réelle politique au sens plein du terme. La ville devenue entreprise et marchandise à la fois entre en concurrence avec toutes les autres villes-marchandises de taille comparable sur le marché. Ses dirigeants cherchent à lui donner des avantages comparés en jouant de ses spécificités géographiques, économiques ou ici historiques. Ils veulent la faire monter en gamme en la labellisant « métropole » telle une volaille racée. Ils entendent mettre en scène le meilleur d’elle même par l’intermédiaire de l’urbanisme de prestige, de l’art-comme-il-faut, du sport-de-haut-niveau, du brandissement du totem de la modernité technologique et surtout de la communication avec martèlement de mots-clés qui iront se loger dans l’inconscient du futur consommateur/habitant/touriste [22].

Les fêtes de St Martin sont bel et bien une opération de communication visant à réaliser une sorte de synthèse-carte de visite de la ville, addition d’éléments disparates qui feront rayonner la ville, allant de la confiserie rigolote à la parade virile de motos américaines, de Johnny Halliday à l’art de rue avant-gardiste, du terroir viticole à des pique-nique paroissiaux… C’est aussi la raison d’être de la venue de tant de délégations étrangères pour la parade du 2 juillet : ces touristes subventionnés repartis ravis après trois jours de réceptions et de rillons-cocktail seront les meilleurs ambassadeurs de la Touraine une fois rentrés au pays…

Dans ce cadre où tout devient mise en scène et éléments de marketing, l’artiste, même politisé et sincère, peut-il encore être subversif ou alors est-il condamné à servir la mise en scène en tant qu’expert dans le domaine, non pas face à des citoyens, mais face à de simples consommateurs qui « zapperont » si le spectacle offert ne leur convient pas ?

10° L’artiste doit-il, dans ces conditions, accepter de jouer le jeu de la subvention, de la commande publique, de la mise en marchandise de soi-même en collant voire en devançant les demandes institutionnelles ?

Les pouvoirs publics ont-ils vocation à influer sur le marché de l’art jusqu’à conditionner la création elle-même ? Ne devraient-ils pas se cantonner dans ce domaine précis à fournir des infrastructures gratuites pour une pratique de masse de l’Art (écoles, salles de répétition, lieux de diffusion ouverts) ? N’est-ce pas la pratique de l’Art, de quelque type et à quelque niveau que ce soit, qui peut se révéler émancipateur et pas uniquement la diffusion de discours virtuoses d’artistes de métier à une masse de spectateurs-consommateurs ?

En tout cas, une pensée émue pour Martinus, le petit Hongrois sympa qui n’avait pas prévu de finir en porte-clef.

P.-S.

Par Joséphine Kalache – Novembre 2016

Image © Copyright 2016 Ségolène M. | Tous droits réservés

Notes

[2Voir ici.

[5Voir son site, http://www.damienfontaine.com/.

[13(M. Bruno Judic, professeur à l’université de Tours, spécialiste de l’histoire religieuse du Moyen Age, directeur du centre culturel Saint Martin)

[15Voir le site de l’agence : http://www.happycompany.fr/.

[16Certaines rumeurs faisant état d’une supposée amitié ou complicité entre M. Babary et M. Mouget, voire d’un retour d’ascenseur pour l’affaire du Bateau Ivre, semblent infondées, notamment compte tenu de la chronologie des évènements et du fait que la sélection de M. Mouget par Happy Company ait été réalisée sans lien avec la mairie.

[20

[21

[22Cf le film promotionnel de l’agglo visible ici https://www.youtube.com/watch?v=JC5DS2bKZY8.