Le Point Haut, situé à Saint-Pierre-des-Corps, est un « lieu de création urbaine » qui héberge la Compagnie Off et le Polau. Appartenant à la communauté d’agglomération Tour(s)Plus, ce lieu a été pensé pour être :
« un outil exceptionnel d’envergure internationale (…), au service de la création artistique urbaine, imaginé au plus près des besoins des créateurs, scénographes, urbanistes, circassiens, acrobates, alpinistes, vidéastes, paysagistes, gens de lumière, de son, chercheurs, inventeurs… » [1]
Pourtant le lieu, faste dans sa conception pour un rendu plutôt exceptionnel, peut aujourd’hui être loué par des entreprises telles que Vinci Autoroutes, qui a commandé très récemment deux soirées à la Compagnie Off. Ces soirées comprenaient un repas concocté par un jeune cuisiner soutenu par le Polau, diverses animations-spectacles assurées par la compagnie, ainsi qu’un DJ Set.
Comment un « lieu dédié à la création » devient-il une salle des fêtes pour l’entreprise Vinci Autoroutes ?
Le week-end précédent ces soirées, au Point Haut également, se déroulait la BlitzNacht #2, évènement inclus dans le cahier des charges du « lieu de création urbaine » financé entre autres par Tour(s)plus, afin d’ouvrir celui-ci au public. La soirée comprenait l’avant-première d’une création de la Compagnie Off, relecture du film musical West Side Story.
Pour ce spectacle, l’argent public manquant, la Compagnie Off propose aux particuliers et aux entreprises de devenir coproducteurs du spectacle. Mais c’est surtout grâce à l’argent de Vinci Autoroutes que le spectacle a pu être monté, l’entreprise finançant la création à hauteur de 35 000 euros [2].
Le spectacle se déroulait au Point Zéro, haut-lieu du concept urbanistico-artistique développé par le Polau [3]. Le Point Zéro étant situé sous l’autoroute A10, gérée par Vinci, l’entreprise a gracieusement encadré l’organisation du spectacle. Dans le cadre de cette collaboration et compte tenu de son rôle de premier financeur, Vinci a pu bénéficier d’un accès privilégié aux locaux de la compagnie pour les deux soirées de son séminaire.
Le 37e Parallèle, un autre exemple de lieu de l’agglo « dédié à la culture » mis à disposition pour de l’évènementiel
Au printemps dernier, le 37e Parallèle, « un lieu sur mesure pour la création de spectacles vivants », a été loué par Val Touraine Habitat pour un séminaire sur un week-end complet. Situé à Tours Nord, ce lieu de création et d’accueil d’artistes en résidence abrite neuf compagnies locales rescapées du Projet 244. Le grand hall de ce nouvel espace (dont la réalisation a coûté 3,8 millions d’euros à l’agglo, le département et la région) devait être « dédié essentiellement à la fabrication et à l’assemblage des pièces nécessaires aux créations » [4].
Tout réside dans le « essentiellement » puisque dans les faits, ce lieu culturel construit par l’agglo accueille également des séminaires d’entreprise. C’est donc ainsi que Val Touraine Habitat, l’un des principaux bailleurs sociaux du département, a pu bénéficier du hall du 37e Parallèle et des espaces extérieurs. Le lieu a également accueilli une fête privée au cours de l’été.
Un versant politique bien camouflé, même aux yeux des intéressés
On peut dès lors s’interroger sur la nature et le fonctionnement de ces lieux. Ces lieux d’envergure, qui participent au rayonnement de la ville « sur le plan international » (comme mentionné par l’agglo elle-même) dans une logique de management du territoire et de mise en concurrence des villes [5], ne peuvent faire face à leurs coûts de fonctionnement sans faire appel à des fonds privés. C’est l’une des conséquences de la baisse des budgets publics. Dans le cas du 37e Parallèle, la location d’espaces a d’ailleurs été prévue dès l’origine.
Les artistes du 37e Parallèle, bien que sélectionnés par l’agglo et bénéficiant de locaux de qualité, ne sont que locataires. Bien que participant à un comité de gestion des espaces, ils ne sont pas consultés en cas de demande de location extérieure. L’agglo peut disposer des locaux à sa guise, et les élus n’ont d’ailleurs pas hésité à y organiser leurs vœux 2015. Les travers évoqués ici, c’est-à-dire la mise à disposition d’espaces de création aux entreprises, ne peuvent donc être directement reprochés aux artistes.
Pour la Compagnie Off, la situation est un peu différente. Comme on l’a vu, Vinci Autoroutes est le premier financeur de la dernière création de la compagnie (devant la ville, l’agglo et la région). Le partenariat conclu entre la structure artistiques et le concessionnaire d’autoroutes a vocation à se poursuivre, et la mise à disposition du Point Haut apparaît donc plutôt comme un échange de bons procédés.
Petits-déjeuners d’affaires au Temps Machine
D’autres lieux culturels de l’agglomération sont ouverts à la location. C’est notamment le cas du Temps Machine ou du Petit Faucheux, deux lieux publics labellisés SMAc (Scène de Musiques Actuelle).
Le Temps Machine a récemment loué ses locaux à la Caisse d’Epargne, et le groupe d’investisseurs BNI [6] s’y réunit tous les mercredis matins entre 7h et 9h, pour un petit-déjeuner destiné aux entrepreneurs souhaitant élargir leurs réseaux et décupler leurs chiffres d’affaires.
Contrairement au Point Haut et au 37e Parallèle, ces salles ne sont pas des lieux de création à proprement parler ; le mélange des genres qui s’y donne à voir peut donc sembler avoir moins d’impact sur l’art lui-même. Pour autant, cela illustre aussi la difficulté des lieux de culture, et leurs besoins de financements privés pour faire face aux baisses des subventions. Ce mélange malsain d’intérêts privés et de lieux culturels peut-il, dans le cas d’une généralisation de ce système de financement, être sans impact sur la création en général ?
Le monde politique, en décidant de la construction, des modalités de financement, et parfois du contenu des espaces culturels, prend un poids considérable dans les conditions d’exercice de l’art [7]. Pourtant, cette dimension est souvent niée par certains artistes locaux :
« Je ne fais pas de politique » ; « il faut bien prendre l’argent où il y en a » ; « autant que cet argent soit utilisé pour cela plutôt que pour autre chose » ; « le mécénat a toujours existé ».
Tant de commentaires et de justifications qui traduisent sinon un déni, au moins un aveuglement quant à l’utilisation quasi systématique de la notion de Culture au service du politique, voire d’une idéologie. Les incidences sur le concept même de Culture sont nombreuses.
L’article récent « Ce que les fêtes de Saint Martin nous disent du management municipal » explicite en plusieurs points l’instrumentalisation de l’art, des artistes et compagnies locales. Comme le soulignait Joséphine Kalache :
« L’artiste doit-il, dans ces conditions, accepter de jouer le jeu de la subvention, de la commande publique, de la mise en marchandise de soi-même [et des locaux qui lui sont alloués] en collant voire en devançant les demandes institutionnelles ? »
Quels impacts indirects sur les créations abritées en ces lieux, financées indirectement par des fonds privés ? Cet entremêlement d’intérêts et de financements indirects n’est-il pas clairement malsain, dénaturant le fond même de l’art et le vidant en partie de sa substance ?
Véritable caricature en la matière, la Compagnie Off et ses collaborateurs se tournent sans complexe, à quelques centaines de kilomètres de Notre-Dame-Des-Landes, vers Vinci Autoroutes pour subventionner leurs créations gargantuesques, et se déguisent joyeusement pour animer ensuite un séminaire au sein de leurs fastueux locaux.
… Petite pensée pour l’orchestre du Titanic qui, d’après la légende, continua tout sourire de jouer et de distraire, alors que le bateau sombrait.