21 avril 1847 : la Société des Fils du Diable et le procès du communisme

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Après l’émeute qui a secoué la ville de Tours les 21 et 22 novembre 1846, les autorités cherchent des coupables. Du 21 au 26 avril 1847, vingt-neuf prévenus vont comparaître devant le tribunal de Blois, accusés d’association illégale visant à porter atteinte à l’ordre public. L’un d’eux est le militant révolutionnaire Auguste Blanqui, qui sera acquitté faute de preuves.

Dans la semaine qui suit les deux journées d’émeute, des perquisitions sont menées chez les militants communistes de la ville. Chez Eugène Viellefond, les autorités mettent la main sur de la propagande communiste, ainsi que sur une liste d’« associés » qui conduit à des arrestations. Viellefond, chansonnier, est vu comme l’organisateur d’une goguette, la Société lyrique des Fils du Diable, qui vise à propager les doctrines communistes. Les membres de cette goguette se réunissent dans différents cafés de la ville, notamment au café de l’Agriculture, place d’Aumont [1], et au café Pontus, sur le mail ; le deuxième soir de l’émeute, le dimanche 22 novembre, les membres de la goguette se sont réunis au café du Change avant d’être dispersés « par l’intervention de la force armée » [2]. Outre les membres supposés de la goguette, deux militants révolutionnaires sont arrêtés et incarcérés : Pierre Béraud et Auguste Blanqui.

La propagande communiste

Apparues à la fin du premier empire, les goguettes s’inscrivent dans le prolongement des « sociétés chantantes » ou « sociétés lyriques » apparues sous Louis XV. Certaines accueillent des bourgeois, d’autres attirent un public ouvrier. Les participant-es se réunissent chez des traiteurs, des marchands de vin, ou dans des cabarets, pour boire et chanter. Bien que certaines goguettes proscrivent les chansons à caractère politique, les sociétés chantantes sont étroitement surveillées par la police dès le début de la restauration monarchique, qui y voit « des foyers de propagande républicaine et d’agitation révolutionnaire » [3]. Elles ne peuvent accueillir qu’un public limité : depuis 1810, toute association de plus de 20 personnes est soumise à autorisation du gouvernement. La loi du 10 avril 1834 est venue durcir les dispositions du code pénal relatives aux associations. Désormais, les contrevenants risquent jusqu’à mille francs d’amende et jusqu’à un an de prison. C’est sur cette base que les membres de la Société des Fils du Diable vont être poursuivis.

Les participants à cette goguette sont essentiellement des ouvriers. Ce sont des menuisiers, des tailleurs, des tisseurs, des ébénistes, des cordonniers… Comme c’est le cas dans d’autres sociétés chantantes [4], ils se voient affublés de surnoms plus ou moins évocateurs. En amont du procès de Blois, La Gazette des Tribunaux donne les « sobriquets » suivants : Couche-tout-Nu, Egalitaire, Tu-me-Gênes, Sans-Culotte, Rabat-Joie, Piez-de-Nez, etc. Viellefond, le président de la goguette, est surnommé « Lucifer ». Si le registre infernal est assez courant au sein du mouvements des goguettes (certaines s’appellent « Les Bons Diables » ou « Les Infernaux »), les pseudonymes comme Egalitaire ou Sans-Culotte attestent du caractère politique de la Société lyrique des Fils du Diable. Au cours de l’instruction, il est établi que l’un des buts de cette goguette est de diffuser des idées communistes, et qu’on y chante des chansons révolutionnaires.

Certaines de ces chansons sont attribuées à Étienne Cabet, un communiste utopique dont les idées connaissent un certain succès dans les milieux ouvriers. Chez Viellefond, la police a trouvé un ouvrage de Cabet, Voyage en Icarie ; Jean-François Béasse, l’un des prévenus, participe à la diffusion de ce livre à des fins de propagande ; plusieurs des prévenus étaient abonnés au Populaire, journal fondé par Cabet en 1833. Pourtant, dans la brochure qu’il consacre au procès [5], Cabet se défend d’avoir écrit des chansons, et soupçonne Viellefond d’en être l’auteur. Il y expose également les désaccords profonds qui l’opposent à certains des prévenus, notamment ceux qu’il qualifie de « communistes révolutionnaires » ou d’« ultra-communistes ».

Cabet oppose sa doctrine, pacifiste et réformiste, à celle des révolutionnaires qui compromettent « le communisme lui-même et les communistes en général en les exposant au soupçon de désirer la société secrète, l’émeute et la violence » [6]. L’auteur du Voyage en Icarie accuse clairement les militants révolutionnaires d’avoir utilisé son nom et sa popularité pour attirer des ouvriers dans leurs réunions et y diffuser leurs idées. Mais « pour ne pas nuire aux accusés », Cabet a patienté jusqu’à la fin du procès pour faire connaître son point de vue sur l’affaire. En attendant, les prévenus sont désignés comme « les Cabet » et l’émeute des 21 et 22 novembre 1846 est vue comme le résultat de « la conspiration des Cabet ».

« Des hommes habitués aux complots se trouvaient réunis à Tours »

L’affaire est d’abord présentée devant le tribunal de Tours, qui déclare qu’il n’y a pas lieu de poursuivre :

« Si des pièces de la procédure il résulte qu’en 1846, à des jours et heures fixes, des réunions se sont tenues tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, dans le but apparent de chanter, mais dont le but pouvait être, de la part de quelques-uns,la propagation et le triomphe des idées communistes, il ne résulte pas de l’information que les individus assistant habituellement ou même accidentellement à ces réunions fussent associés entre eux au nombre de plus de vingt ».

Le tribunal relève également que Blanqui n’a jamais assisté à aucune réunion. Le procureur du roi fait appel de cette décision, et l’affaire est renvoyée devant la Cour royale d’Orléans. Au-delà des modalités de réunion des prévenus, l’arrêt s’intéresse aux idées qui y circulent :

« La ville de Tours paraît être une de celles où les partisans du communisme ont le plus spécialement tenté de répandre leurs doctrines. Des émissaires sont venus, au nom de cette secte nouvelle, colporter ou distribuer des journaux, romans, développant les théories qui, sous prétexte de régénérer la société, tendent à son bouleversement.

C’est vers ce but que parait avoir été dirigé le concours des individus qui ont joué un rôle plus ou moins actif et dont l’association est dénoncée. Les circonstances avaient servi les projets des inculpés. Des hommes d’une imagination ardente, d’une énergie opiniâtre, habitués aux complots dans lesquels ils ont trop souvent trempé, condamnés plusieurs fois, graciés pour la plupart, se trouvaient réunis à Tours ».

La Cour considère « qu’il existe contre [les prévenus] charge suffisante d’avoir fait partie d’une association dite lyrique ou les Fils du Diable, vers 1846, laquelle association, non autorisée et composée de plus de vingt membres, se réunissait à jours marqués, dans le but apparent de chanter, mais en réalité de propager les doctrines du communisme ». Blanqui est considéré comme « complice par instigation ». Les vingt-neuf prévenus sont renvoyés devant le tribunal correctionnel de Blois.

Le procès

Le procès s’ouvre devant le tribunal de Blois le 21 avril 1847. Quatre accusés y sont conduits de brigade en brigade, la chaîne au cou et les fers aux mains ; quatre, dont Blanqui, en chemin de fer, sous l’escorte de la gendarmerie [7]. Certains ont passé cinq mois en prison, mais la plupart comparaissent libres. L’exposé des faits par Miron de l’Epinay, substitut du Procureur du roi, est repris dans la brochure que Cabet consacre au procès. Il ne s’agit pas seulement de juger une association illégale, mais également les idées qu’elle diffuse.

Faisant abstraction de l’organisation de l’homme, des imperfections, des vertus, des vices, des capacités, le Communisme nivèle tout et rêve une égalité de jouissance et de bonheur que nous trouverions peut-être dans une autre vie, crée une sorte de paradis terrestre où les perfections les qualités, le luxe seront égaux pour tous. Ce système est mis en action dans une brochure intitulée Voyage en Icarie. En un mot, Messieurs, une foule de rêveries absolument vides enflamment les têtes des malheureux ouvriers, séduits et détournés de l’industrie qui les fait vivre et les enrichit fréquemment. Ces songes entraînants sont habilement répandus et développés par les agitateurs. Les hommes éclairés savent combien ces rêves sont dénués de raison, mais il faut arriver à un bouleversement ; ils savent toute la portée désorganisatrice de leurs doctrines, et se gardent bien de dire aux ouvriers qu’efficaces pour troubler l’ordre et désorganiser le pays, elles sont d’une réalisation impossible pour ceux qui les mettent en avant.

C’est ainsi qu’en leur offrant des chimères séduisantes, on jette sur la place publique des citoyens égarés derrière lesquels on se tient à l’écart pour s’élever ensuite au milieu du bouleversement, sur les débris de nos institutions renversées. Les considérations précédentes nous ont paru nécessaires pour se rendre compte du danger et de l’importance d’associations ayant pour objet de propager le Communisme. […] Les moyens politiques étant usés, on a fait revivre les idées socialistes.

Comment la société dont nous nous occupons serait-elle niée à Tours ? Blanqui, condamné politique, demeurait à l’hospice de cette ville ; il y recevait sans cesse une foule d’ouvriers au-dessous de ses lumières, de sa situation sociale. Il les entretenait du Communisme ; l’habitude de ces visites avait été si bien acceptée a l’hospice de Tours, qu’il suffisait au premier venu, pour y pénétrer à toute heur, d’y demander Blanqui. Cette particularité est révélée dans la procédure. On voit successivement séjourner à Tours, Dupoty, Pétremann, Béraud, Béasse, également condamnés politiques.

Trois d’entre eux, Blanqui, Béasse, Béraud, auraient fait partie, soit comme auteurs, soit comme complices, de l’association incriminée ; Béasse notamment, commis-voyageur du Communisme, qui en colportait tes brochures. Il serait prématuré d’entrer ici dans les détails de la prévention à l’égard de chacun des 29 prévenus que vous avez à juger. Les débats devant d’abord former votre conviction et la nôtre, nous nous bornons à signaler à votre attention les éléments d’organisation de la société, le chiffre de ses membres, les listes, le bureau, les cotisations, son but et son esprit, révélés par les chansons et les colloques des associés, révélés peut-être dans certains rendez-vous, arrêtés entre les principaux sociétaires, dans divers cafés de la ville, le 22 novembre, alors que l’émeute grondait dans les rues et par l’excitation de ces individus.

L’accusation s’appuie notamment sur les aveux extorqué à Viellefond, qui se rétracte pendant le procès. Il explique : « J’avais été arrêté on me tenait au secret ; cela m’avait tellement bouleversé, que je n’avais plus ma raison. On m’a fait dire ce qu’on a voulu, j’étais soumis à une torture morale. Je n’étais pas habitué à être privé de ma liberté ; on m’a fait entendre que je recouvrerais ma liberté si je parlais. » Mais le témoin-clé, c’est François Houdin. Il charge Blanqui et confirme l’idée d’une conspiration :

J’eus l’occasion d’aller voir cinq ou six fois à l’hospice de Tours, et en compagnie de quelques camarades qui m’avaient mis en rapport avec lui, Blanqui. Souvent dans les conversations, il était question de Communisme, il y applaudissait fort ; Blanqui m’engagea à m’affilier à l’association de la Goguette ; lorsque les troubles éclatèrent à Tours, Blanqui me disait « Il faut, tous tant que vous êtes, soutenir les paysans. Mais, lui répondis-je, nous ne sommes pas assez nombreux. Bah disait Blanqui, on n’exige pas trop de vous, arrangez-vous seulement de manière, si Paris remue, à empêcher de partir les troupes de la garnison qu’on pourrait diriger vers Paris. […] Je suis souvent allé à la Goguette. On y chantait des chansons, puis on parlait du Communisme, on disait qu’en le propageant on renverserait le Gouvernement.

Vers les jours de troubles, comme j’avais dit dans le café que nous n’étions pas armés, un de ceux de la Goguette répondit « Mais, des armes on en aura quand il faudra on en trouvera à l’arsenal. » Le jour des troubles, j’étais assis à une table en tiers avec deux associés de la Goguette il y en avait un près de nous qui était gêné pour s’asseoir, il y avait dans sa poche quelque chose de raide qui l’en empêchait, on m’assura que c’était un poignard.

Pendant l’émeute, Houdin s’en est pris à un soldat :

Le jour des troubles j’étais passablement en ribotte ; je marchai vers l’arsenal, je me dirigeai vers le factionnaire qui me cria de passer outre. Je l’abordai cependant et l’empoignai par ses buffleteries, mais il me secoua rudement et me repoussa. [8].

D’autres sources affirment qu’il cria « Aux armes ! », lança des chaises, brisa des réverbères [9]. Pour Blanqui, c’est clair : Houdin est un indicateur, un mouchard qui a été chargé de l’espionner pendant les mois précédant l’émeute. Cabet voit en lui un agent provocateur. Par ailleurs, Blanqui nie formellement avoir conseillé ou facilité une association qui n’avait pas pour but le renversement du gouvernement.

Le jugement, rendu le 29 avril, condamne vingt-sept des prévenus à des peines allant de six mois à cinq jours de prison. C’est Béasse, le colporteur, qui est le plus lourdement condamné. Béraud et Blanqui sont acquittés. Concernant Blanqui, le jugement relève qu’« en raison de sa position il n’a pu matériellement faire partie de l’association et assister aux réunions ; qu’encore bien qu’il s’élève contre lui des présomptions graves que par ses conseils et ses instructions il n’a pas été sans influence sur la formation de la société, il n’est cependant pas suffisamment prouvé que sa participation ait été assez positive pour établir sa complicité ». Malgré cet acquittement, Blanqui reste enfermé à la prison de Blois jusqu’au 1er juin ; les autorités l’interdisent de séjourner en Indre-et-Loire.

Illustration : Honoré Daumier, Deux avocats conversant.

Notes

[1Cette place est aujourd’hui la place Gaston Pailhou. Les Halles n’existaient pas encore, mais la place accueillait déjà un marché.

[2Extrait du jugement du tribunal de Blois.

[3Thomas Edmond.Voix d’en bas. La poésie ouvrière du XIXème siècle. Maspero, 1979.

[4Ibid.

[5Le voile soulevé sur le procès du communisme à Tours et à Blois, 1847.

[6Ibid.

[7Monin Hippolyte. Blanqui et la police (1847-1848). In : La Révolution de 1848. Bulletin de la Société d’histoire de la Révolution de 1848, Tome 11, Numéro 61, Mars-avril 1914. pp. 26-38.

[8En ribotte : Ivre. Buffleteries : Les diverses bandes et courroies, généralement de cuir de buffle, qui font partie d’un équipement de soldat et qui servent à porter les armes et le fourniment

[9Blanqui et la police, Ibid.