Protection de l’enfance : le conseil départemental met en danger les mineurs

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Début octobre, le président du conseil départemental d’Indre-et-Loire, Jean-Gérard Paumier, annonçait à deux des acteurs clés de la protection de l’enfance que leurs financements étaient suspendus. En jeu : quatre millions d’euros, alors que le secteur souffre déjà d’un grave manque de moyens.

Entretien avec Muriel, éducatrice spécialisée, salariée de l’Association départementale de sauvegarde de l’enfance (ADSE).

Comment avez-vous appris que le conseil départemental suspendait son financement de vos activités ?

Muriel : En mai dernier, à l’occasion de l’assemblée générale de l’ADSE, Jean-Gérard Paumier a déclaré qu’il n’était pas satisfait de l’activité de l’association et de certain de ses choix financiers, et qu’il envisageait du suspendre le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens [1] conclu six mois plus tôt entre la structure et le Département. Ce contrat d’objectifs représentait pourtant déjà une grosse restriction de moyens pour l’ADSE. Dans les semaines qui ont suivi, la direction de l’association a été assurée que les financements ne seraient pas suspendus. Pendant l’été, l’ADSE et la Fondation Verdier ont fait l’objet d’un audit. Et puis, alors que des groupes de travail étaient en cours pour mettre au point le nouveau schéma de protection de l’enfance dans le département, les deux associations ont reçu un courrier annonçant la suspension des financements jusqu’à la fin de l’année.

La suspension des financements représente environ deux millions d’euros pour chacune des deux associations. Sans cet argent, l’ADSE ne pourra pas survivre très longtemps. Là, aucun contrat à durée déterminée n’est renouvelé. Comme il n’est pas possible pour les éducateurs de suivre plus d’enfants qu’ils le font actuellement – compte tenu des situations que nous suivons, qui sont parfois dramatiques, ce serait beaucoup trop risqué — cela signifie que certains enfants qui font l’objet d’un signalement et d’une décision de justice visant à les protéger ne peuvent pas être pris en charge et sont inscrits sur liste d’attente.

Les tracts des syndicats du secteur évoquent une situation très détériorée, avec des conditions d’accueil dégradées pour les salariés et pour les enfants, et des problèmes de déqualification des personnels. Peux-tu préciser dans quel contexte intervient cette décision ?

Le contrat d’objectifs et de moyens avait déjà entraîné la fermeture d’un groupe d’hébergement de l’ADSE. Concrètement, cela veut dire que l’admission de certains enfants est refusée, et que l’Aide Sociale à l’Enfance — qui dépend du conseil départemental — conteste des décisions de placement prononcées par la justice. Dans certains foyers, les collègues se retrouvent parfois seuls en soirée avec huit jeunes. Cela les place dans des situations délicates : on ne peut pas aller chercher un enfant à l’école en même temps qu’on prend en charge un groupe. Et il ne s’agit pas d’enfants en colonie de vacances : beaucoup de ces mômes sont « cassés », certains présentent des problématiques très complexes, peuvent parfois être violents. Beaucoup de salariés sont épuisés. D’après ce qu’on sait, le nombre d’arrêts maladie a explosé depuis la conclusion du contrat d’objectifs.

Concernant les services d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), qui ont pour objectif de protéger les enfants vivant dans leur milieu familial, le manque de moyens se traduit notamment par l’arrivée de moniteurs éducateurs là où seuls les éducateurs spécialisés plus formés intervenaient jusque-là. En 19 ans de métier, je n’avais jamais vu ça. Des éducateurs de jeunes enfants (EJE) et des travailleuses familiales (TISF) sont également embauchés. Cette diversification des intervenants pourrait être intéressante si le projet tenait la route ! Mais les EJE sont des spécialistes de la petite enfance, alors que les obligations de prises en charge à l’ADSE concernent tous les mineurs, jusqu’à 18 ans... Quant aux TISF, qui sont à des postes éducatifs, elles se retrouvent à exécuter des tâches qui sont celles demandées aux éduc spé, avec un salaire qui correspond à leur formation, donc bien moindre que celui d’un ES [2].

Les équipes sont tellement débordées qu’elles n’ont pas le temps d’accueillir les jeunes professionnels qui intègrent le secteur de la protection de l’enfance. Ces jeunes s’en prennent plein la figure dès la sortie de l’école, et n’obtiennent pas le soutien nécessaire pour faire face aux situations extrêmement dégradées auxquelles il faut faire face. Les cadres doivent faire de plus en plus de grilles horaires, au lieu de fournir un appui technique.

En Indre-et-Loire, 1 000 enfants et adolescents bénéficient d’un accompagnement, d’un soutien, et souvent d’un hébergement par les institutions de la protection de l’enfance. En France, 300 000 jeunes sont en danger et confiés aux services de protection de l’enfance.
Dans une « déclaration au conseil départemental » rédigée suite à une assemblée générale de salariés du secteur, il est question de la situation des jeunes majeurs, ou du manque de prise en charge adaptée de certaines situation sociales. Tu peux préciser ?

Le conseil départemental décide arbitrairement de mettre fin à la prise en charge des jeunes majeurs. Seuls certains dossiers trouvent grâce aux yeux de la collectivité. Des mômes qui sont suivis ou pris en charge, parfois depuis de nombreuses années, se retrouvent du jour au lendemain sans accompagnement et sans financement, du seul fait de leur passage à la majorité. D’ailleurs, fautes de places en foyers, il arrive que des jeunes de seize ans soient placés dans des appartements : à eux de se débrouiller avec l’allocation qui leur est versée. On est en train de mettre en danger des mineurs ou des jeunes majeurs, alors qu’on devrait les protéger !

Aujourd’hui, faute de places d’hébergement, il arrive aussi que le juge des enfants ordonne une mesure d’« action éducative en milieu ouvert renforcée » (AEMO-R). C’est une alternative qui se situe entre le maintien à domicile et le placement. Elle peut être intéressante, mais les moyens sont trop restreints. Il faut parfois six mois pour mettre en œuvre une décision d’AEMO-R ! Au 17 novembre 2017, on comptait 43 mesures de ce type en liste d’attente (voir le courrier de l’intersyndicale aux élus du conseil départemental en pièce jointe). Des enfants dont la situation a été signalée restent en danger pendant des mois. La suspension des financements à l’ADSE et à la Fondation Verdier risque d’encore augmenter les délais.

Quelles vont être les conséquences de la décision du conseil départemental sur les deux structures visées ?

Sans reprise du financement, tous les salariés pourraient se retrouver sur le carreau.

Qui reprendrait les missions assurées par ces associations ?

L’ADSE et la Fondation Verdier appartiennent au « secteur associatif habilité », qui assure une partie des missions de protection de l’enfance. Ces associations coûtent cher, parce qu’elles emploient des salariés formés et qualifiés, et parce que la protection des mineurs en danger ne rapporte rien. On peut imaginer que le conseil départemental fera appel à des structures proposant une prise en charge à moindre coût. Mais il faut alors se demander : avec quelles compétences, quels salariés, quels plans de charge ? Si un salarié se voit attribuer cinquante mineurs, il est évident qu’il ne pourra pas faire son travail correctement.

On est là pour mener un boulot éducatif, ça demande énormément de temps et d’investissement. Il faut entrer en lien avec les jeunes qui nous sont confiés, avec leur famille quand on travaille en milieu ouvert… Ce travail est complètement nié. Quand on parle de situations humaines, on nous répond « réductions budgétaires ». On n’a pas le même vocabulaire… Mais s’occuper des mômes coûte de l’argent. Et pour bon nombre d’entre eux, si on a le temps et les moyens, on peut les aider à s’en sortir. Les soutenir, leur montrer que tout n’est pas inéluctable, qu’ils peuvent faire autre chose de leur vie, même si leur enfance a été difficile. On sait que ça fonctionne. C’est une question de choix politique.


Un Collectif de défense de la protection de l’enfance en danger d’Indre-et-Loire a été constitué à l’initiative de salariés de la Fondation Verdier, dans le but de défendre les conditions de travail, de prise en charge, de décider collectivement des luttes à mener afin de réaffirmer haut et fort que la protection de l’enfance en danger est d’intérêt général, qu’elle doit rester une priorité. Les salariés de l’ADSE et de la Fondation Verdier sont appelés à faire grève le jeudi 7 décembre. Le 15 décembre, le conseil départemental sera appelé à se prononcer sur le schéma départemental de protection de l’enfance.

Notes

[1Le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) est, en droit français, le contrat par lequel un organisme gestionnaire d’établissements ou services sociaux ou médico-sociaux s’engage auprès d’une autorité de tarification sur une période pluriannuelle pour, en fonction des objectifs d’activité poursuivis par ses établissements, bénéficier d’allocations budgétaires correspondantes. Cf Wikipedia.

[2A noter que jusqu’à la signature, en septembre 2017, de l’avenant 339 à la CCNT66, elles pouvaient commencer à travailler pour un salaire inférieur au SMIC.