Kavanaugh, la Cour suprême des États-Unis et le patriarcat : une perspective anarchiste

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Le 6 octobre, malgré les accusations de viol pesant contre lui, la nomination de Brett Kavanaugh à la Cour suprême des États-Unis a été confirmée par le Sénat. Le collectif américain CrimethInc. propose une analyse de la situation et de ses implications, dans un texte intitulé « Kavanaugh Shouldn’t Be on the Supreme Court. Neither Should Anyone Else » [1].

La semaine dernière, des millions de personnes ont regardé les auditions opposant le nominé à la Cour suprême Brett Kavanaugh à Christine Blasey Ford, qui a courageusement raconté comment il l’avait agressée sexuellement il y a plusieurs dizaines d’années. Une fois de plus, l’Amérique était confrontée à l’arrogance de l’élite du pouvoir masculin. Ces auditions ont réveillé des souvenirs traumatiques pour un nombre incalculable de survivant-es d’agressions, ont accentué les tensions partisanes, et ont provoqué d’intenses réactions des féministes et des progressistes compte tenu des implications qu’aurait un nouveau basculement de la cour vers la droite. Avec la jurisprudence Roe v. Wade en jeu, les critiques ont pointé du doigt l’horrible ironie d’un prédateur sexuel dénué de remord pouvant faire pencher la balance pour bloquer l’accès à l’avortement de millions de femmes.

Nous saluons le courage de Christine Blasey Ford et de toutes celles et ceux qui l’ont soutenue dans cette épreuve. Nous non plus ne voulons pas voir Kavanaugh siéger à la Cour suprême. Mais est-il normal qu’un homme – n’importe lequel – soit en position d’exercer un tel pouvoir sur les vies de millions de personnes ?

Et si l’administration Trump avait réussi à trouver un juge partageant les mêmes opinions, mais qui ne soit pas un agresseur sexuel ? Est-ce que cela rendrait le processus de confirmation légitime et interdirait de remettre en question les décisions de la Cour suprême ? Les individus conscients doivent-ils accepter qu’une élite de neuf personnes exerce sa souveraineté sur les sphères les plus intimes de leurs vies ? Si vous n’êtes pas d’accord avec ces propositions, vous êtes peut-être déjà anarchiste.

Que signifie résister à l’union de la culture du viol et du pouvoir de la droite radicale que Kavanaugh représente ? Certains – toujours les mêmes – proposent les solutions classiques : appeler les parlementaires, démarcher pour les démocrates, manifester avec des pancartes signalant notre mécontentement. Mais même si ces efforts avaient permis d’empêcher la nomination de Kavanaugh, ils n’auraient rien fait pour pour mettre un terme à la relation de pouvoir dans laquelle des centaines de millions de personnes sont les otages des manœuvres d’une petite élite essentiellement masculine. Une victoire contre ce nominé aurait seulement marqué une pause ; à terme, Trump aurait imposé un nouveau candidat qui aurait adopté les mêmes positions que celles que Kavanaugh compte prendre. Et même si Trump était destitué, qu’un-e démocrate était élu-e et qu’un nominé progressiste prêtait serment : on en serait toujours au même point, à la merci des caprices d’une aristocratie judiciaire et coupés de notre propre puissance. Nous devons adopter une approche qui mette en cause les fondements du système qui nous maintient dans cette position.

Pendant ce temps-là, certain-es opposant-es progressistes comme Amy Goodman ont réclamé que le FBI mène une enquête afin de donner un poids officiel au témoignage de Ford, en espérant que cela discrédite la candidature de Kavanaugh. Goodman a raison de pointer du doigt l’hypocrisie de Trump qui prétend défendre la loi et l’ordre tout en rechignant à demander au FBI d’enquêter sur les agissements de Kavanaugh. Mais cette logique range les progressistes et les féministes parmi les honnêtes défenseurs du maintien de l’ordre – et fait de la police des protecteurs des femmes. N’avons nous rien appris des travaux menés pendant des dizaines d’années par les militantes qui viennent en aide aux victimes de viol, qui expliquent comment la police et la justice rallument souvent les traumatismes des survivantes, les maintenant en position d’accusées à la place de leurs agresseurs ? Peut-on ignorer les féministes de couleur, de INCITE à Angela Davis, qui nous rappellent que la police et les prisons ne mettent pas fin au viol, mais sont plutôt des instruments qui renforcent la pauvreté, le racisme et l’injustice ?

Les démocrates tentent de se positionner comme les vrais défenseurs de la loi et de l’ordre. Ce n’est pas tant un changement de stratégie qu’une exposition de leur vraie nature. Entre le bleu des « blue states » [2] et le bleu du slogan « blue lives matter » [3], ce n’est qu’une question de degré, pas de contenu.

Un pas en avant, deux pas en arrière

Dans les rédactions et autour des machines à café à travers tout le pays, les discussions autour de cette affaire se sont concentrées sur la crédibilité du témoignage de Ford contre celui de Kavanaugh. En adoptant cette approche, nous devenons une nation de juges et de jurés, discutant les preuves et examinant les témoins, décidant quelle expérience légitimer et quelle expérience rejeter. Ce cadre accusatoire a toujours bénéficié aux privilégiés qui détiennent le pouvoir. Même en prenant le parti de Ford, nous reproduisons la logique d’un système juridique basé sur des notions patriarcales de vérité, de jugement, d’objectivité, sur une manière de comprendre la réalité qui a toujours fait taire les voix et les expériences des plus marginalisé-es, préservant ainsi les conditions qui permettent aux hommes de pouvoir d’agresser sexuellement les autres en toute impunité.

Malheureusement, la demande d’une enquête menée par le FBI renforce cette logique. Elle légitime le régime meurtrier de la surveillance, du maintien de l’ordre et de la détention, en en faisant un moyen d’obtenir la justice, plutôt qu’une source d’oppression. Rejeter la culture du viol que Kavanaugh et ses soutiens représentent suppose de rejeter les institutions patriarcales grâce auxquelles ils exercent leur pouvoir. Si nous légitimons ces institutions dans une démarche pragmatique visant à discréditer certains responsables, nous sabotons nos efforts : un pas en avant, deux pas en arrière.

Cela a des implications plus larges sur la manière dont nous abordons la culture du viol en général. Quand on réduit le problème de la violence sexuelle à la question de savoir si tel ou tel homme a commis une agression sexuelle, nous réduisons ces agressions à des crimes commis isolément par des individus déviants. Par conséquent, les entreprises du divertissement ou les agences gouvernementales peuvent prétendre résoudre le problème en trouvant des hommes qui n’ont pas de violences sexuelles sur leur casier, plutôt qu’en abordant la question des dynamiques misogynes et des inégalités qui traversent les lieux de pouvoir, de travail, et la société en général. Cela réduit la question de la lutte contre les violences sexuelles à la capacité à trouver des candidats et des nominés pouvant présenter un CV propre ; s’ils devaient, plus tard, être impliqués dans une agression, ils pourront être remplacés, de la même manière que le système électoral remplace les politiciens à intervalles réguliers sans jamais nous laisser nous auto-déterminer.

Adopter une approche radicale pour lutter contre la culture du viol

Le viol, les agressions et les autres formes de violences sont un problème systémique dans notre société, pas une question de déviance individuelle. Nous devons adopter une approche radicale pour lutter contre la culture du viol.

Y a-t-il d’autres manières de répondre à la menace qu’un juge comme Kavanaugh représente pour nos corps et nos communautés ?

En tant qu’anarchistes, nous rejetons l’idée que des juges ou des politiciens puissent déterminer le cours de nos vies. Plutôt que d’essayer de faire pression sur nos dirigeants pour qu’ils votent d’une manière ou d’une autre, dans un système où tout revient au vainqueur et qui nous laisse en position de spectateurs des décisions qui nous affectent, nous proposons des solutions basées sur l’action directe : reprendre le pouvoir entre nos mains en agissant sur nos besoins et en résolvant nos problèmes nous-mêmes, sans représentants.

Tant que les parlementaires et les juges pourront déterminer l’étendue de nos droits reproductifs, nos corps et nos vies seront à la merci des revirements politiques, plutôt que conformes à nos besoins immédiats et nos valeurs. Plutôt que de légitimer leur autorité en nous limitant à réclamer de meilleurs représentants et de meilleurs juges, nous devons nous organiser pour sécuriser et défendre les outils nécessaires au contrôle de nos corps par nous-mêmes, quelles que soient les décisions des cours et des assemblées.

En pratique, cela peut prendre plusieurs formes : construire des réseaux avec des soignants qui ont les compétences nécessaires, et les faire circuler largement ; stocker et produire les équipements dont nous avons besoin pour tout type de soins ; défendre des espaces pour faire fonctionner nos propres cliniques ; lever les fonds nécessaires pour permettre un accès gratuit aux soins et à la contraception pour toutes et tous ; et développer des modèles pour une autonomie reproductive qui s’appuient sur les expériences passées mais tiennent compte des problèmes actuels. Faisons de notre mieux pour que les décisions des patriarches en puissance comme Kavanaugh soient hors sujet.

Tout cela a déjà existé. De la fin des années 60 au début des années 70, le « Jane Network », un vaste réseau clandestin basé à Chicago, a pratiqué des milliers d’avortements illégaux. Le fait que l’avortement soit ainsi rendu accessible à de nombreuses femmes a été un élément essentiel qui a poussé le système judiciaire américain à légaliser l’avortement afin de pouvoir le réguler. Le moyen le plus efficace de pousser les autorités à rendre accessible les ressources et les soins dont nous avons besoin, c’est de les mettre devant le fait accompli. Malheureusement, quand il s’agit d’affronter les élites comme la Cour suprême ou la police qui applique leurs décisions, il n’existe pas de raccourci.

Nous pouvons étendre cette logique d’action directe à tous les champs sur lesquels une Cour suprême de droite pourrait nous nuire, de la destruction de l’environnement aux questions de souveraineté indigène ou d’organisation syndicale. Tous les droits que nous avons aujourd’hui tirent leur origine des luttes menées à la base par celles et ceux qui nous ont précédé, et non de la sagesse ou de la générosité du pouvoir.

Les enquêtes du FBI et les recours juridiques ne mettront pas fin aux violences sexuelles et ne guériront pas les survivantes. Pour s’attaquer à la racine aux causes qui permettent aux Kavanaughs du monde entier d’agir, nous devons abattre le patriarcat et la masculinité toxique par la base. Cela implique un processus d’éducation permanente à la sexualité, au consentement, aux relations, de développer des stratégies d’intervention lorsque nous sommes témoins de violences dans nos communautés, de créer une culture qui pose des visions alternatives du genre et de l’intimité, et d’appréhender la justice dans une perspective réparatrice et transformatrice plutôt qu’accusatoire [4].

On prend la mesure de la profondeur du problème en étudiant les discours sur lesquels s’appuient les soutiens de Kavanaugh. En amont des auditions, ces soutiens ont présenté Kavanaugh comme un père de famille dévot. À mesure que des accusations d’agressions sexuelles sont apparues, de nombreux commentateurs ont posé le problème sous l’angle d’une contradiction entre la figure de Kavanaugh, mari et père aimant, et celle de Kavanaugh le violeur impitoyable, comme si ces rôles s’excluaient mutuellement. Pourtant, la violence genrée existe dans des proportions épidémiques à l’intérieur des familles hétérosexuelles ; le viol domestique et les violences conjugales irriguent les mariages américains dans des proportions incroyables, et les statistiques sur les abus sexuels commis sur les enfants montrent que les membres de la famille représentent une part substantielle des agresseurs. Bill Cosby, l’archétype télévisuel du mari et du père, a récemment été condamné à une peine de prison pour avoir drogué et agressé sexuellement de nombreuses femmes. L’idée, fausse, selon laquelle commettre une agression sexuelle serait incompatible avec une adhésion aux conventions d’une vie familiale hétérosexuelle témoigne de la persistance des normes patriarcales et de l’homophobie, ainsi que d’un refus d’aborder honnêtement l’ampleur de la violence genrée dans notre société.

Aucune Cour suprême ne réglera ce problème, même si elle était composée des neuf personnes les plus sages et les plus nobles du monde. En matière de changement social, rien ne remplace une action de base et de masse.

« Ni lui ni personne »

Certaines féministes américaines ont établi un parallèle entre Kavanaugh et le mouvement #PasLui au Brésil, où des femmes s’organisent contre un candidat misogyne à la présidence, semblable à Trump. La lutte des féministes brésiliennes contre cette menace d’extrême-droite mérite notre attention et notre soutien. Pourtant, en tant qu’anarchistes, nous pouvons aller plus loin dans notre réponse à la nomination de Kavanaugh. Plutôt que « Pas Lui », nous pouvons déclarer « Ni lui ni personne » : aucun homme, violeur ou non, ne mérite de pouvoir décider des choix reproductifs de millions de personnes. Le slogan le plus approprié dans la lutte contre le patriarcat et la Cour suprême serait plutôt le cri de ralliement de la rébellion en Argentine en 2002 : « Que se vayan todos ! » – qu’ils s’en aillent tous. Ils doivent tous dégager.

Plus nous pourrons délégitimer l’influence de la Cour suprême sur nos vies, plus nous rendrons nos alternatives puissantes et créatives, moins nous aurons à craindre les Trumps et les Kavanaughs de ce monde. Construisons une société qui permette à chacun-e une réelle autodétermination. Une société dans laquelle aucun homme ne peut décider de ce que nous pouvons faire de nos corps. Dans laquelle aucun État ne peut nous enlever notre pouvoir de bâtir notre futur.

Notes

[1« Kavanaugh ne devrait pas être à la Cour suprême. Ni personne d’autre. » Traduction du texte réalisée par F.T.

[2Aux États-Unis, les États bleus désignent les États dont les résidents ont majoritairement votés pour le Parti démocrate lors des élections présidentielles, en opposition aux États rouges du Parti républicain.

[3Littéralement « les vies bleues comptent », c’est-à-dire les vies des policiers, slogan créé en réaction au mouvement Black Lives Matter qui se mobilise contre les meurtres de personnes noires par des policiers.

[4La procédure accusatoire est un système de justice dont les règles de procédures reposent sur les parties au litige. Ainsi, les avocats des parties plaignante et défenderesse sont responsables de présenter leur version des faits et de convaincre le juge ou le jury de la justesse de leur cause.