13 juillet 1849 : épidémie de choléra au pénitencier de Tours

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Pendant l’été 1849, la ville de Tours est frappée par une épidémie de choléra. Le 13 juillet, l’épidémie atteint la prison, et se propage à grande vitesse parmi les détenus et le personnel. En quelques jours, soixante-deux détenus meurent de la « trombe cholérique » qui s’abat sur la taule. Nous reproduisons ici le récit qu’en fit le médecin appelé pour traiter l’épidémie [1].

Depuis plus de six semaines le choléra régnait dans notre ville, et, après différentes variations et oscillations, l’épidémie était évidemment en voie de décroissance, ou plutôt elle semblait toucher à sa fin, lorsque le vent d’est soufflant depuis deux jours avec violence, et pendant une nouvelle élévation de la température, elle fit tout à coup irruption dans le pénitencier, et y sévit bientôt avec une violence extraordinaire. Aucune des habitations qui avoisinent cet établissement, et dont il est d’ailleurs entièrement isolé, n’avait été envahie par la maladie, ni ne l’a été depuis ; seulement, deux jours auparavant, la domestique de l’aumônier, qui habite un pavillon adossé à la grille d’entrée, et en dehors de la maison proprement dite, avait succombé assez rapidement à une atteinte du mal. Le jeudi 12 juillet, on se félicitait encore de l’immunité parfaite dont avait joui jusqu’alors la prison cellulaire remarquable par un état sanitaire habituel des plus satisfaisants, et l’on ne comptait précisément ce jour-là aucun malade, quoi qu’on en ait pu dire.

« À midi, il y avait dix nouveaux cas »

Cependant ce que j’appellerai la nuée, la trombe cholérique, allait fondre sur cette prison, jusque-là si manifestement épargnée. Le vendredi 13, vers quatre heures du matin, un premier cas de choléra se déclara sur une femme, et fut bientôt suivi d’un deuxième sur un homme à la galerie du premier étage. Appelé à cinq heures, je constatai ces deux cas, et m’empressai d’en informer l’autorité qui, sur ma demande, ordonna la prompte translation à l’hôpital des deux détenus malades.

À midi, il y avait dix nouveaux cas, parmi lesquels se trouvait un des gardiens ; un peu plus tard, on en comptait quatre autres, puis, vers six heures, deux détenus, dont la mise en liberté venait d’être ordonnée par l’autorité judiciaire étaient pris de vomissements, de diarrhée, de crampes, et bientôt portés à l’hôpital avec ceux déjà désignés. Enfin, à dix heures du soir, nous avions vingt nouveaux cholériques, répartis presque également entre le rez-de-chaussée et les deux galeries supérieures, lesquels, joints au nombre ci-dessus mentionné, formaient un total de 38 cholériques sur 90 détenus, en y comprenant le gardien dont j’ai parlé.

En présence d’une telle calamité, et au milieu d’un pareil désordre, où toutefois, on doit le dire, chacun conserva son sang-froid et comprit toute l’étendue de ses devoirs, grand fut l’embarras, accru encore par le manque de moyens de transports. Une ambulance [2], naguère consacrée aux cholériques, et qui venait d’être fermée depuis peu de temps, fut immédiatement rouverte, et reçut les malades concurremment avec l’hôpital, en nombre à peu près égal. À cet effet, on avait requis des omnibus et des tapissières [3].

Entre temps, les médications jugées les plus opportunes et tous les secours dont on pouvait disposer dans l’établissement étaient administrés avec le plus grand zèle aux malades par les sœurs, les gardiens d’abord, puis par deux ou trois internes de l’hôpital, dont on avait réclamé le concours. Je ne me retirai moi-même qu’à onze heures du soir, cédant aux exigences de la clientèle, et laissant à l’un de ces braves jeunes gens l’exécution de nos prescriptions, et la direction des soins à donner pour les nouveaux cas qui viendraient à se présenter pendant la nuit.

Le lendemain matin, 14 juillet, je trouvai de nouvelles et nombreuses cellules envahies par le fléau épidémique ; une vingtaine de cas s’étaient encore déclarés depuis la veille. En outre, la femme du guichetier, d’une belle et robuste santé, venait d’être atteinte ; il en était de même de la domestique et d’un des enfants du directeur, lesquels, bien entendu, n’habitaient point en cellules ; enfin, dans le cours de cette seconde journée, l’épidémie continua si bien son œuvre de destruction que le soir, à onze heures, il ne restait plus que neuf à dix détenus qu’elle eût encore épargnés, au nombre desquels était une demi-douzaine d’enfants de huit à quinze ans.

Dans une aussi grave conjoncture, l’autorité préfectorale, après en avoir référé par voie télégraphique au ministre de l’intérieur, prit le sage parti de vider totalement le pénitencier, eu évacuant, dans la matinée du 15 sur l’ancien couvent de Saint-François, très avantageusement situé sur les bords du Cher, à trois kilomètres environ de la ville, les détenus restants, l’administration, les sœurs et les gardiens. Cependant le pauvre guichetier, homme vigoureux, demeuré le dernier à son poste, et dont la femme avait succombé la veille, devint malade à son tour, et mourut dans sa famille à cinq lieues d’ici. Le malheureux gardien, chef très assidu à ses fonctions, eut le même sort dans la nuit du 15 au 16. Deux des cinq bonnes et dignes sœurs qui étaient encore toutes saines et sauves le même jour, en arrivant à Saint-François, tombèrent malades dans la soirée, et moururent le lendemain à l’hospice général où elles avaient été transportées. Enfin, deux jeunes détenus, de dix et de quinze ans, parmi ceux évacués sur Saint-François, furent aussi atteints le 18, mais moins gravement, et, transportés à l’hôpital, ils en sortirent heureusement guéris huit jours après.

Parmi les particularités les plus remarquables qui signalèrent ce désastre, il faut noter, et il paraît certain que, sur une quinzaine de détenus mis en liberté par anticipation le premier et le second jour, en vertu des ordres du procureur de la république, plusieurs succombèrent çà et là, soit en différents lieux voisins où ils se rendirent, soit à l’hôpital où ils furent forcés d’entrer. Il en est un certain nombre dont on n’a pu suivre les traces, et dont on ignore le sort définitif. On en cite un qui n’était au pénitencier accidentellement, et par faute de papiers, que depuis six heures seulement, et qui n’en fut pas moins atteint par la cause morbifique à laquelle il succomba le lendemain à six lieues de Tours. On a même fait la remarque que généralement l’épidémie a frappé les premiers ceux qui étaient détenus depuis moins longtemps.

En résumé, 77 détenus furent atteints par la maladie, dont 38 reçus à l’ambulance de Grammont, et 39 à l’hôpital ; sur ce nombre, 62 moururent et 15 seulement guérirent. J’ai déjà dit que trois gardiens sur six, parmi lesquels le gardien chef, la femme de l’un d’eux, la domestique et la petite fille du directeur, avaient été saisis par le mal. Aucune de ces six personnes ne put être sauvée ; elles succombèrent toutes ; l’enfant seule, âgée de trois ou quatre ans, ne succomba que le dixième jour. On se souvient aussi que la première victime avait été la domestique de l’aumônier, femme d’ailleurs déjà depuis longtemps valétudinaire [4]. Ajoutons qu’une jeune fille de dix-huit ans, nommée Pessard, lingère, qui avait travaillé de son état chez le directeur pendant les deux jours qui précédèrent l’invasion, c’est-à-dire le mercredi et le jeudi, sans avoir communiqué toutefois avec l’intérieur du pénitencier, fut atteinte chez elle, rue des Huit-Pics, le samedi suivant, et mourut le dimanche.

Tel est le récit succinct, mais fidèle, d’un des plus tristes épisodes des cruels ravages produits en France par l’épidémie cholérique de 1849.

Notes

[1Ce récit est établi par le docteur Haime, médecin en chef des prisons, professeur de pathologie interne à l’École de médecine de Tours. Il est tiré du Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1848-1849, qui indique en introduction : « Un événement d’une extrême gravité non pas sans exemple pourtant dans les annales des épidémies, mais lequel est de nature à impressionner vivement les esprits, et qui a eu un grand retentissement, vient de se passer au pénitencier de Tours ». Les illustrations proviennent des fonds des archives départementales de Touraine.

[2Le terme « ambulance » désigne ici un établissement hospitalier temporaire.

[3Tapissière : voiture légère ouverte de tous côtés qui sert principalement au transport des meubles.

[4Valétudinaire : qui est souvent malade.