« Si les médecins prennent totalement en charge l’avortement, la libération que nous demandons n’existera pas »

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Dans les années précédant l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, des collectifs s’organisent pour proposer des avortements sécurisés aux femmes qui le souhaitent. Agissant dans la clandestinité, ils utilisent la méthode Karman, du nom d’un psychologue américain qui popularise dans les pays occidentaux une méthode d’avortement par aspiration développée en République populaire de Chine. Le témoignage qui suit est celui d’Odette, infirmière militant au sein du Comité pour la liberté de l’avortement et de la contraception [1].

J’ai connu « Choisir » [2] par le biais de l’hôpital. François et Paul prenaient des gardes dans mon service. Un jour, au restaurant universitaire, ils parlent d’un mystérieux voyage à Londres. C’est surtout Paul qui insistait sur le secret, ce qui aiguisa ma curiosité. Au bout de quelques jours, François et Paul, en service, me demandèrent très souvent des seringues, compresses, aiguilles, et un jour François m’expliqua tout.

C’était l’été, le calme plat ; une ou deux réunions où il y avait très peu de monde, mais sur le plan pratique, l’activité était toujours grande. J’ai assisté deux ou trois fois aux entretiens préliminaires avec les filles. La plupart du temps, chez François, beaucoup de confiance et de compréhension. Cette époque pour moi fut surtout marquée par Jean et François, pas « mec » du tout.

J’ai fait une vingtaine d’avortements

J’assistai (enfin !) à un avortement dans un premier local. J’avoue que les conditions de travail avaient de quoi foutre la trouille ! Je n’ai jamais été à l’aise dans ce local : une prostituée indic en bas, d’interminables escaliers à monter dans l’obscurité, cela ressemblait trop aux sordides histoires d’avortement bien connues. Dans ce local, je paniquais pas mal, je tremblais pour faire une piqûre. Là, j’ai assisté à quelques avortements faits par Jean. J’ai appris à connaître le contact avec les filles ; la gentillesse et la compréhension de François et de Jean m’ont beaucoup aidée.

Après bien des difficultés, nous avons eu un studio. Et là, vraiment, l’anonymat d’un grand ensemble, la clarté des lieux ont totalement changé l’état de clandestinité aigüe que l’on ressentait au début.

J’assistais encore à quelques avortements faits par David : très calme, mettant, lui aussi, en confiance. Et voilà comment je suis arrivée à mon premier avortement. Peu de panique, je l’avoue. Mon métier d’infirmière m’a appris l’asepsie, le maniement des pinces ; la seule vraie difficulté fut la pose du spéculum, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Quelques difficultés à passer le col. Mais la première fois on ne sent rien. Je tiens à souligner la présence rassurante et totalement compréhensive de David. J’y tiens, car cela m’a beaucoup aidée et je sais qu’avec certains autres, j’aurais paniqué.

Sur le plan pratique, j’ai fait une vingtaine d’avortements. J’ai été pendant un certain temps la seule fille à le faire. Cette position m’a pesé, car je souhaitais très sincèrement que d’autres s’y mettent. Je n’ai jamais rencontré de grosses difficultés : c’est une chance ! Quelques difficultés parfois à trouver le col. Egalement pour passer une bougie ou une canule de 8 mm. J’avoue avoir renoncé deux fois et m’être limitée à une 6 mm. Les suites ont prouvé que c’était très bien ainsi.

Sur le plan des relations avec la fille qui avortait, j’avoue que pour moi c’était très important. J’ai eu là aussi beaucoup de chance. La plupart étaient très coopératives et je me sentais plus à l’aise. Je ne garde qu’un souvenir angoissant d’une fille qui a piqué une crise de nerfs et qu’il a fallu (l’intervention) achever très vite.

Je pense qu’il est très important que celui ou celle qui fait l’avortement puisse discuter auparavant avec la fille. Je n’ai pas connu le système des intermédiaires [3] ; au mois de novembre, je partais dans une autre ville. Création inesperée d’une section « Choisir » très rapidement et aussi, très rapidement, le problème des avortements. J’avais promis à François de les faire moi-même dans la mesure du possible. Ce qui fut fait. Je me suis donc occupée des entretiens préliminaires. Je prenais les filles en voiture, je faisais les avortements et nous redescendions ensemble. L’avantage de ce système est de s’occuper de la fille — du début à la fin — mais c’est une difficulté majeure d’habiter à 300 kilomètres de là et fatigant pour moi qui faisais le trajet presque toutes les semaines. Ce problème va être, je l’espère, vite résolu : une équipe de médecins est décidée à passer à la pratique dans ma région depuis le manifeste [4].

Il est absolument absurde de faire de cela une affaire de médecins

Les seules difficultés rencontrées, ç’a été avec Luc et Philippe. Je pense qu’il est très important, dans une équipe comme la nôtre, d’être dans un climat de confiance et de compréhension. Luc et Philippe ont toujours paru loin des autres ; je n’ai jamais senti ce climat de confiance que j’ai eu avec les autres. À la limite, je ne suis pas sûre que, si j’avais appris récemment, Luc et Philippe m’auraient acceptée. Je tiens beaucoup à dire ici le double problème qu’ils posent : au niveau « mec » par rapport aux filles ; au niveau médical par rapport aux non-médecins. Je suis femme et pas médecin, mais j’estime me débrouiller aussi bien qu’eux sur le plan pratique. Il est absolument absurde de faire de cela une affaire de médecins ou d’étudiants en médecine.

Je suis totalement d’accord pour qu’il y ait auparavant de bonnes notions « anatomiques » — connaître les risques courus, avoir de sérieureuses notions d’asepsie et savoir manier le matériel. Cela est à la portée de beaucoup de gens. Il est important que les femmes se prennent en charge. Actuellement, il y a trop de garçons qui pratiquent et pas assez de femmes. Personnellement, je ferai le maximum pour apprendre à d’autres filles et pour éviter la scission médecins et non-médecins.

Si les médecins prennent totalement en charge ce problème, la libération que nous demandons n’existera pas. Ce sera une fois de plus le pouvoir « mec » dominateur. De toute façon, il est trop tôt pour tirer des conclusions ; je pense que l’évolution se fera spontanément. Pour moi, la lutte continue, avec la perspective d’une pratique dans ma région qui se réalisera très prochainement.

Sur le plan clandestinité, que j’ai oublié, je voudrais dire qu’au début j’ai eu très peur, du fait de mon métier. Avec le temps, la peur a diminué et a même totalement disparu. De temps en temps, j’y repense, mais l’action fait oublier.

En conclusion, la méthode Karman ne m’a pas posé de grosses difficultés... jusqu’à présent ; j’ai eu des relations très chouettes avec les filles ; également avec les autres praticiens, ce qui m’a beaucoup aidée. Je regrette beaucoup le manque de contacts et de confiance avec Luc et Philippe.

J’ai senti à un moment le danger de me limiter à un plan pratique et d’oublier l’action militante. Mon retour chez moi m’a permis de faire les deux.

Je voudrais dire, en terminant, que malgré les quelques difficultés rencontrées, tout cela est pour moi d’une richesse extraordinaire.

Notes

[1Ce témoignage est tiré d’un ouvrage collectif publié en 1973, deux ans avant la dépénalisation de l’avortement. Comité pour la liberté de l’avortement et de la contaception, Libérons l’avortement, Maspero, 1973.

[2Le mouvement Choisir la cause des femmes a été fondé par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir en juillet 1971 afin de lutter pour la dépénalisation de l’avortement.

[3Dans l’organisation mise au point par le groupe, les intermédiaires « se chargent des entretiens et de l’assistance de l’avortée avant, pendant et après l’intervention » ; les avortements sont réalisés par les « praticiens ».

[4Le manifeste des 331 est une pétition, parue le 3 février 1973 dans le Nouvel Observateur, et signée par 331 médecins revendiquant avoir pratiqué des avortements malgré l’interdiction de la loi française.