Service militaire : souvenirs d’un appelé tourangeau

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Au mois de janvier 2018, le chef de l’État a réitéré sa promesse de mettre en place un « service national universel » encadré par les armées pour les jeunes de 18 à 21 ans. Le témoignage qui suit rappelle ce qu’était cet exercice imposé à la jeunesse : une vaste entreprise d’abrutissement, entre violence, racisme, humiliations et alcoolisme. Initialement publié dans Le P’tit Rouge de Touraine [1].

Un problème de conscience

J’ai été militaire du 6 août 74 au 7 avril 75. Pendant cette période j’étais capable de percevoir, d’analyser les situations telles qu’elles se présentaient à moi. Pourtant, depuis le début, ma capacité de réaction devant la pression des évènements était quasiment nulle : on me l’avait enlevée. Les épreuves morales que j’ai eu à affronter, je les ai comprises ; mais j’éludais les véritables solutions. Je ne réagissais que par des mots, des mots à voix basse, des mesquineries dont je mesurais toute la dérision. Peur de m’insurger, peur de dire haut ce que chacun pensait. C’était la période des « classes ».

Nous étions une majorité de sursitaires à Fontainebleau. L’ambiance entre appelés était encore relativement bonne et me permit de supporter l’ahurissement éprouvé à cette époque : agressivité encouragée, division des appelés entre eux, rapports humains négatifs, méfiance inouïe, racisme, liberté d’expression pratiquement nulle, dérision des objectifs présentés du service national, dérogations par rapport au règlement, impossibilité de prendre du recul par rapport au groupe, inadaptation du règlement à la France de 75 (...1975).

Mais je me taisais, me disant qu’après tout, d’autres y étaient passés, qui en étaient sortis.... D’ailleurs j’essayais de comprendre la structure, les méthodes, les hommes aussi. J’aurais voulu transmettre mon opinion sur les possibilités d’un service national. Mais je n’étais pas dans un groupe de réflexion...

Le camp du Ruchard

Mon arrivée au camp du Ruchard fut un grand soulagement : le grand air, l’espace, les horizons ouverts, la nature, Tours à proximité... Je travaillais au « Foyer du Soldat ». En fait, il s’agissait de vendre des illusions par paquets, sous forme de canettes de bière. Les abus amenaient souvent des comportements très impulsifs chez les appelés. L’exemple des gradés ne passait pas inaperçu.

Octobre, novembre passèrent. Je ne connaissais pas encore mon emploi du temps définitif : je devais être chauffeur de car à partir de janvier. La situation se dégradait au Ruchard, en même temps que je la percevais de mieux en mieux. Un exemple significatif à l’extrême de cet état d’esprit : le cas C. Arrivé de la veille, il s’est fait rouer de coups, a subi des vexations personnelles graves. Sa personnalité s’en est trouvée touchée d’une façon durable ; au point qu’il a dû être réformé au bout de quelques semaines. La passivité des autres appelés durant cette agression est connue. Ces mêmes appelés qui bénéficieront de jours de « bon soldat » ; à qui l’on délivrera des « certificats de bonne conduite » ; enfin des hommes, en un mot.

Le niveau de communication que j’entretenais alors était totalement superficiel... j’essayais de m’adapter. Mais j’étais l’intellectuel... Je ressentais très durement la situation de ces appelés, comme moi, qui pourrissaient en vase clos.

Le vide

C’est le vide là-bas, stérile, négatif... et j’étais sans armes. Moi, chargé de relations publiques dans le civil, je ne trouvais pas les mots, les moyens pour aider ces adolescents qui sombraient dans une inconscience réelle. Mais, à ce moment, j’avais encore l’extérieur : je sortais le plus souvent possible. Presque de l’obsession. Dehors, j’en arrivais à ne plus pouvoir parler que de ma situation relative dans ce milieu déplorable.

Et j’étais incapable de réagir. Que faire ? Qui alerter qui comprenne vraiment ? Qui pourrait influencer les responsables véritables de cet état de chose ? En fait, je ne voulais pas me signaler, compromettre mon travail. J’avais un rôle à jouer dans le civil, plus important. N’allait-on pas me considérer comme un élément subversif ? Je stagnais. J’avais demandé à avoir officiellement un peu de temps pour étudier. Ce qui aurait pu être accordé me fut refusé, malgré moi. Mes études étaient au point mort. Mon courrier tendait vers zéro. Mes lectures n’étaient que souvenirs. Mes amis chez qui je trouvais un certain réconfort ne pouvaient comprendre que partiellement ma situation. Mais je tenais encore très bien.

Janvier et février étaient passés. Mars. Plus que quelques mois, je sentais déjà la partie gagnée. J’étais tranquille, une « petite vie pépère ». Tout le monde m’enviait (sic). De quoi aurais-je eu l’audace de me plaindre ? On se pose sûrement cette question au Ruchard à l’heure actuelle.

Et bien, c’était le fond, l’essence de cette structure dont il s’agissait. Au Ruchard comme à Fontainebleau, et ailleurs sans doute, l’armée me semblait n’être qu’une gigantesque organisation isolée dans le temps et dans l’espace, dans la société française. Organisation dont la devise aurait pu être : « Le biceps, la fesse, et l’ivresse... »

J’ai bien ri parfois. J’ai souvent été consterné par ce que j’ai vu : des adolescents ont été abrutis, rendus alcooliques, devant moi, inconsciemment, à cause de la déchéance dans laquelle ils se trouvaient confinés. Là réside la force du système militaire : « La discipline fait la force des armées ». Là réside le fameux malaise de l’armée : on n’a plus besoin de pantins dans la France de 75, mais d’hommes actifs, responsables.

Pertes de mémoire

Des réactions bizarres. Je me surprenais à avoir des comportements étranges : pertes de mémoire, mauvaise diction, orthographe aberrante. Je ne savais plus convaincre, aller jusqu’au bout de ma pensée. Je n’étais plus sûr de moi. Peu à peu je doutais de ce qui avait fait ma force, mes idées, ma conception des choses. Rapidement je n’avais plus envie de me trouver avec les gens chez qui j’étais allé.

Cela m’apparut d’une façon flagrante pendant ma « détente », la semaine dernière. A la fin de cette semaine, le dimanche, au retour d’une visite, je me sentais seul, très seul. Sans idées, sans objectifs, sans cet espoir d’agir, de faire, de créer que j’avais eu jusqu’alors. Je savais que cet emploi auquel je me consacrais ne serait plus le mien après l’armée. Je ne m’en sentais plus capable. Or c’était ce à quoi je m’étais raccroché pendant ces huit mois.

Lundi 7 avril, le lendemain, j’étais présent à 5h30 pour reprendre mon travail au camp. L’après-midi, après le dentiste, je m’esquivais en douce. J’ai marché longuement dans Tours. Très vite, les éléments autrefois disparates se composaient, s’assemblaient. Tout était soudain plus clair. J’avais eu une véritable prise de conscience. Je me sentais enfin moi-même.

Une longue, trop longue nuit de plusieurs mois s’achevait. Je me réveillais, calme, lucide. D’abord, il me fallait du temps pour parer au plus pressé : réfléchir, pour comprendre. Que m’était-il arrivé ? Comment ma conscience s’était-elle endormie à ce point, si longtemps ? Je devais m’en sortir. J’avais été dupé, trompé. Ma réaction allait être à la hauteur de ma déception : TOTALE.

Je n’étais plus militaire

Le lendemain matin, mardi 8 avril, je rentrai au camp en tenue à 7h . J’enfilai mes vêtements civils, définitivement, et allai me promener dans les landes du camp. J’avais joué le jeu pendant 8 mois ; tant que cela m’avait paru normal. Désormais cela ne l’était plus. La nature humaine mérite mieux... elle est tellement plus riche.

Je visitai quelques sites qui me tentaient depuis longtemps et me donnai ces premiers instants de réflexion qui me firent beaucoup de bien. Je rentrai au camp vers 15h. La suite est connue : « explication » ; tension nerveuse ; hospitalisation ; grève de la la faim.

Ce que j’espère ? Sortir, en homme libre. Cela m’aidera à me reconstruire après cette expérience. J’ai besoin de confiance, de sincérité, de chaleur humaine avant tout.

Maintenant ma question, c’est celle d’un homme sain d’esprit, responsable, sincère et désormais déterminé : comment un tel système peut-il exister, en 1975, en France ?

M.P. Le 10-04-1975

Illustration par Fraser Elliot, CC BY-NC 2.0.

Notes

[1Le P’tit Rouge de Touraine, 24 janvier 1976. Le témoignage était introduit par le texte suivant : « M.P. dont nous reproduisons le témoignage ci-dessous, est allé à l’armée comme 300 000 autres chaque année. L’armée n’était qu’un mauvais moment à passer, mal nécessaire, dont il se serait bien passé. Étudiant ouvert aux problèmes de notre temps, M.P. n’était pas spécialement politisé ni antimilitariste. Mais ce qu’il a vu à Fontainebleau et au camp du Ruchard (40 km de Tours), confronté à sa sensibilité, l’a forcé à réagir. Comme il l’explique, un jour il a tout plaqué, fermement décidé à ne plus être militaire. M.P. a dénoncé dans une lettre ouverte en Mai dernier ce qu’il avait vu. La Grande Muette a eu peur qu’il se suicide et l’a libéré. Il a eu de la chance, il n’a pas effectué ses trois derniers mois de Service National. Il parait, d’après certaines informations, que la situation qu’il a dénoncé au camp du Ruchard s’est nettement améliorée. »