Mai 68 en Touraine : première semaine, la montée en puissance

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Retour sur les événements des mois de mai et juin 1968 en Touraine. A partir du lundi 13 mai, des milliers de salarié-es vont entrer en grève. En première ligne : les cheminots, les gaziers-électriciens et les métallos.

Lundi 13 mai

A Tours, à l’appel de plusieurs syndicats et partis politiques (UNEF, CGT, CFDT, SNI, FEN, SGEN, PCF), ce sont entre 10 000 à 12 000 personnes qui manifestent (4 000 selon La Nouvelle République) dans la rue pendant trois heures entre la place Anatole France et la place du commandant Tulasne. Parmi les manifestant.es, des salariées de chez Indreco, boîte du textile où les ouvrières se mettent pour la première fois en grève, à l’incitation de syndicalistes de la CFDT. Les mots d’ordre sont les suivants :

  • Augmentation des salaires ;
  • Salaire minimum ;
  • Abrogation des ordonnances sécurité sociale ;
  • Plein emploi pour tous ;
  • Respect et extension des libertés syndicales.

Les slogans fusent : « Halte à la répression policière », « Solidarité étudiants-travailleurs », « Dix ans, ça suffit ».

Dans le cortège des cheminots plusieurs membres de la minorité révolutionnaire de FO brandissent un drapeau rouge et noir malgré le service d’ordre du Parti Communiste. Plus tard ces mêmes personnes construiront le Comité d’action des cheminots (et beaucoup plus tard retrouveront Sud-Rail).

A la fin du cortège, plusieurs interventions ont lieu : un étudiant, M. Cardi : « Un profond désarroi a saisi le pays après la sauvagerie de la répression des forces de l’ordre… la voie de l’unité travailleurs-étudiants est ouverte...  ». M. Rodor de la FEN prendra aussi la parole : « Nous sommes aussi en grève parce que le gouvernement a une façon de considérer l’Education Nationale qui ne nous convient pas. La tradition de l’Université française est plus ancienne que le gouvernement actuel, nous sommes contre un gouvernement de répression ». Un syndicaliste viendra conclure les prises de parole :

« Rien de ce qui se passe d’important dans le pays n’échappe à la vigilance des travailleurs (…) devant le danger le pouvoir a utilisé la force et la violence. Ce fut une brutalité inouïe, bouleversante, aux revendications légitimes. ».

A Loches, 140 travailleurs et une quarantaine de lycéens remettent une motion de soutien aux étudiants parisiens à la Sous-Préfecture, demandant la « fin de la répression, l’amnistie de tous les manifestants condamnés et la restauration des libertés syndicales et politiques dans leur intégralité ». Dans l’arrondissement, une coupure de courant générale est organisée de 8 h à 13 h, on compte environ 80 % de grévistes dans la majorité des entreprises (84 sur 104 à l’EDF). A Preuilly, les établissements Dennery sont totalement fermées. A Chinon, « tous les employés ont cessé le travail ».

Dans le département, les premiers à se mettre en grève sont les cheminots, les gaziers-électriciens, les métallos (Cadoux, SKF). Les perturbations sont partout : dans les administrations, pour la distribution d’électricité, dans le trafic des trains, dans les établissements scolaires (les Facultés de Droit et d’Économie ont annulé les cours)... Des cortèges sont visibles un peu partout : Amboise (200), Saumur (1 000), Blois (2 500), Vendôme (1 000)... En Indre-et-Loire, on compte pas moins de 38 000 travailleurs (dont 4 000 enseignants) et 5 000 étudiants/lycéens en grève pour 24 heures.

Le reste de la région n’est pas en reste : 85 % de grévistes dans le Loir-et-Cher (60 % aux Ponts-et-Chaussée, 100 % chez les cheminots) où l’activité industrielle s’est arrêtée faute d’électricité ; 5 000 manifestants dans le Maine-et-Loire ; ni trains ni courant dans l’Indre, avec plusieurs milliers de manifestants à Châteauroux et Issoudun ainsi que de nombreux débrayages (manufacture de tabac, EGF, PTT...) ; grosse manifestation à Poitiers (8 000) ; 2 500 dans les rues de Bourges et 80 % de grévistes dans l’enseignement dans le Cher (90% chez les municipaux) ; grosse mobilisation dans le Loiret avec des délestages des ouvriers de l’EDF dans la métallurgie et le bâtiment, 5 000 manifestants et plusieurs occupations d’usine décidées (Châlette, 2 000 ouvriers pour) et rassemblements dans les grosses usines (CIT, GESA...) ; 60 % de grévistes dans les Deux-Sèvres avec une grève des enseignants presque totale et 4 000 manifestants à Niort.

Dans la Sarthe, les choses se gâtent : au Mans, après une manifestation où 25 000 personnes ont défilé dans les rues, 200 jeunes continuent après la dispersion vers la préfecture. Cinq heures durant, entre 19h et minuit, une bataille rangée s’opère entre les forces de l’ordre et les jeunes. Une barricade sera montée à l’entrée de la place Roosevelt et de la place Aristide Briand. Bilan : 40 blessés dont 7 parmi les forces de l’ordre et 7 étudiants qui doivent être conduits à l’hôpital en ambulance, et 66 interpellations (dont 16 mineurs, 2 collégiens, 6 étudiants).

Mardi 14 mai

L’université est « très perturbée » et les étudiants viennent aux portes des usines pour créer du lien avec les travailleurs.

Sous l’impulsion de Georges Fontenis, les cheminots d’hier, avec des étudiants et des représentants lycéens, aidés d’opposants communistes et de maoïstes de diverses variétés, tous ensemble créent le Comité d’Action Révolutionnaire (CAR), qui finira par inquiéter la préfecture et le ministre de l’intérieur de l’époque puisqu’à l’origine de quelques grèves et occupations, et en lien direct avec le mouvement du « 22 mars » à Paris.

A Tours, le CAR est animé par Michel Desmars, organisateur de la lutte des cheminots, et par Fontenis, il comprend des étudiants (surtout de sociologie, psychologie, médecine et droit) proche du guévarisme, des lycéens de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR), des militants du PSU, des jeunes communistes, des enseignants et des maos du Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France (PCMLF). Certains travaillent pour la SNCF, SKF ou Indecro. En tout, le groupe comptera une cinquantaine de membres

Mercredi 15 mai

Le Bureau Confédéral de la CGT fait passer le mot :

Agissez sans attendre avec vos syndicats, rassemblez vous sur vos lieux de travail, participez, à la détermination des revendications et des modalités de l’action dans vos entreprises, vos branches d’industrie et vos régions.

A l’UD CGT du Loir-et-Cher on sur-enchérit :

L’unité à la base est possible ; il faut élargir le mouvement ; prendre la parole partout, négocier, sur des bases revendicatives claires, faire le maximum pour l’unité d’action sans compromis sur nos positions de lutte de classe. Le renforcement de la CGT doit être le souci permanent.

Jeudi 16 mai

Les choses s’accélèrent à l’Université de Tours : une Assemblée Générale des étudiants de Droit et de Sciences économique s’organise. Il est décidé de repousser les examens de 15 jours. L’Association départementale des conseils de parents d’élèves vote une motion de soutien aux étudiants. Parallèlement la nouvelle constitution de la Faculté des Lettres entre en vigueur. A cette occasion, la Faculté est occupée à partir de 20 h. Les étudiants de Poitiers obtiennent ce même jour la parité étudiants/professeurs dans la gestion de la Faculté des Sciences

Plus tôt dans la journée une délégation des étudiants des Beaux arts de Tours s’est présentée à la table ronde de Rennes regroupant des délégués de chaque école en France. Cela s’organise aussi à la Faculté des Lettres de Poitiers où une réunion UNEF, FNED et administration a lieu.

A Orléans de nombreux débrayages ont lieu à l’UNELEC à partir de 14 h 45, suivi d’une occupation des bâtiments. Dans la foulée, 250 ouvriers bouclent le patron dans les locaux, avec le soutien des organisations syndicales locales. 60 ouvriers maintiennent la pression durant la nuit. Au Mans, ce sont 4 000 ouvriers qui se retrouvent à 16h au meeting de la CGT-CFDT.

Vendredi 17 mai

Ce vendredi 17 mai, la Faculté des Lettres est toujours occupée. Dans le même temps, les étudiants de Science préparent l’organisation d’un vote pour la suite à donner aux examens : boycott, examens repoussés, suppression de la session juin. Les étudiants de Médecine votent en majorité pour le report (128 sur 182), pour laisser le temps à une commission paritaire professeurs/étudiants le temps de régler les problème à la Faculté.

Dans les organisations politiques et syndicales, les réunions deviennent quotidiennes. Les cheminots et les travailleurs d’EDF décident de se mettre en grève illimitée à partir du samedi 18 mai à minuit. Des piquets de grève sont organisés à cette occasion. A Blois, 60% des ouvriers de Air-Equipement ont cessé le travail à 10h30, prélude à 39 jours de grève.

Le Parti Communiste Français de Saint-Pierre-des-Corps déclare :

« Il importe maintenant que la lutte se développe dans la cohésion de la classe ouvrière, des enseignants et des étudiants. Le mouvement est capable d’imposer à la fois les mesures d’urgence que la situation de l’université appelle et la satisfaction des revendications ouvrières les plus pressantes. Si l’entente des partis de gauche ouvre demain une perspective claire, les jours du régime de pouvoir personnel sont comptés. (…) Il appelle la population d’Indre-et-Loire à l’action unie et solidaire pour modifier radicalement le cours de la politique française, pour la démocratie et le socialisme »

Dans le reste de la région, cela commence à bouger un peu partout : au Mans, les ouvriers de Renault occupent l’usine et se mettent en grève illimitée. Ils réclament une « augmentation de salaire, un système de pré-retraite pour tout le personnel, une réduction des horaires sans perte de salaire, la suppression des minorations sur les primes, 45 minutes de casse-croute payés sans récupération sur la production, pas plus de 47h, 30h en 5 jours ». La succursale de la régie est elle aussi occupée. Un meeting réunit 6 000 ouvriers : « Les ouvriers sont bien décidés à poursuivre leur mouvement jusqu’à satisfaction complète de leurs revendications ». Des réunions s’organisent pour étendre le mouvement aux autres usines mancelles.

A Orléans, les étudiants de La Source apportent leur soutien aux ouvriers de l’UNELEC et viennent ravitailler les ouvriers qui ont occupé l’usine la nuit dernière. Le préfet, M. Juillet, intervient pour faire libérer le patron toujours coincé dans l’usine, sans succès. L’usine de la régie Renault à Saint-Jean-de-la-Ruelle est occupée le matin, et décision est prise par 800 ouvriers de l’occuper 24h/24 pour une durée illimitée. Plus tard dans la journée, l’usine Thermor-CEPEM est elle aussi touchée : partie de l’atelier d’émaillerie, la grève touche quatre ateliers, mobilisés pour une augmentation de salaire et de meilleures conditions de travail. Dans le Cher, à Nord-Aviation est voté l’occupation de l’usine à partir de lundi ; à Bourges et Vierzon, les lycéens accompagnés de leurs enseignants votent une grève de 8 jours.

Samedi 18 mai

A l’appel de la CGT (y compris cadres), de la CFDT et de FO, l’ensemble des cheminots roulant sont en grève : « Abrogation des ordonnances antisociales, augmentation des salaires et retraites, durée et conditions de travail, respect et extension des libertés et droits syndicaux, défense des nationalisations et réforme de la fiscalité ».

A Orléans, la grève de l’UNELEC s’est étendue à 95% du personnel, employés et ouvriers ; le directeur, M. Lahontas, est toujours prisonnier du comité de grève dans son bureau. Au Mans, la grève illimitée est actée chez Renault ; la CGT refuse l’entrée de l’entreprise à toute personne étrangère à cette dernière.

Dimanche 19 mai

Dans son numéro local du week-end, La voix du peuple recadre La Nouvelle république :

« On sait que la NR n’a jamais brillé par l’objectivité de ses informations concernant l’activité du mouvement ouvrier. (…) Combien de fois son principal éditorialiste du samedi ne fait-il pas son petit numéro d’anti-communisme ? Mais, depuis une semaine, au travers du mouvement universitaire, de solidarité agissante des travailleurs, la NR semble s’être dépassée, non seulement par son manque d’objectivité et d’information mais son abaissement intellectuel (...) quand elle titre « la police nettoie le quartier latin ». Voilà qui ne rehausse pas le prestige de ce journal toujours présent pour défendre une mauvaise cause, celle de la grande bourgeoisie. »

A Blois, le drapeau rouge flotte au fronton de la gare, occupée par les cheminots.

Lire la suite : Deuxième semaine, l’apogée.