Le facteur et le chronomètre : enquête sur l’organisation du travail des facteurs

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Dans Le caché de La Poste, publié aux éditions La Découverte, le sociologue Nicolas Jounin plonge dans le quotidien d’un bureau de poste pour dévoiler les mécanismes qui gouvernent l’organisation du travail des facteurs et factrices.

Deux salariés de La Poste en CDD sont chargés de distribuer le courrier de la tournée 21, en remplacement du facteur qui en a habituellement la responsabilité. Les deux ont été formés sur le tas. Après une tournée de 6h30, soit 13h de travail rémunéré, ils reviennent au centre de distribution avec des courriers non distribués. Dans ce centre, une réorganisation est en cours. Et « l’organisateur » est formel : cette tournée doit normalement être effectuée en 3 heures, 43 minutes et 59 secondes. Soit trois à quatre fois moins de temps qu’il n’en a fallu à Nicolas Jounin et son collègue pour la réaliser.

« Trois heures, 43 minutes et 59 secondes. Je n’en reviens toujours pas. C’est la durée que l’“outil” de Dominique, l’organisateur, affiche pour la tournée 21 à la cité des Sauterelles. Une durée dont La Poste déduit qu’il y a de la marge pour le facteur, du gras à éliminer dans son emploi du temps, du boulot à rajouter dans sa journée. Une durée si éloignée de mes performances, et même des horaires dont Romuald a l’habitude, alors qu’il est titulaire de la tournée. Une durée, pourtant, que Dominique qualifie de “réelle”, sans craindre la redondance. »

Cet écart entre le travail réalisé par les facteurs et les normes et cadences auxquelles ils sont soumis est au cœur de l’ouvrage de Nicolas Jounin. Embauché en CDD dans un centre de distribution, il a enfourché un vélo, a été équipé d’une sacoche, et s’est trouvé aux premières loges d’une de ces réorganisations qui frappent les agents de La Poste à intervalles réguliers. Son enquête croise son expérience directe de l’activité de facteur en milieu urbain, les ressentis de ses collègues confrontés à une nouvelle réorganisation, et une analyse de la logique qui guide l’établissement de la charge de travail des salarié·es de La Poste.

Les constats sur lesquels s’appuie Nicolas Jounin pour réaliser son enquête ne sont pas neufs. En 2016, Laurent, un syndicaliste de La Poste, nous expliquait :

« La direction ne communique pas sur les chiffres qu’elle utilise, ni sur la manière dont elle fixe les normes et cadences utilisées pour piloter l’activité. Mais elle utilise ces chiffres pour supprimer des emplois et des tournées. Pendant ce temps-là, les tâches à accomplir demeurent, ce qui entraîne une intensification parfois ubuesque du travail. [...]

Les temps nécessaires pour réaliser les tournées sont calculés depuis le siège, sans tenir compte de la réalité du terrain. La Poste a calculé le temps nécessaire pour réaliser chaque opération, au dixième de seconde près, de la réexpédition d’un courrier à la remise d’une lettre recommandée. Mais les temps calculés ne tiennent pas compte des sens de circulation, de la hauteur des trottoirs, de l’âge de l’usager auquel le facteur doit faire signer le recommandé, ou même de l’âge du facteur. Pour les plus âgés des facteurs, les fins de carrière sont difficiles ; même chez les jeunes, on observe des inaptitudes liées au travail, tant le travail s’est intensifié. »

En cherchant à remonter à la source de ces « normes et cadences », Jounin retrace les évolutions qu’a connues La Poste au cours des dernières décennies, et notamment le recours à l’« organisation scientifique du travail »– plus connue sous le nom de taylorisme – pour la distribution du courrier. Cela donne lieu à des échanges imaginaires (et pas toujours convaincants dans la forme) entre l’auteur et Frederick Taylor, le concepteur de la méthode du même nom, qui exposent les énormes biais sur lesquels s’appuie ce mode d’organisation du travail.

Le recours au taylorisme n’est pas nouveau dans l’histoire de La Poste : le syndicat CFDT des travailleurs des P.T.T. le critiquait déjà dans son bilan de la grande grève qui avait touché l’entreprise en 1974 [1]. Mais son application à la distribution du courrier est assez récente : pendant longtemps, il était établi qu’« en raison des nombreuses et inévitables disparités existant sur le terrain, dues à des comportements humains différents ou résultant de particularités géographiques, chaque situation ne peut valablement être appréhendée qu’en prenant en compte des spécificités locales, rendant par là quasiment inopérante une éventuelle méthode universelle applicable dans tous les cas de figure ».

L’analyse de la mise en œuvre de cette « méthode universelle » précédemment décriée, et la description de ses effets sur les facteurs et factrices, est édifiante. Jounin montre des travailleurs abîmés, physiquement et psychiquement, par l’intensification du travail.

« Le plus déconcertant, c’est que même en travaillant mal, je ne tiens pas mes horaires. Depuis la réorganisation, je débute à 6h30, dix minutes environ avant ma prise de service officielle ; et je ne termine pas avant 15 heures, atteignant parfois 16h30, soit entre 1h30 et 3 heures après la fin de service théorique. [...] Lenteur de débutant ? Certes. Le responsable des ressources humaines m’avait prévenu. Les difficultés des novices sont connues, à défaut d’être adoucies. Dans ses calculs, l’organisateur n’a que des facteurs confirmés, comme si un effectif ne pouvait être constitué que de ça, comme si une usine mystérieuse fabriquait des facteurs tout prêts à servir, sans rodage. Mais à y regarder de plus près, les confirmés tirent la langue eux aussi. Astrid dépasse “tous les jours”. [...] Maxime, hier, voulait “pleurer”. »

Cette enquête permet également aux lecteurs et lectrices d’appréhender la réalité de l’activité des postiers, et notamment d’obtenir une réponse à une question récurrente : pourquoi le facteur n’a-t-il pas sonné pour me remettre mon recommandé, alors que j’étais chez moi ? C’est que, pour faire face à la charge de travail calculée par les outils de sa direction, le facteur ou la factrice n’a souvent pas d’autre choix que d’« aviser » [2] directement la lettre ou le colis concerné, sans même l’emmener en tournée. La dégradation des conditions de travail des facteurs a pour corollaire la dégradation du service public postal.


Nicolas Jounin, Le caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, Éditions La Découverte, 2021, 20 €.

Notes

[1« Les travailleurs des P.T.T. subissent actuellement une déqualification massive. Cette déqualification est la conséquence la plus directe de la recherche de la rentabilité maximale et de l’introduction des nouvelles techniques. Avec un demi-siècle de retard, les P.T.T. adoptent aujourd’hui la division et la parcellisation du travail selon les méthodes du « taylorisme ». À un moment d’ailleurs où, à la suite des luttes menées par les OS, une partie du patronat remet en cause l’efficacité de telles méthodes de travail. » Fédération démocratique des travailleurs des P.T.T., Des « idiots » par milliers, Maspero, 1975.

[2« Laisser un avis de passage dans une boîte aux lettres pour un objet qui n’a pas pu être remis en mains propres à son destinataire. L’objet est renvoyé dans un bureau d’instance, dont l’adresse est indiquée sur l’avis. Les objets en question sont principalement des lettres recommandées, mais il peut aussi s’agir de colis qui ne rentrent pas dans la boîte aux lettres. » Le livre se termine par un lexique, bien utile pour comprendre le vocabulaire employé dans les centres de distribution.