« Devenir Tours » : avec son appel à projets innovants, la mairie livre la ville aux promoteurs

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Le 5 février 2020, la mairie de Tours présentait dans les locaux de Mame les lauréats de son « appel à projets innovants », une initiative lancée en direction des promoteurs pour reconvertir huit « sites urbains » – et qui se traduira par un transfert massif de foncier public vers le privé.

Ce soir-là, devant un parterre d’élu-es, d’architectes, d’habitant-es et de promoteurs, Christophe Bouchet rappelle l’ambition du projet lancé un an plus tôt : cet appel à projets innovants (API) a vocation à « réinventer la ville ». Au début du processus, le maire expliquait qu’il souhaitait « la réalisation de projets audacieux » pour « enrichir la ville de demain ». Ce 5 février, « l’API Party #2 » organisée dans les locaux de l’ancienne imprimerie Mame, reconvertie en espace de coworking et en incubateur de startups, vise à présenter les projets qui ont été retenus par la municipalité [1].

La démarche lancée par la mairie de Tours, baptisée « Devenir Tours », s’inscrit dans la lignée de l’initiative « Réinventer Paris », lancée en 2015, et qui a essaimé dans toute la France : « Imagine Angers », « Dessine-moi Toulouse », etc. Rien d’original, donc, dans la procédure initiée par la municipalité.

Ces « appels à projets urbains innovants » (APUI) sont avant tout des opérations de cession de foncier. À Tours, huit sites rentraient dans le périmètre de l’API : le pavillon de Condé, rue du Plat d’Étain ; le Hangar Col, rue du Général Renault ; l’EHPAD de l’Ermitage, sur le coteau nord de la Loire ; le parking de la rue de Jemmapes, à Tours Nord ; l’échangeur de l’A10 ; un îlot de la ZAC des Casernes ; une parcelle située au Sanitas ; le site Saint-Sauveur, ex-Projet 244 [2]. En tout, plus de 60 000 mètres carrés de foncier public, appartenant à différents propriétaires : métropole, syndicat des mobilités, CHU, bailleurs sociaux, mairie…

Contournement du code de la commande publique et soumission aux promoteurs

L’une des originalités des APUI consiste à céder plusieurs parcelles en même temps, et à les céder non pas au plus offrant, mais au plus « innovant ». Cela permet de mutualiser des frais administratifs tout en donnant de la visibilité à l’opération : on ne se contente plus de vendre une parcelle en friche à un promoteur, on « réinvente la ville ». En même temps qu’elle abandonne toute ambition urbanistique en déléguant la conception de la « ville de demain » aux promoteurs privés, la collectivité se met en scène de manière tapageuse comme actrice d’une démarche novatrice et ambitieuse. Le recours à cette procédure s’inscrit à la croisée de deux phénomènes : le besoin de liquidités qui pousse les collectivités à céder leur foncier, sur fond de baisses de dotations de l’État, et le triomphe de la doxa néolibérale qui veut que les acteurs privés soient les mieux à même de répondre aux enjeux urbains, économiques ou sociaux. En cédant les parcelles, la ville obtient de nouveaux programmes urbanistiques sans dépenser un centime.

Projet de Bouygues Construction pour le site Saint-Sauveur : « Construction et végétal sont conçus de manière complémentaire et font tous autant sens pour le projet, labellisé BiodiverCity ».

Les APUI se caractérisent également par ce que l’architecte Yann Legouis décrit comme « un tempo infernal » [3]. Dans la démarche initiée par la ville de Tours, moins d’un an séparait le lancement de l’appel à projets et l’annonce des lauréats. Ce raccourcissement des délais par rapport à des procédures classiques se fait au détriment de la phase de diagnostic et du temps d’étude. De plus, la nature de la procédure empêche l’expression de l’intérêt général par la collectivité : les groupements constitués en vue de répondre à l’appel à projets doivent avoir carte blanche, sous peine de voir les procédures requalifiées en marchés publics (maîtrise d’ouvrage public ou concession d’aménagement) [4]. Pour s’éviter les contraintes du code de la commande publique, peu compatibles avec le désir de « créer un électrochoc pour rendre possible l’émergence de projets audacieux », la mairie de Tours a donc fixé des objectifs réduits : « mixité fonctionnelle », « pas de logements locatifs sociaux », « créer du lien entre plateau et pied de coteau », etc. La collectivité n’impose plus un cahier des charges, en lien avec sa connaissance du territoire et la recherche du bien-être de ses habitant·es : elle se soumet aux idées, aux conceptions et au bon-vouloir des promoteurs. On passe d’un urbanisme de la demande à un urbanisme de l’offre.

Végétalisation, fablabs et air du temps

Ces conditions, ainsi que le recours à la notion floue « d’innovation », favorisent l’émergence de projets guidés par les modes plutôt que par les besoins propres au territoire. Les rendus d’architectes et les discours qui les accompagnent donnent d’abord l’illusion de projets singuliers, rivalisant de créativité. Mais l’on constate vite qu’on est face à des produits standardisés, pensés pour coller à l’air du temps en matière de politiques urbaines. Ce phénomène est bien illustré par la synthèse des projets des finalistes mise en ligne par la mairie de Tours. On y lit notamment :

« Tous les projets proposés sans exception incluent une végétalisation forte des espaces urbains. […] Aux espaces de co-working, maintenant bien connus, se sont ajoutés les tiers lieux ou les logements en co-living. [...] À noter que l’économie sociale et solidaire est largement convoquée dans les projets finalistes. Les nombreuses initiatives de recycleries de quartier et de fablabs par exemple visent à la fois à accentuer le lien social et à participer à une dynamique de développement durable. » [5]

La mairie semble se féliciter de ces propositions qu’elle qualifie d’innovantes, sans comprendre qu’il s’agit avant tout de plaquer des thématiques à la mode déclinées à l’infini par les promoteurs, sans considération pour les territoires accueillant les projets ainsi conçus. Loin de témoigner d’une quelconque innovation, ces projets sont au contraire très homogènes, et on aurait bien du mal à distinguer un projet destiné à l’APUI initié à par la ville d’Angers d’un projet destiné à répondre à l’API de la ville de Tours. Les mêmes arbres poussent sur les mêmes façades, et la même langue de bois accompagne les mêmes maquettes.

Le projet de Marignan pour les Casernes Chauveau prévoit l’implantation d’une école d’architecture, d’une épicerie vrac, d’un restaurant écoresponsable et d’une pharmacie naturelle-herboristerie.

L’insistance sur le végétal, la culture, les mobilités douces, l’artisanat, le coworking [6], ferait presque oublier que les promoteurs ne construisent pas ces projets par philanthropie, mais qu’ils sont guidés par un souci de rentabilité. Il s’agit en fait de coller aux valeurs et aspirations supposées des classes moyennes et supérieures urbaines qu’il convient d’attirer dans les programmes de logements – dont on a bien pris soin de bannir tout logement social.

Derrière les efforts de communication et le vocabulaire outrancier employé pour décrire les projets [7], c’est donc avant tout à un nouvel effacement de l’action publique auquel on assiste avec cet appel à projets innovants. La ville brade ses terrains et espère que les programmes immobiliers conçus par les promoteurs seront suffisamment clinquants pour renforcer l’image de la ville dans un contexte de concurrence interurbaine.

Le 5 février au soir, sur la scène installée pour présenter les projets lauréats, une ambassadrice de la marque touristique « Tours Loire Valley » demandait poussivement aux membres des différents groupements comment leur projet participerait au rayonnement de la ville de Tours. Car il s’agit avant tout d’attirer ressources, emplois, et capital dans la ville néolibérale.

Notes

[1Les projets lauréats peuvent être consultés dans ce document.

[2Voir la présentation des sites dans le dossier de presse de la mairie.

[3Voir « Vert, une architecture ? », intervention publique à la Société Française des Architectes le 25 mai 2018.

[6L’expression « espaces de coworking » remplace quasiment systématiquement l’expression « espaces de bureaux », sans doute parce que le passage à l’anglais et le préfixe « co » permettent de diffuser des valeurs plus positives.

[7On peut citer les efforts déployés par le Polau pour présenter son projet sur le site de l’échangeur de l’A10 : « Imaginé dans le cadre de l’appel à projets innovants Devenir Tours, ÈRE 21 n’est pas une opération immobilière au sens strict du terme. [...] Le site et les enjeux de sa transformation sont traversés par la question des transitions. [...] Transition dans la représentation du site et dans ses usages à venir en transformant l’image d’un délaissé déprécié en espace potentiel qui agrège différents communs. » Voir Ère 21 : du parlement de Loire à la métropole jardin.