« Bâillonner les quartiers » : mobilisations populaires et dispositifs participatifs

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Dans Bâillonner les quartiers. Comment l’État réprime les mobilisations populaires, publié aux éditions Les étaques, le sociologue Julien Talpin décrit les stratégies employées par le pouvoir pour réprimer les mobilisations dans les quartiers populaires.

De la disqualification des militant-es, qualifié-es de « racailles » ou accusés de « communautarisme », à l’asphyxie financière des associations jugées trop remuantes, le chercheur s’appuie sur des enquêtes et entretiens pour montrer comment les luttes politiques des quartiers sont empêchées, qu’elles visent à dénoncer les violences policières ou à réclamer une amélioration du cadre de vie. Il consacre notamment un chapitre à la démocratie participative, utilisée pour « briser le front de la critique et faire taire les oppositions ». Nous reproduisons ici un extrait de ce chapitre, qui porte sur les conseils citoyens.

Les conseils citoyens face à la reproduction institutionnelle

Créés en 2014 à l’occasion de la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, dite loi Lamy, les conseils citoyens constituent la dernière incarnation d’une démocratie participative procéduralisée réservée aux « quartiers prioritaires ». Composés pour moitié de citoyens tirés au sort et pour moitié de forces vives, notamment associatives, ils cherchent à dépasser l’opposition entre participation des habitants et corps intermédiaires. Mieux, tirant les leçons de l’échec des conseils de quartier, les conseils citoyens se voulaient relativement autonomes des pouvoirs municipaux. Placés sous l’autorité du Préfet, et non du maire, l’autonomie semblait inscrite dans le droit. Comme le précise l’article 7 de la loi du 21 avril 2014 : « Les conseils citoyens exercent leur action en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics ».

Il n’en a pourtant rien été. Voyant d’un mauvais œil des dispositifs où ils n’étaient pas invités, les élus n’ont pas tardé à les reprendre en main. Outre les craintes de voir se constituer des contre-pouvoirs sur leur territoire, c’est la difficulté à faire vivre des dispositifs sans moyens financiers auxquels se sont heurtés les conseillers citoyens. Si les délégués du Préfet ont pu jouer un rôle, ils sont de par leur position proches des municipalités et moins équipés que les communes pour assurer l’animation d’un tel dispositif. Si bien que ce sont le plus souvent les chefs de projets politique de la ville – soit des salariés municipaux – qui ont assuré l’organisation concrète de la participation. Parfois, les collectivités ont eu recours à des consultants pour animer les premières réunions, mais ces derniers étaient sélectionnés et travaillaient pour la ville, et non pour les habitants.

Dire cela, c’est néanmoins considérer que les intérêts de l’institution, des élus et des habitants peuvent être contradictoires. Il s’agit d’un point crucial. La démocratie participative repose sur l’idée (fortement enracinée chez les élus locaux également) qu’il existerait un intérêt général local, que la délibération collective permettrait de révéler. Or ce que donnent à voir les discussions au sein des conseils citoyens, c’est bien au contraire la diversité des intérêts en jeu, reflétant pour partie la structuration sociale des mondes urbains. Les intérêts de locataires de logements sociaux qui risquent d’être détruits, et donc relogés loin de chez eux, ne sont pas nécessairement concordants avec ceux de classes moyennes qui voient l’opportunité d’accéder à la propriété, ou ceux de l’institution municipale qui tentent de transformer le peuplement de sa commune pour assurer la mixité sociale ou mettre à mal une image dégradée.

Les conseils citoyens ont dès lors donné lieu à des luttes pour l’autonomie, entre des citoyens indociles et des institutions cherchant à garder l’initiative. Ici encore l’exemple roubaisien est instructif. Leur géographie recoupe celle des anciens conseils de quartier, preuve de la « dépendance au sentier » qui irrigue la démocratie participative. De fait, on retrouve parmi les conseillers citoyens beaucoup d’anciens conseillers de quartiers, mais surtout un nombre important de militants politiques, la ville ayant tenté d’y placer ses proches pour contrôler le dispositif. Les conseils citoyens sont traversés par les jeux politiques locaux, ce qui va accélérer la démobilisation des habitants tirés au sort, ces conflits interpersonnels venant se surajouter au sentiment d’une participation pour rien. 350 en début de mandat, ils n’étaient plus qu’une cinquantaine deux ans plus tard (Nord Éclair, 29 janvier 2018), un phénomène qu’on retrouve à l’échelle nationale.

Si les cinq conseils roubaisiens sont parvenus à se doter d’une association porteuse pour assurer son autonomie de fonctionnement (elle peut recevoir subventions et salariés), la presse locale note dès le départ : « Les conseils citoyens doivent fonctionner indépendamment de la municipalité mais, dans les faits, c’est elle qui a présidé à leur mise en place. » (Nord Éclair, 4 décembre 2016). Le conflit avec la ville va notamment se nouer autour du recrutement du salarié de l’association porteuse. Alors que les membres de l’association pensaient pouvoir choisir leur candidat en toute liberté, la municipalité va de fait tenter de contrôler le processus. Tout d’abord en changeant de support financier : ce sera finalement un contrat adulte-relais, emploi précaire et sous-payé, afin d’éviter que le salarié ne soit trop qualifié et puisse dès lors se montrer gênant. Mais surtout, alors que le financement devait initialement être issu de la Préfecture, il sera finalement assuré par la ville. Pourquoi un tel revirement ? C’est que l’association songeait à recruter une ancienne coordinatrice de la Table de quartier du Pile, qui avait déjà mis la ville sous pression. La réponse donnée par les élus à l’occasion d’une réunion interne avec les dirigeants de l’association porteuse est sans ambiguïté :

« "Alors là, ça ne va pas être possible ! Après tout ce qui s’est passé avec l’Université Populaire et Citoyenne (UPC) et à la Table de quartier du Pile !" S’ensuit un débat sur l’influence des Verts à l’UPC, du soutien financier du Conseil Régional tant que des élus verts y siégeaient... Une fonctionnaire reconnaît [que la salariée pressentie] est "victime" du contexte dans lequel a eu lieu son passage à l’UPC, et l’animation de la Table de quartier du Pile, même si ses compétences individuelles et professionnelles ne sont aucunement remises en cause. »

Les membres de l’association pointent un risque de discrimination et menacent de porter plainte… Au final, la candidate ne sera pas retenue. L’embauche d’un autre animateur fait néanmoins long feu. Au bout de quelques mois, il démissionne, déplorant la mascarade :

« Je me rends compte que les orientations locales contreviennent à la loi Lamy qui impose une totale neutralité dans l’organisation de ce dispositif. J’aurais aimé vous dire que c’était le cas et œuvrer dans ce sens, mais ce n’est pas le cas. (…) Sur un sujet aussi important [que la rénovation urbaine], les conseils citoyens devraient être consultés. La ville préfère s’adresser directement aux citoyens, sans filtre. C’est son choix, mais ce n’est pas ce que la loi Lamy prévoit. » (Nord Éclair, 22 février 2019)

Les conseils citoyens semblent désormais dans une impasse. Comme le soulignent deux membres de l’association porteuse : « C’est vrai que notre bilan est maigre, mais on nous met des bâtons dans les roues (…). On a quand même l’impression de se faire balader » (Nord Éclair, 8 mars 2018). Si les masques sont tombés à Roubaix, la situation n’est pas plus rose ailleurs en France.

À Amiens, les participants au conseil citoyen du quartier d’Etouvies n’ont pas manqué d’interpeller la municipalité face à ses manquements, ne serait-ce que du fait de sa participation régulière aux réunions, ce qui va susciter un conflit très dur, suivi de bout en bout par la sociologue Myriam Bachir :

« La maltraitance des institutions se déchaine démesurément lorsque les habitants du quartier populaire osent le rapport de force : refus de la présence des membres du conseil citoyen lors d’une réunion en préfecture, droit de retrait, lecture publique d’un courrier mettant en cause les membres du conseil citoyen, dénonciation des associations phagocytant le conseil citoyen et les habitants ».

La lettre rédigée par la vice-présidente d’Amiens Métropole en charge de la Politique de la ville suite à une réunion tendue révèle les impensés institutionnels :

« Les critiques les plus inféodées, les plus excessives et les plus maladroites ont été injustement opposées, tant aux services d’Amiens Métropole, qu’au prestataire. C’est dans ce climat tendu, de défiance, de suspicion, parfaitement illégitime, que la réunion du conseil citoyen d’Etouvie s’est malheureusement poursuivie. Ces comportements hautement répréhensibles, voire inqualifiables, s’inscrivent malheureusement dans un climat permanent de défiance à l’égard tant des élus que des services de l’État. »

Le conflit débouche sur une disqualification qui aura des conséquences importantes, notamment financières, sur les acteurs impliqués.

Derrière ces tensions, c’est la défiance des gouvernants à l’égard des corps intermédiaires, voire des contre-pouvoirs, qui s’exprime. Cette élue amiénoise est d’ailleurs très claire à ce sujet, dans des mots proches de ceux fréquemment entendus à Roubaix ou dans la bouche d’autres édiles :

« Je n’ai pas besoin d’intermédiaire pour parler à la population. (...) Je n’ai pas besoin d’eux pour faire mon travail d’élue. » (Courrier Picard, 5 septembre 2015).

Souvent la tactique consiste pour les élus à contourner les oppositions en refusant de rencontrer les associations, de répondre aux courriers ou de dialoguer avec des opposants trop critiques. La répression plus frontale est en effet coûteuse, l’évitement apparaissant comme une façon d’empêcher la négociation sans passer pour un mauvais démocrate. Créés notamment pour représenter les intérêts des habitants au sein des contrats de ville, la plupart des conseils citoyens n’y sont ainsi même pas représentés.

Yannick Gauthier, qui réalise une thèse sur les conseils citoyens dans les Hauts-de-France, offre une description sans concession de celui d’une petite ville de la région :

« Près de trois ans après sa création, le conseil citoyen des Laboureurs demeure un dispositif fantôme. Dépossédé de sa puissance politique, celui-ci est déserté par ses membres qui ne sont convoqués qu’à l’occasion des séances du conseil de quartier qui consistent le plus souvent en de "longs monologues du maire". »

Comme le dit un participant qui demeure mobilisé : « Au départ, on s’est demandé à quoi on allait servir, et maintenant qu’on veut sortir de l’ignorance, ils nous écartent. » Un salarié de la ville de Lille, en charge du recrutement des conseillers citoyens, souligne que cette ostracisation d’acteurs potentiellement critiques est également l’œuvre des techniciens municipaux :

« La programmation politique de la ville passait avant par les conseils de quartier qui donnaient un avis. Et ça passait tranquille, ils ne disaient jamais rien, donc les chefs de projet aiment bien des conseils de quartier dociles. Par contre ils se méfient des conseils citoyens. Ils se disent : “Ils vont être emmerdants”. Ils disent : “On ne sait pas qui c’est”. »

Le problème d’une réelle ouverture participative est en effet que les citoyens sont alors plus difficilement contrôlables.


Julien Talpin, Bâillonner les quartiers. Comment l’État réprime les mobilisations populaires, Editions les Etaques, 2020, 9€.