Assises de la sécurité intérieure : tout le monde déteste la préfète

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Le 17 janvier au soir, la préfète d’Indre-et-Loire Corinne Orzechowski organisait à Saint-Pierre-des-Corps une réunion publique sur le thème de la sécurité. L’idée, déclinée dans tous les départements, consiste à recueillir des propositions pour « nourrir la réflexion autour du futur livre blanc de la sécurité intérieure ». Retour sur une soirée agitée, pendant laquelle les méthodes de la préfète et de sa police ont été largement mises en cause [1].

Étaient notamment présents, pour accompagner la préfète, la maire de Saint-Pierre-des-Corps, qui a introduit la réunion, et le procureur de la République, Grégoire Dulin [2]. La préfète a d’abord précisé les contours de la réunion :

L’ambition du gouvernement, c’est de redéfinir les grands principes de la gestion de la sécurité dans ce pays. L’idée de ces assises aujourd’hui, c’est de vous écouter, de vous entendre, de savoir ce que vous attendez, qu’est-ce qui marche, qu’est-ce qui marche pas, ça ça nous intéresse aussi. C’est vraiment un débat absolument libre, vous avez le droit de dire ce que vous voulez, bien sûr dans les limites du raisonnable. Vous n’êtes pas là ni pour m’insulter, j’ai assez d’insultes sur internet pour que vous n’en rajoutiez pas ce soir, et puis on est vendredi, je voudrais finir ma semaine tranquille.

En fait, il n’y aura pas de débat : pas de réponses de la préfète aux multiples interventions la mettant en cause, mais un mutisme glaçant.

Après une intervention sur le stationnement à Saint-Pierre-des-Corps, un homme interpelle la préfète :

— Pardon de troubler ces petits débats sur le stationnement sur les trottoirs, c’est un sujet que je trouve évidemment crucial. Néanmoins, je ne sais pas pourquoi cette soirée s’appelle « sécurité intérieure »... La sécurité des trottoirs, tout ça, c’est bien, n’empêche que votre fonction, Madame la préfète, vous amène également à... Vous avez demandé à ce qu’on ne vous brusque pas ce soir, n’est-ce pas, pour terminer votre semaine de façon agréable ? Il semblerait qu’en milieu de semaine et puis cet été, il y a quelques mois, vous ayez expulsé... cette semaine, un homme vers la Guinée, et un autre, cet été, vers le Soudan. C’est une honte absolue Madame. Un jour, les gens comme vous, nous les jugerons.

[applaudissements]

— On s’inquiète pour la sécurité de ces gens-là, nous.

— Vous expulsez des gens vers des pays en guerre.

Après l’intervention de la marraine de l’homme expulsé vers le Soudan au cours de l’été, la journaliste recadre le débat :

— On n’est pas là pour poser des questions, on est là pour...**

— Alors on est là pour quoi alors ?

— On est là pour recueillir vos doléances, mais pas pour...**

— Mme la préfète on peut jamais la rencontrer ! Quand est-ce qu’on peut s’adresser à elle ?

— Là en tous cas c’est pas le lieu ce soir. On est là pour recueillir votre parole. **

— C’est jamais le lieu !

À l’extérieur de la salle, on entend un groupe chanter « On est là, même si Macron ne veut pas ». Un homme prend la parole :

— Puisqu’on parle de la sécurité, moi je vais vous en parler. J’ai été interpellé pour des raisons zéro, y a rien eu du tout. La sécurité, dans la voiture des baqueux, Monsieur... La brigade anti-criminalité... Zéro ! Zéro ! Ils sont homophobes, et en plus ils sont...

— Racistes.

— Racistes. Bon, bref. Vous savez ce qu’ils m’ont fait, Monsieur ? Je peux vous donner le nom du baqueux. Il est descendu de la voiture, j’avais les menottes dans le dos, il m’a pris par le cou, il a pris son téléphone portable comme ça, il a fait un selfie, il a fait : « Ça c’est pour les copains, pour dire que j’en ai encore chopé un ». Quand on manifeste, avec les syndicats ou autre, où est la sécurité ?

Après le départ du groupe de gilets jaunes, un homme rebondit :

Vous avez un sacré culot de demander ce qu’on veut, après l’année qu’on vient de vivre en France. Le pays est jugé par le monde entier comme un des pays les plus répressifs. C’est indigne de demander ce qu’on veut. On veut que les gens qui font ça soient jugés.

Un autre :

— La sécurité intérieure, c’est aussi la sécurité des personnes, notamment en manifestation. Donc j’aimerais qu’on parvienne à conserver l’intégrité des personnes qui manifestent. Là, la fac des Tanneurs est bloquée. Quand les flics vont aller la débloquer, combien va y avoir de personnes qui vont avoir les yeux crevés ? Combien va y avoir de personnes qui vont se faire molester, frapper, écraser le crâne ? Y a vraiment une peur de la police qui s’installe dans ce pays. Et c’est un vrai problème. Et vous en êtes en grande partie responsable, les préfets, parce que c’est vous qui gérez les interventions en manifestation. C’est vous qui gérez la répression policière. C’est vous qui gérez la police, les CRS. Tout ça c’est de votre ressort. Et c’est là qu’on vous demande d’intervenir Mme la préfète. On peut jamais vous voir, on peut jamais vous joindre.

— Ça je pense qu’on a tous compris qu’on pouvait pas joindre Mme la préfète, mais on va pas rester concentrés là-dessus, je suis désolée. On va rester dans le cadre, qui est... justement, on entend bien, c’est très intéressant, sur les manifestations. Qu’est-ce que vous proposeriez par rapport à ça ?**

— Dans beaucoup de pays, le LBD il est interdit parce qu’il est considéré comme une arme de guerre. Je pense que l’interdiction du LBD, qui est une des revendications de la Ligue des droits de l’Homme, ce serait déjà un bon début.

Puis un ancien brigadier chef de la police municipale de Saint-Pierre-des-Corps intervient. Après un retour sur l’organisation de la police municipale et sur les conditions d’intervention de la police nationale, il évoque sa participation au mouvement de grève contre la réforme des retraites : 

Je suis retraité, mais je suis également en ce moment en grève avec les cheminots, les instituteurs... Et puis tout le temps, les mouvements... la loi El Khomri et tout. J’ai participé à tout. [Si les policiers n’interviennent pas quand les habitants appellent,] c’est peut-être un problème de communication, parce qu’à chaque fois qu’on va bloquer un dépôt, je peux vous garantir que la police elle arrive, n’est-ce pas Monsieur Dulin ? Elle arrive, et puis elle tape. Elle tape n’importe où. Souvent sur pas les bons, d’ailleurs. Elle tape sur ceux qui courent pas vite.

Puis, une habitante de la Rabaterie : 

— La police, moi je les aime pas. J’ai des mauvaises expériences, ayant habité dans des quartiers populaires depuis ma naissance. Avant j’ai connu une bonne police. Une police de proximité, une police qui venait discuter avec les jeunes dans les quartiers, une police de prévention. Aujourd’hui on n’a plus que la police de répression. Une police violente, une police qui pratique des contrôles au faciès, et maintenant en plus ils s’attaquent aux enfants. Quand on habite dans des bâtiments, on n’a pas de jardins, ils descendent en bas des bâtiments, ils se regroupent après l’école, et vous vous appelez ça des rassemblements. Et j’ai entendu dire que vous ne vouliez plus de rassemblements comme ça, de jeunes, dans les quartiers. Et vous voulez qu’ils aillent où ? J’ai appris aussi qu’on faisait partie de la « reconquête républicaine des quartiers », à la Rabaterie. Donc il y a le Sanitas aussi. J’admets qu’il s’y passe... Bah oui, y a des délits, des choses comme ça. Mais moi j’ai l’impression aussi que nos jeunes sont beaucoup abandonnés dans les quartiers. On va plus les voir, on va plus discuter avec eux.

— Qu’est-ce que vous souhaiteriez plus ? Revenir comme avant ?**

— Pour moi la police nationale elle n’est pas formée pour ça. C’est des fachos, ils font du zèle.

— On va éviter...**

— Je donne mon opinion, ça n’engage que moi.

— Vous avez raison madame, c’est statistique.

— On va éviter les raccourcis...**

— C’est pas un raccourci, c’est statistique : ils votent Le Pen.

— Je fais aussi partie d’un collectif migrants à Saint-Pierre-des-Corps. Du coup j’ai beaucoup d’amis migrants habitant à Saint-Pierre-des-Corps. Donc là je me pose la question. Si y a la police à Saint-Pierre-des-Corps, qu’est-ce qu’ils vont faire avec ces gens-là ? Ils les expulsent ? On créé des liens avec des gens, on se lie beaucoup d’amitié, on fait beaucoup de choses, eux ils font tout pour s’intégrer, et en fin de compte on les expulse, on les renvoie vers des pays en guerre. Vous savez très bien ce qui se passe au Soudan. Comme Aly, futur papa, sa future femme elle est enceinte de six mois... Et vous l’expulsez. ça pour moi c’est contre les droits de l’homme, pour moi c’est passible de peine de prison ça, quand même. Enfin, je sais pas...

— J’applique la loi !*

— Vous n’êtes pas obligée ! Changez de métier ! 

— Qu’est-ce qu’il est devenu, Rami, au Soudan ?

— On n’est pas là pour parler des expulsions Madame !**

Après un échange sur ce qui rentre ou pas dans le cadre de ce « débat », un autre homme prend la parole, après que la journaliste ait invité à formuler des propositions : 

— Une proposition, ce serait la fermeture immédiate des centres de rétention, où les conditions d’enfermement sont odieuses. Pendant qu’Aly était enfermé au CRA de Rennes, un homme s’est suicidé, un autre a tenté de se suicider, de multiples bagarres, parce qu’il n’y a pas de soins, parce qu’il n’y a rien. Ces lieux sont dégueulasses et il faut les fermer.

— Un policier s’est suicidé aussi là-bas. 

— J’ai d’autres propositions pour la sécurité intérieure, j’espère que la préfète va prendre des notes. L’interdiction des armes dites non létales, puisqu’il y a eu des centaines de personnes mutilées en France ces derniers mois, y compris à Tours, avec des grenades utilisées hors de tout cadre légal. Place Jean Jaurès, un homme a perdu sa main, et le procureur a jugé bon de classer sans suite, sans qu’il y ait une vraie enquête menée par un juge d’instruction. Un homme a failli perdre un testicule aussi, suite à un tir de LBD. Donc interdiction des armes de la police. Enquête systématique sur les violences policières par des juges d’instruction, et pas par des procureurs dont on sait qu’ils n’ont aucune indépendance vis à vis du gouvernement, et Monsieur Dulin vous êtes bien placé puisque vous venez du cabinet de Castaner. Suppression de la BAC et de la BST. La BAC se comporte comme une milice, je les ai encore vus intervenir contre des gamins samedi dernier , ils avaient aligné dix gamins, parce qu’ils étaient noirs et arabes, ils avaient rien fait, ils les ont d’ailleurs laissé partir parce qu’ils avaient rien fait. [...] La réponse pour remplacer la police de proximité, ça a été de mettre des unités de BST, qui est une police d’occupation des quartiers. Et on notera que le vocabulaire « quartiers de reconquête républicaine » c’est un vocabulaire raciste, qui vient du Front National, puisque ça supposerait que ces quartiers soient sortis de la République. Mais c’est n’importe quoi. C’est des quartiers dont les habitants sont des citoyens comme les autres, et ces « quartiers de reconquête républicaine », c’est du néocolonialisme absolument hallucinant. Dernière proposition : supprimer les comparutions immédiates, qui sont de la justice d’abattage, qui ne permettent pas d’exercer une vraie défense pour les personnes prévenues, et qui font qu’aujourd’hui on a une maison d’arrêt qui est pleine à craquer, y a un taux d’occupation qui est absolument lamentable, les conditions de vie dans cette maison d’arrêt c’est immonde, et apparemment Monsieur Dulin ça lui va très bien de continuer à enfermer dans ces conditions. 

— En fait vous supprimez beaucoup de choses mais est-ce que vous avez des propositions pour de meilleurs rapports avec les forces de l’ordre, puisqu’on est là pour ça ? **

— Supprimer la BAC, supprimer la BST, supprimer les armes non létales, supprimer les comparutions immédiates.

 

Alors que l’intervenant suivant témoigne des difficultés à porter plainte, parce que les policiers refusent de prendre les plaintes ou parce que la police n’a pas assez de moyens, on entend à nouveau « On est là » résonner à l’extérieur de la salle. 

— La police de proximité, c’est la réponse à plein de problèmes. Quand on ne connait pas les policiers, quand les policiers connaissent pas la population, quand ils sont là deux heures par semaine, comment vous voulez que cette population puisse faire confiance à ces fonctionnaires, et que ces fonctionnaires puissent avoir suffisamment confiance et une connaissance de la population pour faire confiance à la population ? On n’est plus dans un pays où les gens ont confiance dans la police. C’est une réalité, ça. C’est quand même problématique. Il est où le pacte républicain, si on peut plus faire confiance à ses forces de sécurité, et si les forces de sécurité ne font plus confiance aux citoyens ? Moi ça fait des années qu’à Saint-Pierre j’ai pas pu dire juste « bonjour » à un policier, parce que je ne les croise pas. Même au commissariat c’est pas possible, ils sont pas là. Comment vous voulez créer une relation avec les services publics quand ils se sont pas présents ? Et je sais que c’est pas de votre faute, mais c’est ça qu’il faut remonter à l’Etat. Faut arrêter de se moquer des citoyens, faut des moyens pour qu’effectivement à un moment la République fonctionne.

 

Plus tard, une autre femme : 

Depuis plus d’un an, je manifeste tous les samedis. En fait, ça fait trente ans que je manifeste. Mais depuis plus d’un an que je manifeste tous les samedis, je n’ai jamais vu autant de violences policières. Pourtant j’ai fait des manifestations chaudes. À Paris, au moment du CPE, où ça y allait quand même pas mal en termes de répression policière. Mais ce qui s’est passé ici, à Tours... Je n’ai jamais vu ça. Et j’étais pas la seule. Et ça a entraîné de la peur. Ça a entraîné un sentiment, vraiment, d’insécurité totale. Y avait des gens qui étaient là, quand on se faisait gazer par centaines de galets, qui étaient de simples passants, qui subissaient aussi, avec la police qui les pourchassait, sachant très bien aussi que c’était de simples passants. [...] Quand on en arrive à de telles extrémités de violences policières, de mépris à ce point-là des gens qui manifestent pour plus de justice sociale, mais des gens aussi qui sont là et qui sont des victimes collatérales de votre violence, je me demande comment on peut encore croire que vous, les idées que vous portez, ce gouvernement, peuvent améliorer les choses, alors que vous ne faites qu’augmenter la violence sociale. 

— Quelles propositions Madame ?*

— Arrêtez tout ça ! Arrêtez ce basculement, où on passe d’une démocratie à autre chose. Arrêtez ces violences-là. Arrêtez ces interpellations. Les gens se font interpeller parce qu’ils ont un gilet jaune dans leur véhicule ! Mais où on est ? Arrêtez ces violences. Arrêtez de tirer sur les manifestants. Arrêtez de nasser. Arrêtez ces techniques de maintien de l’ordre qui n’en sont pas, qui sèment le désordre et la peur et la violence dans toute la société. Jusqu’où ?

 

Au fur et à mesure, constatant que la préfète n’était pas disposée à répondre aux interpellations dont elle faisait l’objet, de nombreuses personnes ont quitté la salle. De l’avis de plusieurs participant-es, on n’avait jamais vu une telle réunion : d’abord parce qu’on n’a pas l’habitude de pouvoir interpeller la préfète sur les sales pratiques de sa police, mais aussi parce que le comportement d’Orzechowski était assez incroyable. Incapable de reconnaître la moindre faute, de témoigner de la moindre empathie, juste une espèce d’être à sang froid se retranchant derrière la loi. Le livre blanc sur la sécurité, que ces réunions publiques doivent alimenter, est censé préfigurer une nouvelle « loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure » (LOPPSI). Une manière d’étendre encore les pouvoirs de la machine à réprimer.

Notes

[1Dans la retranscription des échanges, les interventions de la préfète sont marquées d’un astérisque*, celles de la journaliste animant les débats de deux astérisques**.

[2L’animation était assurée par une journaliste « indépendante », une certaine « Madame Pierre », qui a rapidement été débordée.