Haut de la rue Nationale : condenser tous les clichés de l’époque dans une opération d’urbanisme (2/2)

Le projet de réaménagement du haut de la rue Nationale se dévoile progressivement. Et ce qui apparaît est assez stupéfiant tant la proposition semble avoir été faite de manière à synthétiser en un même lieu toutes les tendances de l’urbanisme contemporain.

On vous propose une analyse mi-navrée mi-rigolarde du projet, en deux parties. La première est consacrée à son contenu, la seconde au ridicule discours marketing qui l’accompagne.

Deuxième partie : une leçon de langue de bois urbanistique

Alors que la recherche d’attractivité tourne à l’obsession pour les édiles de toutes les villes, les projets d’architecture ou d’urbanisme ne peuvent plus se contenter d’être des réalisations matérielles. Parce que ces projets font d’abord office de publicité pour le territoire, la communication — discours, slogans, images — en est une composante centrale. Et dans le cas de l’aménagement du haut de la rue Nationale, cette communication enchaîne les poncifs à un rythme élevé. A tel point qu’elle semble avoir été pensée comme un cas d’école destiné à montrer à des étudiants en architecture ou en marketing comme on vend la ville aujourd’hui.

Un discours standard à la limite du ridicule

A l’intérieur du local de présentation du projet, un panneau proclame ce que seraient les intentions de l’architecte. Attention les yeux, c’est assez caricatural :

« L’architecture proposée fait écho au territoire du Val-de-Loire : elle instaure un rapport renouvelé et désiré avec le fleuve. A l’échelle de la ville, le projet s’ancre dans la tradition par les matériaux et les couleurs employés ; il se tourne vers l’avenir par son design contemporain. »
Andrew Hobson, architecte (Arte Chapentier Architectes)

On retrouve ici une association typique du postmodernisme (voir ci-après) : le projet fait « écho au territoire » (d’autres utilisent le terme de résonance) et se « tourne vers l’avenir » (le vocabulaire de l’innovation n’est jamais loin). L’appel au « renouvellement » et au « désir » sont eux-aussi très actuels, même si on peine à voir comment la construction de deux hôtels de luxe pourrait modifier notre rapport à la Loire. On ne nie pas que ce soit possible, mais l’accès au fleuve n’est pas modifié par le projet, et on ne verra pas plus les nouvelles constructions depuis les quais que la Loire du pied de ceux-ci (pour ceux qui loueront des chambres, ce sera bien sûr différent).

On sait que nos élites locales, plutôt conservatrices, sont attachées aux traditions, et on comprend pourquoi ces dernières sont mises en avant dans la communication du projet. En revanche, on rigole un peu quand on lit que l’« ancrage » dans la tradition sera garanti par les matériaux et les couleurs des nouveaux bâtiments. Passe encore pour les couleurs : l’ensemble devrait être assez beige et rappelle en effet un peu le tuffeau [1]. Mais depuis quand le verre et le métal sont les matériaux de construction traditionnels du coin ? Enfin, signalons à Monsieur Hobson et aux communicants du projet que « l’avenir » et la « contemporanéité » du design sont en théorie antinomiques, puisque par définition ce qui est contemporain aujourd’hui sera passéiste dans l’avenir. Ce n’est pas parce que vous manquez d’imagination pour dessiner les bâtiments de demain qu’il faut essayer de nous vendre comme une vision d’avenir un bâtiment qui n’a déjà aujourd’hui rien de bien original, dans sa forme comme dans ses fonctions.

Narquois, on s’amuse d’ailleurs à constater que le maire de Tours, Serge Babary, s’associe aujourd’hui à la célébration d’un projet dont l’architecture peut assez justement être qualifiée de « cube beige ». Cette même architecture qu’il fustigeait il y a quelques mois alors qu’il évoquait une nouvelle construction devant venir remplacer… un hôtel. On n’est pas face à une simple affaire d’esthétique et de goût pour l’architecture contemporaine. Une nouvelle fois, il s’agit plus prosaïquement de petit commerce.

Dans un article consacré au budget de la ville, Arnaud Roy, journaliste du magazine 37°, souhaite que le maire substitue « à la fiscalité et la gestion "en bon père de famille" (...) un regard visionnaire nécessaire à emporter l’adhésion d’une population qui aime les bâtisseurs et les ambitieux pour sa cité ». Outre la forme hallucinante de ces encouragements à Serge Babary, signalons que les ambitions du maire sont certainement un peu différentes de celles que fantasme le journaliste. S’il est bien question d’ « emporter l’adhésion », c’est davantage pour récupérer une rente fiscale — grâce aux investissements et au public attirés par le projet — que pour s’ériger en « bâtisseur » ou en « visionnaire » aux yeux de la population [2]. C’est bien ça qui motive les élus dans leur course éperdue à l’attractivité. Et c’est pour ça qu’ils adoptent tous les codes du moment, en tenant des discours qui cherchent à conjuguer le caractère nouveau, novateur ou visionnaire des projets avec le respect des particularités du crû.

Ces discours sont le reflet de l’idéologie postmoderne dans ce qu’elle a de plus basique : le retournement, rhétorique en tous cas, des principes du modernisme. Le courant moderne [3] défendait ainsi une vision universaliste, qui voulait qu’on puisse construire les mêmes logements (« machines à habiter ») dans les mêmes bâtiments (« unités d’habitation ») dans les mêmes quartiers (« grands ensembles ») à n’importe quel point du globe. Le discours postmoderne en a pris le contre-pied, en défendant l’adaptation aux particularités du territoire et du local, qu’elles soient historiques, géographiques, culturelles ou sociales...

Dans le pire des cas, ce discours postmoderne débouche sur le phénomène de l’architecture néo-régionale et de ses pastiches. Le plus souvent, il se traduit par le plaquage d’un discours « localisant » sur des projets dont la forme (architecture contemporaine mimétique) et le contenu (mêmes usages commerciaux, mêmes acteurs économiques) sont les mêmes aux quatre coins de la planète.
Ainsi, le projet de la rue Nationale joue à fond sur une histoire et une géographie fantasmées dans lesquelles l’architecture standardisée trouverait ses fondements, pour justifier certaines propriétés du projet dont finalement tout le monde se fout... Les promoteurs déploient un discours marketing visant à nous convaincre des avantages concurrentiels du produit commercialisé : ici, des emplacements commerciaux et hôteliers offrant la perspective d’attirer un public de touristes friqués.

Renouveler, redonner, réconcilier.. mais quoi ?

Pour faire passer l’idée d’une association réussie entre une vision d’avenir (les hôtels Hilton et le fric qui va avec) et une insertion dans un contexte local, les promoteurs du projet ont trouvé une astuce rhétorique plutôt ingénieuse : l’utilisation du préfixe « re ». Il est associé à à peu près n’importe quel verbe (ou nom quand il devient « ré »), et se double de l’usage d’un vocabulaire sur le thème du lien (« relations », « entre », etc.). Des discours tenus dans les vidéos promotionnelles (disponibles sur le site du projet) par le maire, l’urbaniste de la SET ou les architectes, aux slogans affichés dans l’espace de présentation du projet, ce « re » est partout. Pour les besoins de la démonstration, on n’a retenu qu’un exemple qui a en plus l’intérêt de montrer comment la langue de bois dispute rapidement à la vacuité.

« Tout le travail de Patout [4] sur la rue Nationale a été de dilater l’espace au fur et à mesure vers la Loire pour donner à lire ce rapport au fleuve et aux grands paysages, et nous nous sommes attachés à retravailler, avec l’opportunité que nous avons de travailler sur ce site, de redonner cette ampleur, cette dilatation.
Moi, ce qui m’intéresse dans ce projet, c’est la conciliation entre l’usage et le paysage. Les gens viendront sur ce site avec cette valeur ajoutée de la Loire qu’on redonne à lire avec une accessibilité retrouvée, et puis des usages de loisirs, de la contemplation, de la culture, et donc cette conciliation de tout, de l’histoire, des grandes relations Est-Ouest entre les deux villes anciennes de Tours, entre la topographie... voilà c’est un projet fédérateur, et je trouve ça très bien sur sa transversalité. »
Florence Bougnoux, architecte associé (SEURA Architectes)

Si quelqu’un a compris la substantifique moelle de cet extrait, il peut contacter la Rotative qui nous transmettra les fruits de l’analyse. En attendant, on a essayé de décrypter ce passage et plus généralement la nécessité qu’il y aurait à « re-... » le haut de la rue Nationale.

La rue Nationale s’élargit en effet quand on monte de la place Jean-Jaurès vers la Loire, mais c’est essentiellement pour augmenter la monumentalité de la rue lorsqu’on l’aborde depuis le pont Wilson ou le nord de la ville. Le projet ne change d’ailleurs rien à cet aspect puisque les deux hôtels viendront reprendre l’occupation des actuelles terrasses. Ils auront d’ailleurs plutôt un impact inverse en bouchant les vues vers Tours Nord depuis la rue elle-même. Tant pis pour les « grands paysages ».

De fait, si la ville est coupée de la Loire, c’est parce qu’on a édifié des digues pour se protéger d’un fleuve dont les crûes peuvent être ravageuses. Sauf à les considérer comme des éléments de patrimoine valorisables, on ne voit pas trop comment cela pourrait soudainement changer. D’ailleurs le projet n’abat pas les digues, ne construit pas, par exemple, une descente vers les quais qui ouvrirait l’accès à la fois physique et visuel au fleuve. De fait, il ne rend pas la Loire plus accessible. De la même manière, le projet ne change rien à la topographie des lieux, sauf marginalement au niveau de l’église Saint-Julien. Pour ce qui est de la relation Est-Ouest « entre les deux villes anciennes de Tours », on est carrément dans le discours prophétique sauf à considérer que la possibilité de traverser la rue par le jardin entourant le CCCOD change radicalement les choses.

Plus profondément, quel rapport serait à re-conquérir/nouveler/créer entre la Loire et les habitants ? entre Tours Nord et Tours Sud ? entre les Tourangeaux et le « grand paysage » ? Comment peut-on croire que le projet offre autre chose aux Tourangeaux que des perspectives de consommation ? Il suffit de se promener un week-end sur les bords de Loire ou sur le coteau côté nord pour constater que l’usage récréatif — et gratuit — de ces lieux à des fins de balade est encore actif. Il suffit d’interroger quiconque vit ici pour constater qu’il ou elle traverse régulièrement la Loire et que chacun y est attaché, comme aux paysages environnants qui n’ont nul besoin d’hôtels Hilton pour être magnifiés, bien au contraire.

Nous n’avons besoin de personne pour renouer, renouveler, ou recréer nos rapports avec nos espaces de vie. Nous les entretenons à notre guise, et nous savons les transformer quand ils ne nous conviennent plus. Mais c’est bien ici que se situe le message de ce « re ». Outre qu’il sert de justification à une réalisation inutile, il est surtout là pour diffuser l’idée suivante : seuls comptent les usages et les rapports qui ont été décidés et planifiés par les experts de la gestion et de la production de la ville. C’est bien ce que dit ce « re » : vous avez de mauvais rapports à l’espace, on va vous aidez à les re-trouver.

Ce « re » est finalement le résumé de ce ce discours hyper standard de la ville actuelle, appliqué ici sans aucune tentative d’adaptation au contexte local malgré la revendication d’un rapport étroit au territoire : les seuls rapports à l’espace qui intéressent les villes sont ceux qui sont vendables, contrôlables ou marketables, en un mot rentables.

On pourra toujours dire que nous exagérons ou que nous voulons tout voir en noir. Qu’en fait, ce sera l’espace le plus agréable à vivre qui existe. Que quelques images en 3D et de grandes louches de marketing ne disent pas ce que sera véritablement le projet... Verdict en 2018, mais il y a beaucoup d’indices qui nous font penser qu’on n’y va plutôt pas assez fort.

Hervé Lajeunesse et Martin Sodjak

« Objectif fric », la première partie de cette lecture du projet de renouvellement du haut de la rue Nationale est accessible ICI.

Notes

[1Le tuffeau est une pierre très présente dans les constructions locales.

[2Population qui, depuis le lancement du projet, est plutôt maltraitée, cf par exemple http://aquavit37.fr/comm.html#2015-04-28.

[3Notamment à travers la figure du Corbusier, dont les convictions politiques peu progressistes commencent seulement à nous revenir en mémoire.

[4Pierre Patout était l’architecte en chef de la reconstruction de Tours après la seconde guerre mondiale. Laquelle incluait une entrée de ville monumentale en haut de la rue Nationale (laquelle devait notamment compter un bâtiment en vis-à-vis de la bibliothèque, réalisée par Pierre Patout avec Charles et Jean Dorian).