Vers une politique municipale de la nuit : le « consensus nocturne » arrive à Tours

Depuis 2010 on a vu se développer dans certaines grandes villes un discours jusque là inconnu et qui reste encore assez confidentiel : le monde de la nuit serait en crise, les contradictions et tensions qui y naissent posent problème et les pouvoirs municipaux ont décidé de se saisir vaillamment de la question. Des « conseils de la nuit » apparaissent ça et là, regroupant des acteurs triés sur le volet par les mairies et l’on négocie entre gens de bonne compagnie, dans un consensus souriant, l’avenir de la vie nocturne. Tours est entré depuis quelques mois dans ce processus et un cycle de réunions doit se dérouler sur toute l’année 2015. Il n’est peut-être pas inutile de se pencher avec précision sur le sujet pour comprendre ce qui se joue réellement ici.

Une nuit optimisée

La nuit, disons pour faire simple ce moment quotidien d’obscurité ou, pour reprendre le droit du travail français, le laps de temps entre 21h et 7h, a connu des évolutions majeures, d’abord techniques puis économiques, sociales et enfin politiques. D’un moment totalement dévolu à la reproduction des forces de travail (repas, sommeil, sexualité, encadrement des enfants, travaux domestiques), replié sur le noyau familial ou villageois et porteur de la culture du groupe au Moyen Age par l’intermédiaire des veillées, on est passé à un espace plus complexe où se superposent et s’entrecroisent les activités, les fonctions, les classes sociales, les intérêts, d’où naissent des conflits et où l’Etat entend se poser en médiateur, dépassant son rôle traditionnel du maintien de l’ordre nocturne sous l’Ancien Régime.

Les débuts de la Révolution Industrielle, l’électrification, la production de masse, l’organisation scientifique du travail — qui nécessite de lourds investissements dans les machines et donc d’en maximiser l’utilisation — ont permis de se passer du soleil et de la lumière naturelle dans l’essentiel de l’activité économique. Le temps du travail s’allonge, devient fixe et réglé avec précision avec le développement du salariat moderne qui entend rationaliser l’utilisation de la force de travail des individus (extension du système des trois-huit). La nuit devient un espace contractuel de production et donc un espace de rapport de force et de lutte sociale, encadrée par un État qui légifère de plus en plus sur la question, par exemple avec l’interdiction du travail des femmes la nuit en 1892.

Dans la société urbaine qui grossit avec l’arrivée des populations rurales venues chercher un travail dans l’industrie, les modes de vie de ces nouveaux citadins sont bouleversés par le déracinement ; un autre groupe plus réduit, la bourgeoisie, est scolarisé et a des revenus confortables ; l’activité commerciale par la consommation de masse a tendance à s’étendre : la nuit y est par conséquent un espace en friche qui laisse des opportunités que la journée ne peut plus contenir : on voit apparaître les temples de l’amusement moderne (ouverture du Moulin Rouge en 1889 à Paris), "l’industrialisation" de la prostitution encadrée par les services préfectoraux (on compte 700 maisons closes à Paris en 1936), la multiplication des salles de spectacle, théâtres populaires puis des salles de cinéma (ouverture du théâtre de Chaillot en 1937, du Cinéma Grand Rex en 1932...), les restaurants qui restent ouverts après les spectacles (ouverture du Restaurant Bouillon Chartier sur les boulevards en 1896), les Grands Magasins qui étendent leurs horaires d’ouverture pour accueillir une clientèle salariée, de plus en plus féminine (ouverture des galeries Lafayette en 1894), la vie des associations et des sections des partis politiques qui s’accélère après la loi de 1901.

Parallèlement, l’État étend son encadrement social sur la vie nocturne, principalement par le biais de la police, dont il faut rappeler qu’elle est historiquement liée à la nuit et à la vie urbaine — Louis IX crée en 1254 la première police de Paris, composée de bourgeois et chargée d’assurer l’ordre la nuit, notamment par la lutte contre les marginaux et mendiants — et qu’elle a connu son plein développement et sa structuration actuelle sous Napoléon Bonaparte puis pendant tout le XIXème siècle. Cet encadrement nocturne se complète par un ensemble de services publics qui ne dorment jamais : l’Assistance Publique et Hôpitaux de Paris, le premier hôpital psychiatrique, la première prison pour mineurs de Paris et la prison de la Santé ; les premières lignes de bus et de métro favorisant les déplacements des plus pauvres...tout cela s’est constitué entre 1830 et 1900.

Une nuit huppée

On l’a compris, les problématiques liées à la nuit prennent une tournure particulière en milieu urbain, là où la densité des individus et des activités pose problème.

Le processus de désindustrialisation a touché d’abord l’industrie traditionnelle située dans les centre-ville (textile, métal, automobile, chimie...) laissant de grands espaces pollués à l’abandon, des axes de communication souvent tortueux, des habitations vétustes et des infrastructures collectives vieillissantes. Les populations et les activités quittent donc les centre-ville dans les années 1960 et 1970, s’appuyant sur la massification de l’automobile et l’élévation générale du niveau de vie. On voit se dessiner dès lors une spécialisation et une rationalisation de l’espace urbain voulue par un État particulièrement entreprenant dans le domaine en France : zones industrielles, zones commerciales et premiers hypermarchés, quartiers HLM, quartiers d’habitat pavillonnaire, quartiers riches et quartiers pauvres, quartiers dortoirs et cités administratives se côtoient et se succèdent le long des périphériques flambant neufs. Dans ces nouvelles extensions contemporaines de la ville, la nuit ne soulève pas de problème particulier ou tout du moins, les mairies s’en préoccupent peu.

C’est dans ce contexte, dans les années 1980 que les centre-ville vont connaître une série de mutations qui s’articulent autour de quatre dynamiques distinctes qui entretiennent néanmoins des rapports étroits :

  • une dynamique sociologique par l’arrivée importante dans les centre-ville dévalués de nouvelles catégories sociales dans les années 80 (étudiants, artistes, galeristes, professions libérales, antiquaires, professions de la communication et des médias, professeurs du secondaire et des universités, de plus en plus nombreux avec la massification de l’enseignement, fonctionnaires territoriaux...),
  • une dynamique urbanistique (augmentation des espaces verts et piétons, remembrement et rénovations de logements, patrimonialisation des paysages urbains, réduction de l’emprise automobile, architecture de prestige et de rayonnement, futuriste mais pas trop, bâtiments HQE (Haute Qualité Environnementale), nouveaux quartiers modernes en Zone d’Aménagement Concerté...),
  • une dynamique politique qui porte le Parti Socialiste et ses alliés locaux plus ou moins proches de l’écologie et du communisme au pouvoir dans de très nombreuses villes de plus de 100.000 habitants depuis la fin des années 1990,
  • une dynamique de gouvernance avec ses propres effets de mode et son conditionnement lié au profil des maires des grandes villes, souvent passés par le filtre d’un nombre réduit de grandes écoles parisiennes, aux ambitions parfois nationales et pris dans le jeu de la vie interne de leurs partis. C’est ainsi que l’on voit se diffuser la mode des tramways, des salles de spectacle subventionnées, de la vidéosurveillance, des festivals d’arts de la rue, des guinguettes, des fêtes de quartier, des polices municipales et arrêtés anti-mendicité (reconduit à Tours par M. Babary le 21 novembre dernier), anti-chiens ou anti-vente d’alcool, les télévisions et magazines locaux, la valorisation du tourisme culturel et d’affaires... Le déplacement, sous la pression de l’association des commerçants de la rue Colbert, du bar associatif d’aide aux SDF, La Barque, en cette fin mai donne une nouvelle preuve toute fraîche de ces phénomènes.

Le centre-ville devient un théâtre social aux décors subtilement travaillés, à l’éclairage soigné et au casting exigeant. Le metteur en scène sait qu’il y a d’autres théâtres plus loin, alors il faut rendre le spectacle désirable et rentable, que chacun joue son rôle avec conviction et avec l’attitude qui convient pour séduire le public de citoyens-électeurs-consommateurs-entrepreneurs. Il y a tout juste assez de place pour les VIP dans le premier balcon, alors l’équilibre est précaire.

La nuit à Tours

Maintenant que le décor est planté, il faut analyser la pièce qui se joue depuis quelques mois à Tours. Le scénario est passionnant quoique quelque peu brouillon, la fin n’est pas écrite et l’ambiance dans la troupe des acteurs est inégale.

Depuis les années 2000, on entend dans toutes les grandes villes et à Tours en particulier de nombreuses critiques plus ou moins fondées sur la nuit et ce qui s’y passe ; voici un petit extrait de cette litanie que tout le monde a déjà entendu en partie : il est de plus en plus difficile de faire la fête en plein centre, les contrôles d’alcoolémie de police se multiplient à la sortie de Tours, on ne peut plus acheter d’alcool après 21h dans le centre, à l’époque il y avait des concerts partout en ville, on pouvait encore écouter du vrai rock très fort en fumant des clopes et en buvant des pintes au Bateau Ivre, la police municipale interrompt régulièrement des concerts dans les bars, la police et l’Urssaf font des descentes musclées dans les bars lors de soirées, la Sacem fait payer avec véhémence les droits d’auteurs aux patrons de bar, les jeunes mettent le bazar et hurlent ivres la nuit, ras le bol des "boum-boum" de la musique de jeune qui sort des bars, les patrons de bar ne payent pas les musiciens, la mairie fait du favoritisme, etc...

Pour mettre un peu d’ordre dans ces ressentis et comprendre les rapports de force, faisons l’état des lieux de ces différents acteurs intéressés aux nuits tourangelles. Je vais m’appuyer ici sur le cas du jazz à Tours, milieu que je connais très bien et qui servira de cas concret, transposable à d’autres pratiques artistiques et esthétiques, exemple à partir duquel on pourra généraliser. Le choix du jazz est loin d’être anecdotique car la ville se pose en pôle européen de cette musique, particulièrement vivante ici depuis au moins quarante ans et qui a l’avantage de croiser différentes problématiques que d’autres styles musicaux ne connaissent pas. Au carrefour d’un processus d’institutionnalisation et de conservation que la musique classique connaît depuis un moment, c’est encore une musique qui se joue dans des lieux très différents et parfois marginaux, comme les musiques populaires ou d’avant garde. C’est également une musique qui mélange -un peu- les classes d’âge et dans une plus faible mesure les classes sociales :

  • Les lieux de diffusion de musique : ces lieux sont extrêmement divers dans leurs stratégies, leurs capacités d’accueil et leurs objectifs. Ils vont de la salle subventionnée au rayonnement national comme le Petit Faucheux qui cumule des missions de lieu de répétition, d’accompagnement de groupes locaux émergents, d’actions pédagogiques et de démocratisation culturelle en plus d’une programmation assez dense, souvent avant-gardiste, à quelques bars qui programment des concerts en rémunérant souvent les musiciens au noir mais qui ont le souci d’être des lieux culturels qui ne pensent pas qu’en termes de rentabilité ; ont trouve des bars, plus nombreux, dont la programmation de jazz répond avant tout à une stratégie commerciale pour attirer une certaine clientèle : cette programmation peut être ponctuelle ou hebdomadaire, et rares sont les bars qui déclarent les musiciens conformément à la législation ; on trouve enfin des lieux informels (cave, salon, chapiteau, grange...) tenus par une association ou un simple particulier qui fait payer des entrées, une adhésion ou des consommations et qui essaye tant bien que mal de rémunérer les musiciens, ne gardant généralement rien pour soi, même si parfois le public est assez nombreux et séduit par cette entreprise culturelle non commerciale.
  • Les musiciens : les musiciens de jazz sont une petite centaine dans l’agglomération, en très grande majorité des hommes de moins de quarante ans. Ils ont recours à la poly-activité le plus souvent en cumulant cachets, cours et petits boulots plus ou moins déclarés ; d’ailleurs, ils sont très peu nombreux à ne vivre que du jazz. Ils se doivent d’être très mobiles à l’échelle nationale et la plus grande partie de leur activité professionnelle de représentation se déroule la nuit. Les plus jeunes sont souvent issus de la classe moyenne, ils ont fréquemment suivi une formation musicale académique et des études universitaires. La culture traditionnellement individualiste du milieu des musiciens de jazz explique en partie le faible taux de syndicalisation et un assez faible attrait pour les partis politiques classiques. Toutefois, leur investissement social peut prendre des formes plus autonomes dans des associations et collectifs et éclater ponctuellement pour la défense du statut d’intermittent du spectacle.
  • Les lieux de formation de musiciens : Tours possède une école associative de musique spécialisée dans le jazz parmi les plus influentes de France, Jazz à Tours, une Faculté de Musicologie avec un cursus de Jazz et un Département de Jazz dans le Conservatoire à Rayonnement Régional Francis Poulenc. Une soixantaine d’élèves suit chaque année un parcours diplômant financé par la Région et l’Etat, une trentaine de professeurs spécialisés dans le Jazz, possédant parfois un diplôme reconnu travaillent à Tours. Les trois structures sont en partenariat étroit et bénéficient d’un accompagnement de la Ville pour construire un important pôle de Jazz depuis des années. Il est évident que cette configuration favorise le rayonnement culturel de la ville et attire des étudiants ; parfois ce sont les structures elles-mêmes qui organisent des évènements culturels (Auditions, Starting Blocks, Emergences...), tous se déroulant la nuit. Les structures déplorent régulièrement d’ailleurs le manque de lieux en ville pour jouer de la musique live.
  • L’administration : le point intéressant à soulever ici est le manque de concertation entre les services administratifs municipaux concernés par les questions nocturnes (police municipale, équipement, transports et culture). La communication interne est assez faible, les fonctionnaires se connaissent peu et la vue d’ensemble sur certaines problématiques globales de la nuit manque clairement, comme le confirment de multiples partenaires extérieurs de la mairie. Il faut également évoquer quelques particularités de ce champ : les rapports avec les élus peuvent être plus ou moins tendus en fonction de la coloration politique des adjoints et de la personnalité de celui qui dirige les services administratifs, fonctionnaire titulaire qui reste en poste quelle que soit l’équipe élue. Les mutations sont fréquentes, sur un plan national et certains fonctionnaires changent régulièrement de service, ce qui ne favorise pas le suivi et la bonne connaissance des dossiers, des lieux et des acteurs. Le cas particulier de la culture fait que la plupart des événements ont lieu le soir, hors du temps de travail des fonctionnaires : leur participation est ainsi largement renvoyé à leur bonne volonté.
  • Le milieu associatif : on citera le très influent Collectif Anti-Bruit du Vieux Tours, assez proche de l’ancienne équipe municipale, qui milite et communique autour des nuisances sonores subies par les riverains. Son action s’est soldée par une campagne d’affichage et par l’appel systématique à la police en cas de tapage : les témoignages de rappels à la loi et de fermetures administratives par les patrons de bar du vieux Tours sont nombreux. On peut citer également l’association de musiciens de jazz, Jazz Région Centre, qui participe à l’organisation d’événements musicaux plus ou moins informels dans la ville la nuit et qui développe les liens entre patrons de bars, musiciens et institutionnels ainsi que le collectif Capsul qui réunit des groupes de jazz de Tours pour les aider à la diffusion, y compris dans des lieux alternatifs et chez des particuliers qui organisent des concerts informels le soir. Il existe aussi des associations pédagogiques autour du jazz (musique et danse).
  • Les politiques : la culture est un élément de prestige, de puissance, d’image moderne et de popularité supposée, elle a donc été un des axes importants des mandats à la mairie et à l’agglomération de M. Jean Germain (PS) et de son adjoint à la culture, M. Jean-Pierre Tolochard (parti en 2007), dont la stratégie a été d’institutionnaliser certaines pratiques musicales et artistiques par une politique ambitieuse d’équipements culturels (Temps Machine, Nouvel Olympia, Petit Faucheux, 37ème Parallèle, le CCC, le Point Haut pour le pôle des arts urbains...) et de liens forts avec certaines associations et compagnies fortement subventionnées avec la participation du Département, de la Région et de l’Etat. Parallèlement, le nombre de concerts informels dans les bars et cafés-concerts a eu tendance a diminuer depuis la fin des années 1990, avec la multiplication des plaintes pour tapage, des contrôles, amendes et fermetures administratives. Il est trop tôt pour connaître les projets de la nouvelle équipe autour de M. Serge Babary (UMP) et de son adjointe à la culture Mme Christine Beuzelin même si certaines associations notent déjà des changements dans les choix de subventions, une réduction des aides à certains festivals et une stratégie allant vers de la "proximité culturelle" dans les quartiers. Il semble qu’à titre personnel pour les quatre personnes nommées ci-dessus, le jazz et la diffusion de la musique dans les bars ne soulève pas un intérêt particulier. Ce milieu leur est étranger même s’ils ont compris l’intérêt pour la ville de soutenir la dynamique propre à cette musique qui participe au rayonnement de Tours.

Conseillisme nocturne

Pour faire face à cette situation où des intérêts et des revendications s’entrechoquent de manière inextricable, les municipalités tentent de mettre les différents acteurs en présence autour de la table, en s’appuyant sur le cas de Nantes, ville à l’avant garde du consensus nocturne, dirigée par le PS. A l’origine, c’est un collectif de patrons de café-concert de Loire Atlantique, le collectif Bar-Bars, qui lance une triple alerte en 2010 : la délocalisation de la fête en périphérie (Le Hangar à Bananes) tue l’ambiance en centre-ville, les bars ne sont pas bien équipés ni suffisamment informés sur la législation autour du bruit et les bars ont tendance à faire travailler au noir les musiciens à cause de charges trop élevées et de la lourdeur de la procédure administrative. A partir de 2011 des négociations sont organisées sous le patronage du pouvoir local et elles aboutissent à la constitution d’un fonds abondé par de l’argent des brasseurs industriels de bière et de différentes institutions dont le Ministère du Travail qui entend ainsi lutter contre la précarité du statut d’artiste. Le mécanisme compte de nombreux soutiens et la communication qui l’entoure va faire sortir ce projet de ses simples frontières régionales. Après une phase d’expérimentation en de suivi étatique en 2013-2014, le mécanisme a été retenu pour être diffusé à l’échelle nationale, un Groupement d’Intérêt Professionnel a été crée à cet effet par le Ministère de la Culture le 20 avril 2015.

A Paris, également aux mains du PS, Mme Anne Hidalgo, reprenant l’inquiétude formulée par M. Bertrand Delanoë lors des Etats Généraux de la nuit (novembre 2010) de voir les nuits parisiennes s’éteindre et frapper durement la réputation et le porte monnaie de la capitale, a installé un Conseil Parisien de la Nuit en décembre 2014 mêlant institutionnels, associations, professionnels, transports et experts. Lille a aussi réalisé ses Etats Généraux de la Nuit en 2013, Toulouse s’est dotée d’un maire de nuit en 2014 et Nantes a annoncé également la constitution de son Conseil de la Nuit pour septembre 2015.

Preuve de cet engouement pour le conseillisme nocturne, une Première Conférence nationale de la Vie Nocturne s’est tenue les 13 et 14 avril derniers, à Nantes, justement (http://cnvn.fr/programme). L’analyse du programme et des intervenant en dit long sur les contradictions qui entendent être surmontées dans cet espace de consensus qu’est devenue la nuit : sauvegarder la santé publique, notamment des plus jeunes, développer le tourisme, développer les activités touristiques, développer le vivre ensemble, développer la culture et garantir la tranquillité aux riverains...le tout, dans l’ambiance ouatée d’un séminaire d’université mêlant experts de l’ingénierie sociale, politiques rompus au management territorial, médecins addictologues de renom, géographes et urbanistes bon teint, pontes du monde de la nuit, industriels de la brasserie et hiérarques de l’administration culturelle. La novlangue bureaucratique tenant, bien sûr, une place de choix afin d’euphémiser ce qui se joue ici : "territoire", "synergie", "citoyen" et "médiation" paradent sur le programme comme une starlette sur la Croisette à Cannes.

A Tours, les premières réunions d’information sur le dispositif de Bar-Bars ont commencé à l’automne 2014 et le pouvoir municipal s’est saisi du sujet, sans grand investissement ni connaissance du dossier de sa part. Les réunions préparatoires continuent ce printemps et pourraient officialiser le principe de fonctionnement et de financement à moyen terme, même s’il est peu probable que des choses concrètes émergent avant les élections régionales de décembre. Détail intéressant dans le cas tourangeau, ce sont essentiellement des musiciens qui portent le projet depuis le début, politiques et professionnels se montrant pour l’heure assez apathiques voire méfiants.

L’année 2015-2016 nous permettra donc d’en savoir davantage sur le consensus nocturne à la sauce tourangelle et de comprendre un peu mieux l’évolution de la machine à légitimer qu’est le pouvoir, ici municipal : il faut être fier du patrimoine viticole local mais lutter contre l’alcoolisation des jeunes ; la culture c’est bien, mais si c’est trop fort, faisons ça en périphérie ; la musique live dans la rue sans autorisation, c’est mal mais les chants de Noël dans les haut-parleurs de la rue Nationale à 8h du matin, c’est bien ; la vie de quartier c’est bien, mais pas après 19h ; le travail au noir c’est mal, embaucher des musiciens bénévoles pour le bal des pompiers du 14 juillet, c’est bien...

Nuit sur la politique ?

Alors, pour conclure, comment expliquer une situation comme celle décrite ici ? Cet acquiescement à une nuit qui devient marchandise ? Ce renvoi à l’échelon local de décisions politiques qui renforceront les inégalités territoriales et donc la mise en compétition ? Cette validation de fait d’un conseil d’experts et de représentants catégoriels qui décident sans réelle concertation avec les citoyens, sous des dehors démocratiques ? Cette unanimité face aux objectifs attribués à la nuit, tourisme, fête, culture et repos en bonne entente sans que rien ne dépasse ? Pour esquisser une réponse, il faut reprendre le recul nécessaire et voir dans l’histoire politique récente quelles sont les grandes lignes de force qui finissent par s’appliquer à un cas en apparence anodin à l’échelle locale.

D’une part les lois sur la décentralisation, surtout sous MM. Gaston Deferre (1982) et Jean-Pierre Raffarin (2004) ont eu une influence décisive sur notre organisation, renforçant les compétences, pouvoirs et financements des municipalités et des Régions, en particulier sur un plan culturel, dans la distribution de subventions aux associations et dans les politiques d’aménagement - d’autant plus ambitieuses que l’Etat pousse à regrouper les moyens des communes urbaines dans des agglomérations puissantes. La mise en compétition des territoires et des agglomérations, soutenue par les politiques européennes et par les partisans de la mondialisation ne fera que légitimer à son tour toute la philosophie politique libérale de l’action publique. Le politique devient un manager qui rend désirable son territoire pour attirer l’activité dans un monde où la compétition est devenue soi-disant inévitable.

D’autre part, l’État prend également le tournant néolibéral dans les années 1990 et 2000 avec la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances en 2001) et la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques de 2007) qui instaurent un certain nombre de principes dans l’action publique directement hérités des expériences politiques britanniques et américaine de Mme Margaret Thatcher et M. Ronald Reagan : équilibre des finances publiques, critique du centralisme, désengagement de l’État dans certains domaines, utilisation de critères d’évaluation chiffrés dans la prise de décision politique, passage d’un État-Providence aménageur à un État stratège qui "impulse des synergies entre acteurs" (sic), intervention théorique du citoyen dans les prises de décision, etc.

Voilà ce qu’implique, plus profondément, cette manière de faire de la politique : culture du chiffre, tyrannie de la mesure ; impératif de rentabilité et d’efficacité (réduite à la seule rentabilité productive), marchandisation des biens culturels et contamination de cette logique de la mesure aux domaines qui, a priori, devraient ou pourraient prétendre y échapper (éducation, culture, pratique sportive, relations humaines de proximité, etc.). Et dans le domaine qui nous occupe ici, réduction de la culture à l’événementiel, des praticiens aux professionnels ou experts (même bénévoles) et des amateurs à un public ciblé, catégorisé et comptabilisé. Bref, le règne du calcul et de la mesure. La quantité, toujours…

Une politique "d’experts" et de "barons locaux", en somme... qui va prendre lentement possession de la nuit, sans susciter d’émotion particulière.

Si à midi le roi te dit qu’il fait nuit, contemple les étoiles - Proverbe persan

Par Joséphine Kalache

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