Succès du tram : vérité ou intox ?

Un an après sa mise sur rails en grande pompe avec en invité d’honneur Manuel Valls, alors ministre superflic de l’Intérieur, le tramway de Tours rencontrerait un franc succès. Les objectifs à 2016 seraient en passe d’être atteints. La Nouvelle République et La Tribune de Tours sont à la manœuvre pour propager la bonne nouvelle. Pourtant une analyse des déclarations et des rares chiffres disponibles révèle une toute autre réalité.

Comment transformer un échec en réussite

"Un an après, le tram est bien lancé !" titre l’hebdo gratuit La Tribune de Tours du 28 août 2014. "Un an après son lancement le 31 août 2013, le tramway a trouvé sa place dans le quotidien des Tourangeaux avec 53.000 voyageurs quotidiens en moyenne alors que l’objectif était de 55.000 passagers par jour à la rentrée 2016". Deux jours plus tard, le 30 août, c’est au tour du quotidien La Nouvelle République du Centre-Ouest (NR) de titrer glorieusement "Jusqu’à 55.000 voyages dans le tram les jours de pointe" [1]. Et de préciser : "La collectivité s’était fixée un objectif à long terme : réaliser 55.000 voyages par jour. Après une année de fonctionnement, ce chiffre est atteint sur les grosses journées", "comme le premier samedi des soldes, ou lors d’évènements particuliers".

Extraits d’après les sites Web des deux journaux

Dans les deux journaux, la parole du SITCAT (Syndicat Intercommunal des Transports en Commun de l’Agglomération Tourangelle) est d’or et prise pour argent comptant par les journalistes. Ils la relayent en écho, sans le moindre esprit critique, sans même le recul de la vérification des chiffres et de la confrontation avec les déclarations passées.

Et pourtant il y a lieu de s’interroger déjà sur la seule base de ces chiffres qui ne sont pas cohérents entre eux. Seulement 2.000 passagers d’écart entre la fréquentation moyenne et la fréquentation de pointe, ce n’est pas crédible. En entrant davantage dans l’article de La Tribune, on découvre que 53.000 est une fréquentation "moyenne chaque jour en période scolaire, soit 42 % du total des voyageurs [sur tout le réseau Fil Bleu, avec les bus]". On devine que la véritable moyenne journalière sur toute l’année est beaucoup plus basse, ce qui rend le chiffre maximal de 55.000 plus crédible.

Avec une billetterie électronique high-tech, sans parler de la vidéosurveillance disséminée sur la ligne, il ne fait aucun doute que le SITCAT connaît les véritables chiffres et les images de la fréquentation sur l’année écoulée. Non seulement il ne les a pas communiqués, non seulement aucun des "journalistes" pourtant professionnels de ces organes de presse ne les a fermement demandés, mais en plus ils ont usé de leur savoir-faire pour mieux nous enfumer avec ces chiffres attrape-nigauds. Pour être encore davantage convaincante la NR a usé du choc d’une photo montrant une affluence record autour du tramway… Mais c’était lors des jours d’inauguration quand l’on pouvait monter sans payer. Sans le signaler bien sûr, comme si c’était toujours jour de fête au manège Buren Germain.

Une volonté de dissimuler la vérité

Les rédacteurs de la Tribune et de la NR savent très bien ce qu’ils font, ils mentent effrontément à leurs lecteurs. Ces chiffres de fréquentation sont en effet un indicateur essentiel du succès du tramway à Tours. Alain Beyrand, dans son livre "Tours Mégaloville" sorti en janvier 2014, au chapitre nommé "Un tramway nommé dérive" [2], a déjà souligné que les objectifs étaient loin d’être atteints et qu’on les dissimulait :

Passons maintenant à la fréquentation du "navire amiral" du maire, les objectifs ont-ils été atteints ? Il était prévu d’enregistrer 54.900 voyageurs par jour, "plus de 60.000" d’après Jean Germain (Ville-Rail octobre 2010). Il était ensuite prévu une "hausse rapide de ce chiffre après la mise en service" (Tours Plus le Mag, HS janvier 2012).

Mardi 3 septembre, on apprenait que 269.000 voyageurs avaient pris le tram durant les deux premiers jours des samedi et dimanche précédents. C’était la gloire, peu importe qu’il y ait eu gratuité. Et puis le silence, rien. Une semaine, deux semaines, un mois... Le 10 octobre, La Tribune de Tours avançait le chiffre de 40.000 voyageurs. "L’objectif à terme est de 55.000 voyageurs par jour. Si le chiffre est confirmé, le tram de Tours aura pris un bon départ avec 75% de l’objectif déjà atteint". La NR restait silencieuse. Deux mois, deux mois et demi...

C’est le 19 novembre que le quotidien annonce la nouvelle : "Arrêtons le suspense... La société Keolis Tours vient tout juste de faire les relevés : « Nous sommes aujourd’hui à 45.000 voyages/jour » ". Quant à l’objectif de 55.000 : "C’est le chiffre que nous nous sommes fixé pour l’horizon 2018. Pour nous, les premiers chiffres sont très encourageants". Le fait que ces chiffres seraient "tout juste" connus est savoureux, mais ce n’est pas tout. L’objectif est reculé de 5 ans, la précision au millier près des deux premiers jours est passée à 5.000, on ne sait pas sur quelle période et si c’est du plein tarif... Le 18 janvier 2014, la NR ne communiquait toujours pas de nouveaux chiffres de fréquentation, visiblement très difficiles à obtenir, mais elle nous apprenait qu’il y a 10 % de fraude. Pour le bus, ce taux était de 1% avant le tram, il est monté à 4%.

En fin août 2014, après cette première dénonciation, après les élections de mars qui ont montré un vif mécontentement des Tourangeaux envers cet establishment qui leur pourrit la vie, après qu’un nouveau maire et un nouveau président d’agglo se soient installés dans leur fonction, rien n’a changé, le SITCAT continue son intox, toujours relayée par les articles de brosse à reluire des médias et par la discrétion des politiques qui de tous bords ne s’offusquent pas.

Que cache cet enfumage ?

Basons-nous sur les bribes d’infos qu’on peut supposer vraies, à savoir 55.000 passagers au maximum et une moyenne de 53.000 en période scolaire sur 42 % du total des voyageurs. On peut aussi supposer qu’il y a eu "un nouvel élan vers mars-avril", si bien que le chiffre de 45.000 voyages par jour annoncé en novembre 2013 a monté vers 47.000 ou 48.000, mais avec une moyenne sur toute l’année écoulée (septembre 2013 à août 2012, vacances incluses) qui ne doit guère dépasser les 45.000, soit 10.000 de moins que prévu, 18 %. Et il faudrait pousser l’analyse plus loin en fonction des passagers payants.

Revenons au livre Mégaloville, l’auteur remarquait qu’en fin de compte, intrinsèquement, si on ne se réfère pas à l’objectif, ces chiffres sont révélateurs d’un succès avéré, que les nouveaux chiffres renforcent :

Ce trafic est pourtant très bon par rapport à celui des lignes de bus qui auparavant, sur un parcours moins long, transportaient 17.000 voyageurs. On peut en effet estimer que, sur une longueur équivalente, la fréquentation des transports en commun a doublé. C’est d’ailleurs confirmé par le fait que la fréquentation totale des bus et trams fil bleu est passé de 100.000 à 117.000 voyageurs par jour.

Le manque induit de recettes, presque 20 % [45.000 voyageurs au lieu de 55.000], risque de poser de gros problèmes financiers pour rembourser la dette contractée, surtout que celle-ci a augmenté... Pourquoi donc avoir visé un objectif si haut ? Si mégalo ?

"Tram miroir" et "maudit corbillard"

Ce souvient-on encore de cette folie des grandeurs ? Elle avait été jusqu’à surdimensionner les rames. Dame, Tours ne pouvait pas rester au niveau du Mans ou d’Orléans et se devait de se hisser à celui de Bordeaux ! Notre standing exigeait également d’avoir une portion du trajet avec alimentation au sol. Autre source de dépenses, il fallait un "objet design et fierté pour tous", il est devenu "la plus grande oeuvre" de Daniel Buren, avec son copyright. Devenu "curseur sur sa ligne", le "navire amiral" "habillé de sa livrée miroir d’eau de Loire" devenait un "bijou dans un écrin", œuvre d’art censée attirer les touristes admiratifs. Là aussi l’objectif est manqué, les chiffres de l’hôtellerie cet été sont mauvais.

Il y a pourtant un domaine où Tours surclasse les autres villes de même taille, c’est le "nombre de bris de glace volontaires" [3]. Quel symbole pour la si distinguée livrée miroir habillée de noir ! Encore un objectif manqué, la fierté n’est pas partagée par toute la population. De manière prémonitoire sans le savoir devant le massacre des arbres de l’avenue de Grammont en 2011, une tourangelle avait résumé à sa façon tout ce fatras démagogique autour du tram : "Maudit corbillard !".

Propos de Jean Germain extraits de "Ville Rail" numéro spécial consacré au tramway de Tours en octobre 2010

Quant au manque induit de recettes, il s’est déjà fait sentir puisque le prix du ticket a augmenté de 7% le premier août. La NR et la Tribune se sont bien gardés d’en expliquer les véritables raisons. Et ce n’est pas la première augmentation, la "taxe transport" est passée de 1% en 2003 à 1,35 % en 2008 et à 2% en 2013, ce qui est un handicap pour les entreprises qui la payent et donc pour l’emploi dans l’agglo.

Il y a d’ailleurs lieu de rapprocher cette dissimulation de la fréquentation avec celle du financement. La chambre régionale des comptes d’Orléans devait publier fin 2013 le coût du tramway de Tours, ainsi que les capacités d’amortissement du SITCAT. Pas de nouvelle, rien… Le SITCAT a été depuis absorbé par l’agglomération Tour(s) Plus, en une opération qui ne facilite pas la transparence. Le président de l’agglo, Jean Germain, a été viré par les élections municipales de mars. On aurait pu s’attendre à ce que la nouvelle équipe de Philippe Briand commence par un audit des finances permettant de faire le point sur le véritable budget du tram. Rien…

Quand le cercle fermé des décideurs exclut la participation citoyenne

D’un maire à l’autre il existe un refus atavique de faire participer les citoyens à la vie de la cité. L’omerta et les fariboles de la presse au garde-à-vous couvrent les grands projets inutiles imposés dans la ville. Notons au passage que la Rotative, avec quelques autres sites sur la Toile, permet d’échapper à cette intox. Il ne faut donc pas s’étonner qu’en retour les deux journaux officiels taisent à leurs lecteurs l’existence d’une dissidence médiatique sur la place de Tours. La Rotative va bientôt souffler sa première bougie, un an d’existence ce n’était pas gagné d’avance. Sous la chape de plomb, on mesure l’intérêt de ce bol d’air frais…

Dans une routine de manigance en coulisse du pouvoir, la mainmise médiatique doit être la plus forte possible. Dans la NR, seule la rubrique du courrier des lecteurs laisse entrevoir des avis divergents, mais la ligne éditoriale est complètement soumise. Sur cet exemple qui vient d’être décortiqué, c’est flagrant. Sur d’autres ça l’est beaucoup moins tant les non-dits sont omniprésents, tant l’opacité est générale. Seul compte l’avis toujours unanime des élus et décideurs. Et en filigrane la satisfaction des annonceurs, immobiliers en premier lieu.

On en a une autre illustration dans la NR de ce même 30 août avec un article intitulé "Deuxième ligne de tram : équation à trois inconnues" [4], l’une des inconnues étant le financement insuffisant, sans qu’il soit dit, bien sûr, qu’il est en partie dû aux objectifs de fréquentation non atteints de la première ligne. On se rend compte que les élus et décideurs du sérail s’interrogent entre eux, à l’écart des citoyens tourangeaux. Ils oublient qu’en 2013 a été voté, après enquête publique, un Plan de Déplacement Urbain pour les dix ans à venir, qui ne prévoit pas une seconde ligne de tramway. Elle ne devrait être possible qu’après une révision du PDU, ces discussions se font donc en dehors du cadre légal. On sent que, comme du temps de Germain, nos très respectables et dévoués décideurs veulent passer outre et décider entre eux.

On comprend mieux l’intox du tram rempli à donf : puisque la première ligne marche si bien, pourquoi pas une seconde ? Même si les caisses sont vides… justement essorées par la première ligne dont le budget a très largement dépassé les prévisions [5]… Non seulement, ils ont lourdement endetté l’agglo pour ne pas atteindre leur objectif, mais en plus ils se préparent à recommencer.

De Germain à Briand, Tours et son agglo se confirment comme un domaine de non-droit et de concentration des pouvoirs. Loin d’être un quatrième pouvoir s’opposant aux autres, la NR et la Tribune s’activent en courroies de transmission du pouvoir exécutif local pour qu’il échappe mieux au contrôle des citoyens. La situation a même empiré, elle confine à l’intox, puisqu’il n’y a plus qu’un seul son de cloche.

La Tribune de Tours, plus à droite, qui se permettait de temps en temps quelques piques contre Germain, ne saurait en faire autant à l’encontre de Babary. Elle a rangé son petit canif et, à ce titre, elle est devenue disponible dans le hall de la mairie. Pour la NR, il y a eu un adoubement officiel [6], son changement de casquette s’est fait en douceur, facilité par une gouvernance marquée du sceau de la continuité. Quant à nous, pauvres citoyens, il nous reste à résister, si ce n’est pas encore dans la rue, au moins en montrant qu’on n’est pas dupe face aux informations viciées qu’on nous délivre.

Constant Chidaine

P.-S.

La Nouvelle République du 23 septembre 2014 a ajouté une double couche d’enfumage dans deux articles intitulés Tram : "En un an, c’est spectaculaire" et Tous les chiffres du tramway.
Dans ce dernier article indiquant surtout des chiffres par stations, une pointe de fréquentation journalière de 56.500 passagers est mise en exergue, mais l’indication de la fréquentation hebdomadaire correspondante, égale à 300.000, est lourde de sens comme le souligne le commentaire d’un lecteur : "En divisant par 7, on obtient une moyenne journalière de 42.900 usagers, Il y a lieu de croire que la moyenne journalière de la première année était largement inférieure, plus proche de 35.000 que de 40.000. C’est très loin de l’objectif officiel de 54.900 et de celui de 60.000 émis par l’ancien maire, qui était « sûr de ne pas se tromper »". Pour la première année, on serait donc largement en dessous de l’estimation à 45.000 maxi émise dans le présent article.

Notes

[1Article de la NR du 30 août 2014 : Jusqu’à 55.000 voyages dans le tram les jours de pointe

[2"Tours mégaloville" par Alain Beyrand (ILV Editions 2014), chapitre 7 "Un tramway nommé dérive", sous-chapitre 7.5 "Prévisions, dérives et démesures" : reprise sur le blog Pressibus

[3Autre article de la NR du 30 août 2014 : Et le coût de la maintenance ?

[4Autre article de la NR du 30 août 2014 : Deuxième ligne de tram : équation à trois inconnues

[5Idem 2