Quand Tours avait des allures de western

Dans le cadre de la campagne municipale, candidats de droite et d’extrême-droite mettent le paquet sur la question de la sécurité. A les entendre, la ville de Tours serait livrée à des violences permanentes, et la place Plumereau serait une sorte d’arène à ciel ouvert où se dérouleraient des crimes affreux. En réponse, il faudrait, d’après eux, augmenter le nombre de caméras de vidéosurveillance, histoire de fliquer la population en permanence, et renforcer l’intervention de la police municipale.

Afin de mettre ces déclarations en perspective, on est allés faire un tour du côté de la section Histoire de la bibliothèque universitaire de la ville. On est tombés sur le mémoire de Yann Coudreau, intitulé Violences interpersonnelles à Tours, 1919-1939. Cet étudiant s’est penché sur les archives policières et sur celles de La Touraine républicaine afin de proposer une analyse locale de la violence, et s’est concentré en particulier sur les années 1919, 1923, 1927, 1931, 1934 et 1938.

Violences armées et agressions en bande

Coudreau note qu’à l’époque, dans une affaire de violence sur six, il est fait usage d’une arme, et que dans 45 % des affaires impliquant une arme, l’arme en question est un couteau, rasoir ou couperet. Par ailleurs, 40 % des utilisations d’armes tranchantes correspondent à des bagarres, 25 % à des agressions. Comme le résume l’auteur :

« Il semblerait que les Tourangeaux ayant en permanence un couteau sur eux sont assez nombreux, surtout chez les plus jeunes. Le couteau, c’est l’arme de rixe par excellence, pas chère, facile à emporter, rapide à sortir. »

Yann Coudreau note aussi que les armes à feu abondent au début de la période qu’il étudie. En 1919, douze cas d’usage d’armes à feu sont recensés, et un tiers seulement sont imputables aux soldats américains qui stationnent encore dans la ville. A l’époque, un revolver se négocie pour des prix allant de 20 à 40 francs, et on en trouve un peu partout. L’auteur du mémoire écrit carrément qu’en 1919, Tours « prend des allures de western » : les 4 et 5 octobre, deux fusillades éclatent, place de la Victoire et rue de Bordeaux. Les rafles effectuées par la police, notamment dans le milieu de la prostitution, entraîneront une baisse progressive du nombre d’armes à feu en circulation.

Sur les six années qu’il a spécifiquement étudiées, Yann Coudreau relève 73 procès-verbaux faisant suite à des bagarres, dont 4 ont entraîné la mort d’une personne. Ces rixes ont lieu principalement en soirée, et concernent souvent des jeunes. En septembre 1931, trois matelots en permission sont interpellés après s’être battus rue des Tanneurs à coups de couteaux avec trois jeunes Tourangeaux. Ces bagarres « peuvent partir d’une simple réflexion ou d’une provocation plus agressive ».

Sur la période observée, l’auteur constate une baisse des agressions. Ces agressions sont souvent le fait de jeunes, « parfois sous l’emprise de l’alcool, qui cherchent la querelle pour animer leur soirée », et qui agissent souvent en groupe. La presse rapporte des agressions à caractère raciste, comme celle de deux soldats algériens par une bande de jeunes. A l’occasion, ces bandes s’affrontent, comme en octobre 1923, quand deux groupes se battent à coups de revolvers rue Briçonnet. La Touraine républicaine titre : « Bataille d’apaches ». L’un deux, Audour, un maçon de 26 ans, est tué. Si les milieux populaires (journaliers, cheminots, chiffonniers...) sont surreprésentés dans les affaires de bagarre ou d’agression, l’auteur note que ce sont aussi dans ces milieux qu’on a le plus l’habitude de sortir entre amis ou d’aller boire au café du coin.

Des bagarres qui démarrent à cause d’une simple réflexion, des agressions commises par des groupes qui cherchent à animer leur soirée... Rien de neuf sous le soleil, donc, si ce n’est que l’usage d’armes, couteaux ou armes à feu, est devenu rarissime.

Des violences localisées

Les secteurs où se concentrent le plus de violences sur la période 1919-1939 sont le quartier de la gare et le Vieux Tours. Pour le quartier de la gare, c’est particulièrement vrai pendant les années 20. La nuit, ce quartier est fréquenté par des populations « génératrices de violences », notamment les alcooliques – le buffet de la gare ferme tard – ou les proxénètes, qui se sont installés rue de Bordeaux. Les descentes menées par la police semblent expliquer la baisse des violences observées après 1930.

Entre 1919 et 1929, un cinquième des bagarres enregistrées ont lieu dans le secteur autour des Halles et de la rue Nationale, et « la présence de débits de boissons dans toutes les rues y est certainement pour quelque chose ». Les quartiers Plumereau et Tanneurs sont ceux qui connaissent le plus de violences de tous types. Les agressions et rixes entre ivrognes prennent une place importante dans les violences de ces quartiers : c’est là que rôdent les jeunes et que vivent beaucoup de prostituées travaillant hors du circuit des bordels.

Au-delà de la violence spectaculaire

Au-delà des agressions et bagarres, qui ont souvent un caractère spectaculaire, Yann Coudreau évoque les violences liées à des conflits de voisinage, les violences au travail ou les violences conjugales. S’agissant des violences conjugales, la description qu’il fait de certaines affaires est troublante, tant ces affaires ressemblent à celles que l’on peut découvrir au tribunal correctionnel de Tours de nos jours.

« Nous sommes en 1927. La police reçoit la plainte de Marguerite Ménard, qui vit quai Port de Bretagne, dans le même immeuble que sa fille et son gendre. C’est contre ce dernier qu’elle porte plainte. Henri Moyer est rentré ivre, il cassait tout chez lui, jetait des objets par la fenêtre. Surtout, il a "encore" frappé sa femme, Albertine, de deux coups de poing dans l’estomac.

En février 1932, c’est Albertine qui porte plainte. Un enfant est né, mais Moyer est alcoolique. Depuis deux ans, elle a quitté le domicile conjugale pour se soustraire aux brutalités. Mais lorsqu’elle revient pour prendre des vêtements, une dispute éclate et Moyer la frappe à plusieurs reprises.

En février 1933, le couple a semble-t-il repris la vie commune mais, après une scène, il la frappe de nouveau. Cette fois, Albertine demande et obtient le divorce. Trois mois plus tard, nouvelle plainte d’Albertine : Henri l’insulte à chaque fois qu’il la croise et, le 12 octobre, il l’attend devant chez elle, lui crache au visage et lui jette une poubelle qui la blesse au bras.

Le 15 octobre, Albertine est en ville avec une amie. Moyer est venu pour parler à son ex-épouse, l’amie veut l’en empêcher, il lui met une violente gifle : l’amie porte plainte.

Enfin, en novembre 1934, Albertine porte la dernière plainte dont nous ayons connaissance : elle a croisé Moyer rue Jagamètre, il lui reproche d’avoir des amants et lui envoie une gifle. »

Bien sûr, de ces violences-là, il n’est pas question dans les discours politiques actuels. Car il ne suffit pas de renforcer un dispositif de vidéosurveillance pour prétendre y apporter des solutions.