Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche

La revue Vacarme publie, dans le cadre de son numéro consacré aux « fractures ouvertes de la gauche », un texte plaidant pour une critique radicale de l’antisémitisme à l’heure où celui-ci a des effets pratiques et idéologiques jusque dans les formes que prennent certaines luttes sociales. Extrait.

L’antisémitisme ne fait pas à proprement parler partie des fractures de la gauche radicale. Les positionnements sur cette question varient peu d’une organisation de gauche à l’autre. Au contraire, celles-ci ont souvent en partage un désinvestissement de ce thème perçu comme secondaire voire négligeable, relativement à d’autres formes de racialisation. Plutôt qu’une fracture, c’est donc davantage un silence qu’il s’agit d’interroger ici, en plaidant pour une critique radicale de l’antisémitisme à l’heure où celui-ci a des effets pratiques et idéologiques jusque dans les formes que prennent certaines luttes sociales.


Pour nombre d’organisations de la gauche radicale et de l’antiracisme français, l’antisémitisme contemporain n’est pas une question. Plus précisément, les pratiques et les discours qui ciblent des (supposés) juifs tenus pour responsables de maux politiques, économiques ou sociaux n’attirent souvent l’attention que dans la mesure où cet antisémitisme est instrumentalisé par des politiciens ou intellectuels réactionnaires.

Il ne s’agit pas de nier l’existence d’une telle instrumentalisation. On assiste, depuis une vingtaine d’années, à la multiplication de discours sur une « nouvelle judéophobie » qui construisent l’image d’une « extrême-gauche » ou de « jeunes de quartiers » antisémites parce qu’antisionistes ou musulmans [1].
Pourtant, face à cette instrumentalisation, les organisations de la gauche radicale ou de l’antiracisme politique [2] ne s’enquièrent que rarement de la réalité de l’antisémitisme dans la période actuelle et faillissent souvent à développer leur propre critique des actes et de la symbolique antisémites. Ces organisations forgent plutôt diverses justifications d’une position de principe : l’antisémitisme ne serait une question que pour les défenseurs et les idéologues de l’ordre existant. L’antisémitisme contemporain devient ainsi une question que l’on ne doit tout simplement pas poser en tant que révolutionnaire et/ou antiraciste [3]. À l’heure actuelle, l’antisémitisme dans la gauche française est moins une ligne de fracture délimitant différentes positions que l’objet d’un silence. C’est ce silence que nous allons tenter de décrire et décrypter ici.

Parler de « la gauche » pour désigner tout un spectre politique extrêmement hétérogène et éclaté, allant de la France Insoumise aux autonomes en passant par l’antiracisme politique, les mouvements écologistes ou les différentes formations trotskystes ou maoïstes, peut paraître essentialisant, voire dénué de sens. Or, justement, le silence face à l’antisémitisme semble constituer une des rares choses partagées par la grande majorité des courants et organisations de la gauche française. Ériger l’antisémitisme en fracture constituerait ainsi une avancée et signifierait, a minima, d’en faire un point de débat et un enjeu politique.

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Article de Camilla Brenni, Memphis Krickeberg, Léa Nicolas-Teboul & Zacharias Zoubir, version longue d’un texte publié dans l’édition imprimée de Vacarme 86 (hiver 2019), disponible en librairies depuis le 15 février 2019.

Notes

[1L’une des principales références de ces discours est l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, La nouvelle judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002.

[2Contre un antiracisme moral se contentant de dénoncer les préjugés racistes individuels, l’antiracisme politique considère que le racisme nécessite d’être appréhendé comme une structure de domination devant être combattue sur la base de l’auto-organisation des sujets subissant le racisme.

[3À quelques exception près : depuis le début des années 2000, des penseurs comme Ivan Segré, le site ultra-gauche Mondialisme.org, le site maoïste Les matérialistes.com ou l’association Mémorial 98 fournissent un très important travail de réflexion sur l’antisémitisme et le rapport de la gauche à ce dernier. Depuis 2015, le groupe Juives et Juifs Révolutionnaires, le collectif antifasciste Lignes de Crètes et le blog communiste Solitudes Intangibles.fr ont émergé avec pour mission de thématiser l’antisémitisme du point de vue d’une critique émancipatrice de la société.