Charlie dans le meilleur des mondes

A propos d’un monde où on défile, nous dit-on, pour la liberté d’expression, le droit à la provocation, à la caricature et au blasphème. Où on poursuit des gens pour des blagues de mauvais goût ou des parodies de la Une de Charlie Hebdo. Où on appelle à la dénonciation, à la surveillance, au contrôle...

« La guerre, c’est la paix.
La liberté, c’est l’esclavage.
L’ignorance, c’est la force. »

George Orwell, 1984

Le 11 janvier 2015, 4 millions de personnes ont, nous dit-on, défilé dans la rue pour la liberté d’expression et peut-être même le droit à la provocation, à la caricature et au blasphème.

Dans le même monde, une semaine plus tard et sans que grande-monde ne s’en émeuve ou n’interroge le sens d’un tel enchaînement, plus de 50 poursuites ont été engagées au pénal pour apologie du terrorisme [1].

Il faut dire que dans ce même monde la dénonciation est, comme l’avait si bien dit Frédéric Lefebvre, un devoir républicain [2]. La police nationale a ouvert le bal en incitant les internautes à lui signaler, grâce au logiciel Pharos [3], ceux qui se laisseraient aller sur les réseaux sociaux. Les journalistes ont embrayé. La directrice du service politique de France 2 a par exemple appelé à « repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie » [4].

Parmi les personnes poursuivies, la plupart ont voulu faire des blagues de mauvais goût ou provoquer des policiers, des gendarmes ou des contrôleurs. Certaines étaient alcoolisées au moment des faits ou mineures [5].

La plupart sont condamnées lourdement, parfois à des peines de prison ferme. A Bourgoin-Jallieu c’est un jeune homme reconnu comme déficient mental qui a été condamné à 6 mois d’emprisonnement. Selon France 3, le procureur a argué qu’il « ne peut et ne doit pas se cacher » derrière cette déficience [6].

Ces peines sont à comparer à celles reçues - toujours dans le même monde - par des individus proposant sur Twitter de « brûler les gays » (avec diverses formules fleuries sentant bon l’extrême droite [7]). Deux d’entre eux ont éccopé de 500€ d’amende et autant de dommages et intérêts (à verser à une association luttant contre l’homophobie) et le troisième à 300€ d’amende avec sursis et autant de dommages et intérêts.

Jeudi dernier, le meilleur des mondes, complètement incapable de se rendre compte de sa propre ironie, a franchi une nouvelle étape vers le néant. Un jeune homme de 16 ans est poursuivi pour avoir publié sur facebook un dessin représentant « un personnage avec un journal Charlie Hebdo, touché par des balles, le tout accompagné d’un commentaire "ironique" » [8]. Le commentaire en question était « Charlie Hebdo c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles ». Ce dessin était donc une parodie de la couverture du Charlie Hebdo du 10 juillet 2013 qui représentait, en référence à une tuerie en Egypte, un musulman avec un Coran touché par des balles et commentait « Le Coran c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles » [9]. Et Ouest France de rapporter les propos du vice-procureur en charge des mineurs : « Ce jeune homme n’a pas un profil évoquant une évolution vers le djihadisme. Il n’a pas pris véritablement conscience de son geste, qu’il tente de justifier par l’humour ». Pincez-vous. Non, vous ne rêvez pas.

Pour être bien sûr que personne ne passe à travers les mailles du filet, Manuel Valls a annoncé, parmi d’autres mesures, la création de 1400 postes de policiers dont 1100 pour le renseignement intérieur dans les 3 ans à venir [10]. Leurs moyens juridiques seront aussi renforcés.

Dans le même monde, le nombre d’actes racistes et islamophobes explose [11] et des policiers tabassent les migrants à Calais [12].

Un jour ce monde s’écroulera.

Bernard Marx

Notes

[2Dénonciation qu’il prenait bien soin de distinguer de l’immonde délation. Ses propos exacts étaient les suivants : « Si la délation est condamnable car se faisant au détriment de gens honnêtes, la dénonciation est un devoir républicain prévu dans la loi et permettant de lutter contre les délinquants ».

[4Certains journalistes dits de gauche ont carrément désigné comme coupables ceux qui avaient eu l’outrecuidance de critiquer la ligne éditoriale de Charlie Hebdo, qualifiés notamment uniformément d’« islamo-gauchistes » par Marianne.

[5A Nantes c’est une jeune fille de 14 ans qui est poursuivie après avoir outragé les contrôleurs du service de transport en commun. A Bordeaux, une fille de 18 ans bourrée a été condamnée à 210 jours de TIG (travaux d’intérêt général). Sud Ouest prend bien la peine de préciser qu’elle est d’« origine marocaine ». Son avocat s’enfonce dans la bêtise la plus crasse en tentant de la défendre grâce à des clichés, soulignant qu’elle est une jeune fille « totalement occidentalisée, qui ne pratique pas de religion ».

[11Paris luttes info tient à jour une liste de ces actes partout en France.