L’objet n’est pas, ici, de présenter ses thèses principales (sur le féminisme, la Banque, la politique étrangère nord-américaine, le désir comme moteur de consommation, le libéralisme-libertaire, le communautarisme, la laïcité ou encore le sionisme), ni de chercher à les réfuter une à une (...), mais de mettre en évidence les éléments, enracinés dans toute son œuvre (...), qui attestent que Soral ne peut et ne pourra jamais être un point d’appui, un allié et un compagnon de route de l’émancipation.
Nous tenions, pour écrire le présent article, à lire l’intégralité de ses parutions : autrement dit, douze livres, publiés entre 1984 et 2013 (on se contente trop souvent de vidéos sur Internet, d’une quatrième de couverture, d’un article ou d’un ouvrage, quand l’œuvre complète en compte dix fois plus : paresse dommageable). D’aucuns prétendent qu’il ne faudrait pas parler de lui au prétexte que cela « lui fait de la publicité ». Argument sot. C’est par millions que se chiffrent déjà les vues de ses vidéos – sans rien dire du site qu’il administre, extrêmement visité, de ses livres qui s’arrachent sans la moindre promotion et du parti qu’il s’apprête à lancer aux côtés de Dieudonné : Réconciliation nationale – le prolongement, dans les urnes, de son mouvement Égalité & Réconciliation, qui se réclame d’un « front de la foi » (entre catholiques et musulmans) et de la « gauche du travail /droite des valeurs » (l’alliance, que l’essayiste synthétise dans son ouvrage Comprendre l’Empire, entre la Tradition et le socialisme révolutionnaire, qu’il soit marxisant ou vaguement anarchiste).
Très récemment, les célèbres rappeurs Médine et Disiz ont fait part de leurs inquiétudes quant à la percée de Soral dans les quartiers populaires. Le premier, qui récuse la prétendue « réconciliation » proposée par l’essayiste, explique : « Je suis très pessimiste. Ça fait dix ans et les choses empirent. […] J’ai aussi vu mon quartier tomber dans le populisme de la “Dissidence”, le populisme soralien. J’ai également vu une certaine forme d’antisémitisme tenter d’investir nos quartiers [1]. » Par « Dissidence », l’artiste fait référence au mouvement du même nom, plus ou moins formel, dans lequel s’inscrivent Soral et ses divers alliés : la lutte contre le Système, l’Empire et l’oligarchie mondialiste. Disiz répond quant à lui, lorsqu’un journaliste l’interroge sur la popularité du penseur : « Je vais t’expliquer à quel point ça me met en colère. À quel point j’ai la rage. […] On ne te donne pas autre chose, on ne te donne pas un autre exemple. Quant tu as un esprit revanchard et en colère – parce que tu vois bien qu’il y a une carotte dans cette société, qu’il y a des inégalités de ouf, et que c’est toujours les mêmes qui graillent –, celui qui va venir crier, qui va venir aboyer, qui va aller dans ton sens, tu vas faire abstraction de tout ce qu’il a fait avant (que le mec soit passé par le FN, par ci, par là) et te dire "Ouais, ce mec a raison [2] !" » Une influence confirmée par Kamel, du journal Fakir : « Comme il attire vachement de jeunes dans les quartiers, comme mon petit frère était sous son charme, je suis allé l’écouter. Y avait plein de mecs avec des djellabas, des barbes, les filles avec le voile [3] ».
Mais il serait faux de croire que Soral ne bénéficie que de ces seuls appuis ; il a coutume de revendiquer un triple public, dont chacun représente le tiers de l’ensemble de ses partisans : les nationalistes catholiques, les déçus de la gauche radicale et les musulmans (des quartiers populaires ou non). La bannière de son mouvement atteste du caractère composite de sa ligne et signe ce désir de rassemblement, par-delà les clivages en vigueur : apparaissent, en guise de figures tutélaires, Guevara, Castro, Lumumba, Sankara, Poutine, Kadhafi, Chávez, Ahmadinejad, Jeanne d’Arc et... Alain Soral en personne (la mégalomanie fait partie intégrante du personnage : « Aujourd’hui, s’il [Le Christ] était présent sur terre [...], il serait assis ici, à côté de moi ! [4] », déclara-t-il dans l’une de ses vidéos, tout en certifiant, dans son ouvrage Dialogues désaccordés, que sa « vision du monde » est « partagée par les plus grands esprits du monde depuis le Christ [5] »). Le fond d’écran donne à voir deux autres personnages : de Gaulle et le philosophe marxiste Michel Clouscard. Soral fait preuve d’un syncrétisme à tout crin : il mélange les références à même de séduire son public (et bientôt son électorat), sans craindre le moins du monde les contradictions et, pis, les détournements de cadavres. Le biographe de Thomas Sankara, Bruno Jaffré, le rappelait déjà dans le premier numéro de la présente revue, à propos d’Égalité & Réconciliation : « Ils jouent. Ils essaient de mordre sur la jeunesse immigrée. Ce n’est pas du tout le même monde politique. […] C’est une entreprise de récupération politique. C’est vrai qu’il faudrait faire un article pour rappeler que Chávez et Sankara n’ont rien à voir avec eux. Sankara était profondément humaniste. Ces gens-là mélangent le nationalisme avec l’antisémitisme : c’est dangereux. [6] »
[...]
Cet article, fort d’une lecture exhaustive de son œuvre, se charge donc de rassembler les éléments disponibles en un même espace afin qu’il ne soit plus possible, comme on le lit ou l’entend trop souvent, de prétendre que Soral, il est vrai, « dépasse parfois les bornes », « dit des conneries », « exagère », mais que, tout de même, l’homme « a raison sur plein de choses » et qu’il est « bon sur le fond, si on oublie la forme ». Qu’il ne soit plus possible d’entendre un Étienne Chouard, qui se revendique pourtant de la gauche et de la tradition libertaire, déclarer : « Pour moi, Alain Soral est à gauche parce qu’il se bat contre les privilèges. C’est un résistant. [11] » Quand il n’ajoute pas : « Les gens qui sont derrière Soral, j’en vois plein, c’est des humains comme vous et moi : ils cherchent le bien commun à leur façon. [12] »
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Illustration : Manifestation des nazis à Berlin : le défilé devant l’immeuble des communistes