Sans Canal Fixe : chronique de la naissance d’une utopie télévisuelle (épisode 6)

Épisode 6 : la naissance du spectateur, une histoire de la diffusion collective

Depuis sa création, comme télévision libre et itinérante, la place du regard du spectateur est une composante majeur dans l’action de Sans Canal Fixe. Sous le terme global d’« éducation à l’image », les actions de programmations et de diffusions sont au cœur des préoccupations du collectif.

Depuis 1999, Sans Canal Fixe s’est installé dans de multiples lieux pour y diffuser des films documentaires. La mise en place d’une programmation annuelle se construit autour de trois axes majeurs :

  • faire découvrir des films d’auteurs, singuliers et peu diffusés ;
  • faire entrer en résonance le lieu de diffusion et le film ;
  • accompagner le spectateur pour le rendre acteur de son regard.

La télé libre : faire venir la télé là où elle n’est pas

A sa création en 1999, SCF est une télé libre itinérante. Son nom porte en lui l’idée de l’absence de canal officiel de diffusion. La télé s’installe donc dans les lieux publics. Ce n’est plus la télé qu’on allume de son canapé, et que l’on utilise comme bruit de fond d’un quotidien, mais le spectateur qui se déplace pour se mettre devant un poste de télé qui n’a pas de télécommande. SCF s’installe dans des cafés, des bistrots, là où à l’aube du XXIème siècle les écrans n’ont pas encore leur place réservée. Les programmes courts sont diffusés. Des films qui s’enchaînent, qui narrent quelque chose de Tours et de ses environs, entrecoupés par des « jingle ». Les spectateurs viennent regarder la télé collectivement, se retrouvent autour d’un verre, d’une table de café, et discutent de ce qu’ils ont vu. Regarder ensemble.

Dépasser la télé, devenir cinéma

Les années passent, et SCF devient plus qu’une télé libre. L’association se fonde en collectif de réalisateurs. Associé à Contre-Feux, une association qui a pour objectif de diffuser des œuvres documentaires, SCF se lance dans l’aventure des festivals. Un temps fort chaque année. Un thème pour agréger différentes œuvres. Des lieux qui entrent en résonance avec la sélection de films. Pour le collectif, c’est un travail au long cours. Choisir un thème, lister des œuvres qui pourraient intégrer une programmation, regarder (toujours en collectif), débattre de la place de chaque film sélectionné, créer une ligne graphique, trouver les lieux, s’occuper de la promotion, monter un cinéma de toutes pièces (l’écran, les sièges, les enceintes...), accueillir, accompagner, débattre.

Les lieux se succèdent : le Carré Davidson [1], les locaux de la Compagnie Off et du pOlau, la cour du Conservatoire de musique de Tours, la salle Ockeghem, la médiathèque de La Riche, le Café Comptoir Colette, la salle Paul Bert, la cour de l’école Raspail, l’Étoile Bleue [2], mais aussi une rue, un gymnase, un hall d’immeuble... Autant d’endroits qui se prêtent, contre toute attente, à accueillir des films et de la parole.

Un film, un lieu

L’idée est de faire se rencontrer le lieu de diffusion et le film proposé. Pour dépasser l’idée même de la salle de cinéma. Car choisir de sortir des salles traditionnelles, c’est aussi interroger le statut de spectateur. Voir un film est une chose, mais le regarder dans un lieu inapproprié au départ qui interroge son propos, entendre une mise en contexte avant de découvrir l’œuvre, rencontrer le réalisateur, débattre de ce que l’on vient de découvrir, c’est une autre perception.

Lorsque SCF présente Genèse d’un repas de Luc Moullet, la séance est un drive-in, sur le parking du supermarché Auchan, avec Radio Béton pour diffuser le son.

Lorsque le festival s’appelle « Sons d’une nuit d’été », et présente des documentaires musicaux, comme Gimme Shelter des frères Maysles, les séances se déroulent début juillet dans la cour du conservatoire ; les spectateurs sont allongés dans des chaises longues, dans la douceur des nuits, accompagnés des chauves-souris qui filent devant l’écran.

Et puis il y a les séances chez l’habitant. On entre chez quelqu’un, on s’installe devant sa télé, sur son canapé, on regarde, et autour d’un verre ensuite, on se découvre en parlant des images que l’on a vues ensemble. Il y a aussi les séances dans la rue, avec les images projetées au mur des immeubles, avec le son qui rebondit sur les façades. Il y a aussi les séances dans les théâtres, avec cette sonorité si particulière aux salles du spectacle vivant.

Un film, un cinéaste

Ces séances de cinéma sont aussi l’occasion de partir à la rencontre des réalisateurs, qui viennent présenter leur œuvre. Il y a Boris Lehman et ses bobines de films, marchant devant l’écran qui le montre 20 ans auparavant, et parlant en même temps que le film dit. Il y a Richard Leacock, venu présenter Primary, accompagné de Valérie Lalonde, actrice et réalisatrice, qui est à la fois sa compagne, sa traductrice, sa mémoire [3] Il y a aussi René Vautier, arpentant la cour d’une école, racontant ses années de lutte cinématographique, quelques mois à peine avant sa disparition.

Toujours accompagner le regard, le plus possible en présence de l’artiste, toujours mettre en résonance les films entre eux, pour qu’ils se nourrissent, se répondent. Ne pas prendre le cinéma comme un acte de pure consommation. Présenter, voir ensemble, discuter après...

SCF est fidèle au cinéma d’artisan, celui qui se fait avec des bouts de ficelle, les films qui se font parce qu’ils doivent être fait. Depuis 15 ans, le collectif travaille au sein d’un réseau de cinéastes militants du documentaire, partage aussi une culture commune.

En 2002, le collectif Sans Canal Fixe esquisse une cartographie du cinéma, revendique une croyance dans le cinéma et ses artisans. Le film SCF 11 : Des cinéastes se présente comme un « cinémanifeste » partial et polémique. Cet ensemble de films courts présente une « famille de cinéma » : Joseph Morder, Boris Lehman, René Vautier et tous les cinéastes présents dans ce programme ont d’une manière ou d’une autre influencé l’évolution du laboratoire de cinéma documentaire que veut être Sans Canal Fixe. Regarder ce film, c’est comprendre le lien inaliénable entre le film, son créateur, le spectateur et le regard.

Les 10 ans de SCF : concerts, films et concert-ciné

En 2009, SCF décide de fêter dignement ses 10 années d’existence. L’idée est de faire appel aux compagnons de route, ceux qui ont suivi l’aventure, ceux qui ont participé, ceux qui ont fabriqué au sein du collectif. L’association, pour l’occasion, s’installe quai Paul Bert, et diffuse des films du collectif, comme ceux des cinéastes qui comptent pour eux.

Puis se greffe l’idée d’une création unique qui marierait la musique et le cinéma. Ce n’est pas tout à fait un ciné-concert, mais un concert-ciné. Explication : depuis quelques années, le groupe de musique Poney Club suit le parcours du collectif. Alors SCF décide d’offrir le film de la bande-son du groupe. Poney Club leur confie leurs morceaux, et les cinéastes du collectif créent des films qui répondent aux notes. Le jour des 10 ans, le groupe joue, avec derrière lui, les films tournés et le images montées pour chaque morceau. Contrairement à la définition du ciné-concert, où des musiciens inventent une bande-son originale à un film existant déjà [4], ici c’est les cinéastes qui créent un film s’adaptant à une bande-son originale. Cette création, intitulée NomenSland, préparée en résidence au Chatod’O, la salle de musiques actuelles de Blois, sera jouée 6 fois. [5]

KD

P.-S.

Episode 7 (à suivre) : les ateliers de programmation ou le « voir ensemble ».

La plupart des films diffusés dans le cadre des programmations de SCF sont disponibles au 2, place Raspail, mais parfois en VHS...

Tous les épisodes de cette série sont à retrouver en cliquant ici.

Notes

[1Salle du Théâtre dans la Nuit, installé rue des Cerisiers, dans le Vieux Tours.

[2L’Étoile Bleue, sise au 15, rue du Champs de Mars à Tours, est une ancienne maison close.

[3Richard Leacock est décédé en 2011. Valérie Lalonde continue à diffuser son œuvre, tant les premières qui ont marqué l’aventure du cinéma direct que dans leurs recherches communes plus récentes dans le documentaire expérimental.

[4Il existe de merveilleux exemples, notamment dans le travail du musicien Olivier Mellano (http://www.oliviermellano.com/).

[5Salle Paul Bert & Bateau Ivre à Tours, Cent Soleils & l’Atelier à Orléans, MJC Prévert au Mans et Pol’N à Nantes.