Révoltes urbaines, pillage et marchandises

L’émeute qui a secoué la ville de Baltimore ce lundi 27 avril, suite aux funérailles de Freddie Gray, jeune Noir tué par la police, a été accompagnée de scènes de pillage. Et les commentateurs critiquant la violence de la révolte se sont empressés d’ironiser sur le butin des pillards.

Écrit suite aux émeutes qui avaient répondu à l’assassinat de Martin Luther King Jr. en 1968, le passage suivant du livre Chien Blanc de Romain Gary offre une piste de réflexion sur la question du pillage qui accompagne souvent les révoltes urbaines qui touchent régulièrement les villes américaines.

« Ce qui frappe immédiatement, lorsqu’une flambée de violence raciale atteint son apogée, c’est le côté "chacun pour soi". Les pillards de tout âge se heurtent et quelquefois s’insultent en se disputant la marchandise. Les ménagères ont l’air de faire leur marché dans le chaos des étalages renversés. Les mères de famille y vont raisonnablement, choisissant les produits de première nécessité, après mûre réflexion, sous les yeux de la police qui a pour ordre de laisser faire.

Cette ruée au pillage est une réponse naturelle d’innombrables consommateurs que la société de provocation incite de toutes les manières à acheter sans leur en donner les moyens. J’appelle "société de provocation" toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit. Comment peut-on s’étonner, lorsqu’un jeune Noir du ghetto, cerné de Cadillac et de magasins de luxe, bombardé à la radio et à la télévision par une publicité frénétique qui le conditionne à sentir qu’il ne peut pas se passer de ce qu’elle lui propose, depuis le dernier modèle annuel "obligatoire" sorti par le General Motors ou Westinghouse, les vêtements, les appareils de bonheur visuels et auditifs, ainsi que les cent mille autres réincarnations saisonnières de gadgets dont vous ne pouvez vous passer à moins d’être un plouc, comment s’étonner, dites-le-moi, si ce jeune finit par se ruer à la première occasion sur les étalages béants derrière les vitrines brisées ? Sur un plan plus général, la débauche de prospérité de l’Amérique blanche finit par agir sur les masses sous-développées mais informées du tiers monde comme cette vitrine d’un magasin de luxe de la Cinquième Avenue sur un jeune chômeur de Harlem.

J’appelle donc "société de provocation" une société qui laisse une marge entre les richesses dont elle dispose et qu’elle exalte par le strip-tease publicitaire, par l’exhibitionnisme du train de vie, par la sommation à acheter et la psychose de la possession, et les moyens qu’elle donne aux masses intérieures ou extérieures de satisfaire non seulement les besoins artificiellement créés, mais encore et surtout les besoins les plus élémentaires.

Cette provocation est un phénomène nouveau par les proportions qu’il a prises : il équivaut à un appel au viol.

Dans le ghetto qui s’enflamme, on s’empare de n’importe quoi. Pouvez-vous me dire ce que ce jeune Noir va faire de ce mannequin de cire nu dont un autre avait déjà arraché les vêtements et qu’il emporte sous son bras ? Et celui-là, avec sept corbeilles à papier ? Je comprends mieux l’autre, là-bas, qui marche les bras chargés de rouleaux de papier hygiénique : le voilà paré, il assure ses arrières. Des gosses, le visage barbouillé de confiture, cassent des bocaux de gelfite fish qu’ils consomment sur place, et une grosse bonne femme élève entre ses mains, pour mieux l’admirer, une petite culotte de dentelle noire, cependant que sa voisine médite sur des bijoux de pacotille que l’on trouve dans tous les drugstores, et qui me font penser à ces verreries qui servaient à gagner les bonnes grâces des tribus africaines, à l’époque de Stanley et de Livingstone. J’admire aussi cette dame qui tâte un melon, posément, le met de côté et en choisit un autre.

Ces gens-là ne pillent pas : ils obéissent. Ils réagissent au diktat du déferlement publicitaire, de la sommation à acquérir et à consommer, à ce conditionnement incessant auquel ils sont soumis dix-huit heures sur vingt-quatre. Les commercials de la radio et de la télé appellent à la révolution. »

Chien Blanc, Romain Gary
Gallimard, 1970

Illustration : soldat déployé à Washington D.C. après les émeutes qui suivirent l’assassinat de Martin Luther King, par Warren K. Leffler