Premier rapport de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire

Dès la déclaration du confinement, des pratiques de solidarité et des formes d’auto-organisation ont émergé dans de multiples secteurs de la société. Plusieurs groupes actifs dans les luttes se sont rassemblés afin de proposer une enquête sur plusieurs espaces où les luttes se mènent actuellement : les territoires colonisés, les quartiers populaires, les prisons, les centres de rétention administrative (CRA), les foyers d’immigrés, et les établissements sociaux et médico-sociaux.

L’état d’urgence (sanitaire) : une généalogie coloniale, militaire et contre-révolutionnaire

Il n’est pas innocent que le gouvernement français ait décidé de donner le nom d’état d’urgence sanitaires aux mesures prises en réponse à la pandémie. Un tel nom fait évidemment référence à l’état d’urgence tel qu’il a été forgé et utilisé par l’État français au cours des 60 dernières années, et qui, loin d’incarner une législation d’exception, est un révélateur des structures coloniales et de l’exacerbation de leur violence. L’état d’urgence a été créé en avril 1955 afin d’écraser la Révolution algérienne dans un contexte où les pouvoirs spéciaux, conférés à six reprises aux gouvernements entre 1954 et 1962, achèveront de compléter cette violence coloniale légalisée. Les pouvoirs-spéciaux ont d’ailleurs ceci en commun avec l’état d’urgence sanitaire qu’ils permettent au gouvernement de prendre toute sorte de décrets sans avoir à les faire voter.

L’état d’urgence est de nouveau appliqué en 1958 puis en 1961-1963 suite aux deux putschs successifs des généraux coloniaux à Alger qui verront d’abord De Gaulle revenir au pouvoir puis instaurer la Ve République, puis permettra entre autres au préfet de police Maurice Papon de déployer une violence terrible sur les Algériens de la région parisienne : rafles, création d’un centre de détention dans le bois de Vincennes, couvre-feu pour les Algériens et massacre du 17 octobre 1961.

Souvent oubliés de cette histoire, les trois états d’urgence déclarés à l’encontre de révoltes autochtones dans le Pacifique sont cruciaux pour comprendre le continuum colonial que révèle cette loi. Wallis-et-Futuna en 1986, Tahiti-Nui en 1987, et plus important encore, Kanaky-Nouvelle-Calédonie lors de l’insurrection kanak de 1984-1988, quelques heures après l’assassinat du héros kanak Eloi Machoro par le GIGN.

Plus proche de nous, l’état d’urgence a été bien sûr utilisé à l’encontre du soulèvement des quartiers populaires en 2005. Enfin les deux années d’état d’urgence à la suite des attentats meurtriers de Saint-Denis et de Paris le 13 novembre 2015 ont permis le déploiement de soldats armés, mais également des milliers de perquisitions et d’assignations à résidence dans un déchaînement de violences policière, administrative et judiciaire islamophobes. L’état d’urgence n’a été levé le 1er novembre 2017 qu’après que le gouvernement ait fait passer dans le droit commun la majorité des mesures d’exception qu’il autorisait.

L’état d’urgence sanitaire emprunte d’abord à son aîné colonial son mode de fonctionnement institutionnel : le gouvernement peut le déclarer unilatéralement pendant 60 jours. Il reprend ensuite la seule mesure majeure à ne pas avoir été transférée de l’état d’urgence : la possibilité d’instaurer des couvre-feux. C’est ainsi que l’état d’urgence sanitaire permet des « mesures générales limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion ».

Cette loi est avant tout répressive. Elle prévoit des contraventions et des peines de prison pour les personnes qui ne respectent pas le confinement et les couvre-feux. La peine carcérale de six mois a d’ailleurs été choisie car elle constitue le minimum pour organiser des comparutions immédiates. Le régime punitif, ce sont toujours les mêmes qui en font les frais : les prolétaires, en particulier les personnes non-blanc.he.s dont les familles connaissent tout de la violence de l’état d’urgence colonial.

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Description du processus de l’enquête

Dès la déclaration du confinement, des pratiques de solidarité et des formes d’auto-organisation ont émergé dans de multiples secteurs de la société. À la croisée des luttes de ces dernières années, nous nous sommes réunie.s. entre militant.e.s des quartiers populaires et des immigrations, membres des Gilets noirs et de La Chapelle Debout !, militant.e.s autonomes, communistes et anarchistes, militantes féministes et antiracistes, militant.e.s antifascistes et anti-carcéraux, militants anticoloniaux et anti-impérialistes, principalement à Paris et Toulouse.

Nous avons décidé de coordonner des enquêtes, chacun dans nos secteurs de lutte et de vie, avec les personnes concernées pour mettre en commun les données et proposer des analyses collectives, dans le but de renforcer les expériences d’entraide populaire et de nourrir les luttes d’aujourd’hui et de demain.

Nous avons défini six secteurs d’enquête que nous pensons comme un seul champ de lutte : les territoires colonisés, les quartiers populaires, les prisons, les centres de rétention administrative (CRA), les foyers d’immigrés, et les établissements sociaux et médico-sociaux. Nous avons établi un protocole d’enquête (une liste de questions pour mener des entretiens et des pistes de recherches). Les Gilets Noirs avaient déjà bien avancé et organisé leurs auto-enquêtes dans de nombreux foyers. À leur suite, chaque groupe a enquêté de manière autonome puis a restitué ces données aux autres groupes, ce qui a permis un croisement des analyses. Il s’agit de comprendre ce qu’il se passe durant cet état d’urgence sanitaire afin de renforcer et coordonner les solidarités et les résistances populaires.