Musée des Beaux-Arts : « Même la collection de la reine d’Angleterre ne justifierait pas cette extension »

Lors du conseil municipal du 20 juin 2016, la mairie de Tours présentait un projet d’extension au musée des Beaux-Arts de la ville. Entretien à ce sujet avec Didier Rykner, historien de l’art et journaliste, qui y a consacré plusieurs articles pour le site La Tribune de l’art [1].

Le projet présenté consiste à construire un bâtiment de 1 100 m2 dans le jardin du musée, notamment pour accueillir la donation d’œuvres d’arts d’un couple de collectionneurs, les Cligman, qui ont fait fortune dans l’industrie textile. Le montant de cette donation s’élèverait à 20 millions d’euros, auxquels il faut ajouter les 5 millions d’euros que ces riches collectionneurs seraient prêts à débourser pour la construction de l’extension.

Dans un premier article, vous avez parlé de « vandalisme » à propos de ce projet d’extension du musée des Beaux-Arts.

Didier Rykner : C’est exactement de cela qu’il s’agit. Le jardin dans lequel la mairie veut construire cette extension se situe en secteur sauvegardé, dans la zone de plusieurs bâtiments classés : la cathédrale, le musée lui-même… Il s’agit aussi d’un site classé. On peut difficilement imaginer une protection plus importante que celle qui existe pour ce jardin.

Vous avez également critiqué les qualificatifs élogieux employés par la presse et les élus pour décrire le contenu de la donation du couple Cligman. On a pu entendre qu’il s’agissait d’ « une collection inestimable », d’ « une donation d’une très grande qualité », d’un « geste considérable », etc.

D.R. : La donation ne correspond absolument pas à ce que la mairie veut faire croire : il ne s’agit pas d’une donation « exceptionnelle », mais d’une donation qui est intéressante sur certains points. On nous cite de grands noms, comme Toulouse-Lautrec, Delacroix, Degas, sans qu’on sache s’il s’agit de gravures, de dessins, de tableaux… Quelques œuvres importantes de ces artistes-là vaudraient déjà 20 millions d’euros, somme censée correspondre à la valeur totale de la donation. Or, cette donation compte 1 800 œuvres d’arts, dont 600 ont déjà été rejetées parce qu’elles n’étaient pas muséables [2].

Je n’ai pas le détail du contenu de la donation – il s’agit d’un secret très bien gardé –, mais une source proche du dossier m’a affirmé que l’œuvre la plus importante était un dessin de Degas. C’est bien, mais on n’ajoute pas une aile à un musée pour un dessin de Degas. Il y aurait aussi des œuvres de l’école de Paris qui seraient d’une certaine qualité…

On veut nous faire croire que cette donation permettrait au musée des Beaux-Arts de Tours d’acquérir une dimension internationale, alors que c’est déjà le cas, et que les collections de ce musée sont énormes !

La mairie a indiqué que la donation comptait de nombreuses œuvres d’art moderne, une catégorie d’œuvres qui ferait défaut au musée des Beaux-Arts de Tours.

D.R. : C’est vrai que le musée des Beaux-Arts a assez peu d’art moderne. Mais il n’est pas obligé d’en avoir, c’est un musée des Beaux-Arts ! Par ailleurs, le centre de création contemporaine Olivier Debré, qui n’a pas beaucoup de collections et est plutôt consacré à l’art du XXème siècle, pourrait très bien héberger ces œuvres. Ce serait une première idée pour épargner le jardin du musée des Beaux-Arts.

La donation compte aussi de l’art summérien, égyptien… On a l’impression d’un vaste fourre-tout.

D.R. : C’est un peu ça. Il y a sûrement des choses bien, mais la donation n’est pas aussi énorme que les chiffres donnés peuvent le faire croire. 1 800 œuvres pour une valeur de 20 millions d’euros, c’est très peu en réalité. De toute manière, à mes yeux, cet aspect est secondaire. Même la collection de la reine d’Angleterre, la plus importante collection privée au monde, ne justifierait pas de construire une extension à cet endroit. C’est une question de principe. Le secteur sauvegardé a été imaginé pour protéger les constructions : on ne peut pas accepter qu’il soit modifié pour qu’un nouveau bâtiment vienne saccager la façade XVIIIème du musée, le jardin… Il est ahurissant que la mairie envisage un tel projet !

Un élu d’opposition au conseil municipal estimait que ce nouveau bâtiment pourrait s’intégrer de manière harmonieuse au jardin du musée, en donnant pour exemple la pyramide du Louvre.

D.R. : Il aurait aussi pu citer la Tour Montparnasse ou les Halles de Paris… Les élus donnent toujours les exemples qui les arrangent. Mais la pyramide du Louvre n’a rien détruit. Là, le projet viendrait détruire un ensemble terminé, classé, protégé, où rien n’est censé être construit. Une telle comparaison est grotesque.

D’autres élus ont rappelé qu’un précédent projet d’aménagement paysager des terrasses surplombant le jardin du musée avait été retoqué par la commission nationale des sites, qui s’était appuyée sur des arguments proches des vôtres : proximité avec la cathédrale, existence d’une enceinte gallo-romaine…

D.R. : C’est une question de bon sens ! Mais la commission nationale des sites, comme la commission nationale des monuments historiques, ne rend que des avis consultatifs. Le ou la ministre peut donc passer outre. Or, le couple Cligman semble bénéficier de solides appuis politiques au niveau national.

Au niveau local, la délibération du conseil municipal est surréaliste : on autorise un particulier à demander un permis de construire, alors qu’on parle de l’extension d’un musée municipal, sur un terrain appartenant à la ville. En plus, le coût évoqué de la construction est de 5 millions d’euros, ce qui est ridiculement bas pour un tel projet. Comme par hasard, on est juste en dessous de la limite à partir de laquelle il faudrait envisager une mise en concurrence [3] Et cela permet au couple Cligman d’imposer son architecte.

La mairie explique qu’il existait déjà un projet d’extension, parce que le musée ne permet pas d’accueillir les expositions temporaires dans des conditions satisfaisantes.

D.R. : Le musée des Beaux-Arts de Tours a déjà accueilli des expositions internationales, et il reçoit des prêts de tous les musées du monde. Il est faux de prétendre le contraire. Si le maire veut une nouvelle salle d’exposition, il n’a qu’à la faire ailleurs. Certes, il y a un problème de place dans ce musée, mais il ne peut être résolu par la construction d’une extension dans le jardin.

Ce n’est pas la première fois que la mairie s’attaque au secteur sauvegardé. Elle a déjà modifié le plan de sauvegarde et de mise en valeur pour pouvoir « rénover » le haut de la rue Nationale, qui accueillera le centre de création contemporaine Olivier Debré, ainsi que deux hôtels de luxe de sept étages. A l’occasion du conseil municipal du 20 juin 2016, le maire expliquait : « ce projet [d’extension], en parallèle du CCCOD pour l’art contemporain, fera de Tours réellement un joyau de la présentation culturelle ».

On a l’impression qu’aux yeux des élus, le développement culturel ne compte que dans la mesure où il participe à « l’attractivité » et au « rayonnement » de la ville, permettant d’attirer les touristes, et donc de générer des retombées économiques.

D.R. : Le développement culturel attire les touristes, mais ce n’est pas en massacrant le jardin du musée des Beaux-Arts que Tours se rendra attractive. Le problème, c’est d’abord une question de budget. Le musée des Beaux-Arts de Tours est un musée qui vivote. Il ne réalise pas de grosses acquisitions, il a des moyens réduits pour monter de grandes expositions… Les musées de Rennes, Montpellier ou Lyon bougent davantage, sans avoir non plus beaucoup de moyens. A Tours, le patrimoine est maltraité, et la municipalité ne donne pas de moyens à son musée. Alors bien sûr, l’offre du couple Cligman apparaît comme une aubaine. Même si elle n’a rien d’exceptionnel, et qu’elle s’accompagne d’un projet monstrueux.

Propos recueillis par Tom Marcireau.

Notes

[1Voir les derniers articles publiés sous le mot clé "Musée des Beaux-Arts" à cette adresse.

[2Des œuvres muséables sont des œuvres jugées dignes d’entrer dans un musée.

[3Au-delà de 5 225 000 euros, les organismes publics (ici, la mairie) doivent respecter une procédure formalisée pour passer un marché de travaux. Voir Seuils de procédure et seuils de publicité des marchés publics.