Légalisation de l’IVG : quand les médecins de Tours organisaient le triage des femmes (2/2)

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Quarante ans après la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, retour sur les premières années de mise en œuvre de cette loi à Tours, quand certains médecins mettaient en place des « commissions de triage » des femmes. La première partie de l’article, tiré du P’tit rouge de Touraine d’octobre 1979, est à lire en cliquant ici.

L’avortoir

Après l’ouverture du centre d’IVG, en août 75, M. Soutoul abandonnera ses préoccupations en matière d’avortement. Il n’aurait en effet accepté de conserver son « patronnage » qu’à la condition qu’on maintienne les commissions. L’administration hospitalière lançait alors un appel aux chefs de service du CHU de Bretonneau pour savoir s’il s’en trouvait un pour faire fonctionner le centre dans le respect rigoureux de la loi. C’est ainsi que le centre d’IVG est passé sous la responsabilité de M. Weil, biochimiste, le seul parmi tous les médecins et chirurgiens de l’hôpital à avoir accepté de prêter son nom.

Les médecins vacataires durent alors aménager l’accueil, les consultations, le secrétariat dans les locaux initialement prévus pour les seules interventions : c’est la raison pour laquelle ils possèdent aujourd’hui un des centres les plus exigus de France. Mais au-delà de l’étroitesse des locaux, l’attitude de M. Soutoul eut une autre conséquence plus grave : l’absence totale de collaboration des gynécologues du CHU. Désireux de ne pas compromettre leur carrière hospitalière, respectueux de la hiérarchie du service, aucun des spécialistes de gynécologie-obstétrique n’a en 5 ans pratiqué un seul avortement au centre d’IVG.

Le salaire dérisoire versé aux vacataires (120 F pour 3h30 de travail) n’attirant aucun des spécialistes de la ville, le Centre n’a pratiquement fonctionné que grâce à la collaboration de généralistes volontaires. C’est ainsi qu’on n’y a vu aucun des étudiants voisins du Certificat d’Études Spécialisées de gynécologie-obstétrique, assurés qu’ils étaient d’échouer à leur examen s’ils osaient déplaire à M. Soutoul en travaillant à « l’avortoir ».

1 500 avortements par an dans des locaux préfabriqués

Et pourtant, depuis 5 ans, malgré toutes ces difficultés, le CIVG existe et fonctionne, réalisant environ 1 500 avortements par an dans des locaux préfabriqués de quelques dizaines de mètres carrés. La demande n’évolue pratiquement pas depuis 1976, malgré une constante augmentation du secteur de recrutement. En effet, en dépit de la décision des responsables de n’accepter que les demandes provenant des femmes du département, il est pratiquement certain que sous une adresse d’emprunt des femmes viennent de l’Indre, du Cher et de l’Eure-et-Loir, partout où il n’existe aucune structure permettant de pratiquer les IVG.

Il est cependant difficile d’établir des statistiques fiables. Pour les médecins vacataires, par exemple, il ne fait aucun doute qu’ils ne réalisent pas la totalité des avortements du département. Il existe, en effet, de notoriété publique, une voie parallèle, par le truchement de 2 médecins généralistes connus de tous, dans la banlieue tourangelle, et qui bien qu’exerçant dans la plus parfaite illégalité n’ont jamais été inquiétés. Il est donc pratiquement impossible d’établir une comptabilité sérieuse, tant de la fréquence des avortements eux-mêmes que de leurs complications.

Une première approximation peut cependant être faite, à partir des données de la visite du 15ème jour qui suit l’intervention. Dans l’immense majorité des cas, aucune pathologie n’est constatée. Un récent travail réalisé pour une thèse de médecine, reprenant les 5 000 dossiers du CIVG, va également dans ce sens : 23 femmes seulement furent hospitalisées au CHU de Tours dans les jours qui suivirent l’IVG, dont une grande partie pour des complications mineures. Une lettre adressée il y a quelques mois aux différentes cliniques privées de la ville afin d’établir avec plus de précisions le détail d’éventuelles complications est restée — à ce jour — sans réponse. L’absence d’archives, d’hospitalisations suivies, le grand nombre d’établissements intéressés, l’incoordination totale entre les CIVG et les diverses structures hospitalières font qu’au niveau national, il est pratiquement impossible de réaliser une enquête sérieuse dans ce domaine. C’est pourtant la gageure qu’a relevée M. Soutoul, qui se propose de faire une communication sur ce sujet en septembre prochain aux Entretiens de Bichat [1], quelques semaines avant la discussion parlementaire...

Si, depuis 5 ans, la situation semblait, à Tours, se résumer au blocus du centre d’IVG par le service du Pr Soutoul, soudainement à l’approche du mois d’octobre, on observe une reprise du combat. Qu’on en juge : dans sa lettre adressée le 9 avril à son « cher confrère avorteur », J.H. Soutoul ne manque pas de prétendre « qu’il s’estime un peu comme le parrain d’un Centre qui aura à son actif, à la fin de l’année 79, 6 800 fœtus déclarés. » Tandis qu’il promet pour la seconde édition de son livre Conséquences d’une loi de compléter « par des exemples tourangeaux significatifs, la galerie de portraits de médecins avorteurs qu’il s’était permis d’esquisser dans la première édition ».

Dans la Revue de médecine locale [2] du mois de mai, il attaquait à nouveau sous forme d’un « Essai de plaidoyer pour Gynécologues-Accoucheurs mal aimés » dans lequel il tente de défendre les 2 234 spécialistes français de la femme (entendre par là les gynécologues accoucheurs) qui font l’objet de « pressions contradictoires dans un monde occidental agité par de frénétiques sursauts plus souvent d’inspiration politique que culturelle ».

Suit une suite d’exemples de situations dans lesquelles le gynécologue se trouve agressé par des femmes qui le rendent responsable d’un échec dans ce qu’il nomme « la programmation d’un enfant » : l’enfant programmé étant pour M. Soutoul « un enfant pondu au jour et presque à l’heure fixée dans les calendriers largement diffusés avec la presse du cœur ». Se livrant à une grossière caricature de la presse féminine, imaginant des articles de « Ménie Claire », « W magazine », « Grands Parents » ou « Femmes de demain ».

Il termine par des exemples « vécus » d’accouchements, « le premier prix revenant à un père très méditerranéen d’origine qui, apprenant que son premier enfant est une fille et non un garçon, remercie d’un direct appuyé l’accoucheur de garde ». Il n’oubliera pas non plus la traditionnelle caricature des médecins qui préconisent « le malaxage du nouveau né dans un bain préparé en salle d’accouchement, par les soins du géniteur en salopette, les mains pleines de cambouis et aux bottes d’égoutier ».

Ainsi, J.H. Soutoul n’hésite pas à monter en première ligne dans la bataille de l’avortement. Ce « mandarin aux pieds chaussés et fier de l’être » comme il se baptise lui-même inaugure en fait un mandarinat new look qui regroupe des « patrons » soudain angoissés de perdre une parcelle de pouvoir. Tous les arguments sont alors bons pour ces spécialistes. Pour peu qu’on prête à l’un d’eux une dimension nationale, apparaît alors un moralisateur scientifique usant de ses chiffres et de sa technique pour tenter d’imposer sa vérité à ceux qu’il nomme des « sujets immatures ».

Un véritable prêtre-médecin, qui entend conserver bien à lui le corps de sa femme et le contrôle des naissances.

Notes

[1Les Entretiens de Bichat sont une session annuelle et française de formation médicale continue.

[2Revue de la médecine de Tours, 1979.