Le travail tue. Rémy, sacrifié par le feu

Rémy, cadre à France-Télécom Orange, s’est immolé par le feu en avril 2011, au pied de l’immeuble dans lequel il avait travaillé. Geste d’un homme désespéré, mais aussi acte politique pour dénoncer une ultime fois l’inhumanité et l’irresponsabilité du choix de management de son entreprise.

Parti en fumée

Il a allumé lui-même le brasier qui allait le consumer. Les immolations par le feu sont souvent tristement spectaculaires. Rémy s’est suicidé à 7 heures du matin, seul sur un parking désert au pied de son entreprise, en bas de cette étrange croix dessinée par l’ascenseur vitré et les fenêtres du haut. Quand ses collègues ont repris le travail, les pompiers avaient tout nettoyé. Il ne restait qu’une vilaine tache noire incrustée dans le béton, la dernière signature de la rébellion de Rémy. Je ne sais pas s’ils l’ont vue, s’ils ont su tout de suite, si elle a cassé la routine des débuts de semaine.

J’ai appris la mort de Rémy en lisant, le mois dernier, la rubrique « Premier plan », de Télérama [1] : 

« C’est sur ce parking que s’est immolé par le feu, le 26 avril 2011, Rémy Louvradoux, un cadre de France-Télécom-Orange, devant les locaux de son entreprise, à Mérignac (Gironde). Il était 7 heures. ».

L’article signale un web-documentaire, Le Grand Incendie, de Samuel Bollendorff et Olivia Colo, sur les immolations par le feu. Couronné par le Visa d’or de photojournalisme de Perpignan, il s’agit en effet d’un excellent documentaire, interactif, mettant l’accent sur des images fixes et sur les paroles des personnes qui se sont immolées (et parfois sur celles de leurs dirigeants), sans voyeurisme, mais avec une colère contenue et communicative.

L’immolation de Rémy s’est passée il y a trois ans déjà. Je ne l’avais pas su. Nos échanges s’étaient raréfiés depuis qu’il avait élu domicile en Gironde, nos contacts s’étaient égarés au fil des déménagements. C’est triste de perdre un ami. C’est dur de savoir qu’il s’est suicidé, en choisissant une mort aussi horrible. C’est une sensation étrange d’apprendre tout ça par la presse, par le web, en décalé. Le public et l’intime qui se mêlent, une amitié qui s’est nichée dans le souvenir, encore vivante au creux de la mémoire et malgré la vie qui passe, et l’actualité qu’on prend en pleine figure, qui vous donne des nouvelles sans crier gare.

Le printemps débutait

Rémy a peut-être eu froid, à cette heure matinale, avant de s’asperger d’essence. Mais il n’en avait cure, il comptait sur la promesse du feu, qui allait tout brûler, sa chair, sa vie, ses espoirs et sa détresse. Il a peut-être crié, quand les flammes l’ont lentement dévoré, ses vêtements d’abord, ses cheveux, son visage, puis son corps tout entier. Il s’est peut-être tu. Il avait déjà beaucoup parlé, beaucoup écrit, assez crié. Rémy était déterminé. Son désespoir, il l’avait senti l’envahir progressivement, jour après jour, année après année. Il avait tenté de lui résister, en alertant, en prévenant la direction de France-Télécom, qui ne lui avait jamais répondu.

Je me suis demandé comment Rémy avait pu en arriver là. Se suicider « pour » le travail. Et choisir une mort aussi effroyable. Il faut sans doute, pour comprendre, imaginer les matins qui se succèdent, pendant plus de dix ans, avec l’annonce d’une journée solitaire, vaine, dérisoire. Songer à la tâche inexerçable qui lui avait été attribuée, aux humiliations des petits chefs, aux regards des collègues qui se détournent : « Si toutefois un se lève, il est immédiatement rappelé à l’ordre par ses supérieurs ou tout simplement massacré par ses égaux : tu vas nous attirer des emmerdes ! » [2]. Le travail devient pervers, aliénant, dévastateur.

Immolation

Définition du dictionnaire : « Sacrifice rituel (par le feu, l’eau ou la terre), à caractère religieux ou politique. Les Juifs sacrifiaient un agneau pascal pour se protéger de l’ange exterminateur.  »

Rémy s’est immolé le lendemain du week-end de Pâques. Coïncidence ? Choix délibéré ou inconscient ? En tout cas, son geste était politique. Ce n’est pas lui qui s’est sacrifié, c’est son entreprise qui l’avait sacrifié depuis longtemps. Il a mis en acte, symboliquement, la violence de la situation qu’il subissait.

Chacun se souvient des suicides qui se sont succédé dans le groupe France-Télécom Orange, essentiellement entre janvier 2008 et fin 2009. Selon l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, créé par les syndicats du groupe après cette vague de suicides, 60 salariés ont mis fin à leurs jours entre 2008 et 2011. C’est le système de management mis en place qui a été dénoncé, système dont l’un des objectifs était de pousser plus de 22 000 salariés au départ. « En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre », avait élégamment annoncé Didier Lombard, PDG à l’époque [3]. Ce même triste sire, prolixe en commentaires nauséabonds, avait également déclaré à propos de la vague de suicides : « Il faut marquer un point d’arrêt à cette mode du suicide » [4].

Rémy Louvradoux avait commencé à travailler à France-Télécom à l’âge de vingt ans, sur un poste subalterne. Petit à petit (au bout de vingt ans), il était devenu cadre. Au moment de la privatisation de l’entreprise, en 1997, il refuse de déménager pour rejoindre l’affectation qui lui est attribuée. Sa mise au placard, « à la poubelle », pour reprendre ses mots, est inexorable. Son fils Raphaël raconte :

« En dix-huit ans il a dû changer de fonction près d’une dizaine de fois. Parfois, ses missions ne duraient pas plus de deux mois. S’il s’agissait d’une mise en déploiement, cela signifiait qu’il n’avait plus de poste. Si c’était une mise à disposition, on lui faisait faire un peu tout et n’importe quoi, notamment de la double écoute. Autrement dit, le flicage du personnel des centres d’appel qui répond au téléphone. »

Sympathique mise au pas pour un salarié qui défendait ses collègues dans un cadre syndical.

Ironie, ou plutôt perversion du système, le dernier poste de Rémy, qu’il avait accepté et auquel il avait cru, « préventeur », le chargeait officiellement d’aider ses collègues en difficultés et exposés au risque de suicide. Pour accomplir ce travail, France-Télécom l’avait isolé, démuni, et ne lui avait attribué ni ordinateur, ni... téléphone ! Faute de tiroirs ou d’étagères, il entassait ses dossiers par terre.

Sa famille a porté plainte avec constitution de partie civile contre France-Télécom pour homicide involontaire et mise en danger de la vie d’autrui. Avec une exceptionnelle rapidité, Stéphane Richard, le PDG, a reconnu la « faute inexcusable » de l’entreprise, et a qualifié le décès d’« accident de service ». La famille a malgré tout maintenu sa plainte, avec l’objectif de contraindre l’entreprise à s’expliquer sur ses méthodes de management, et à y mettre fin. Pour arrêter le carnage, et rendre justice à ceux qui sont morts. À ma connaissance, la plainte n’a pas abouti.

Souvenirs...

Prodigieux dans le travail manuel et intellectuel discret, passionné par le son, il avait métamorphosé sa chambre en studio d’enregistrement. Il avait tapissé les murs de lourds rideaux noirs, pour l’acoustique, et pour le respect de ses voisins. Lorsque nous passions une soirée ensemble, nous dressions, moi accablé, lui riant aux éclats, la liste des combats à mener, et ils étaient innombrables : capitalisme, État, police, armée, éducation – il ajoutait : Église – mais nous étions pleins de fougue. Il m’avait fait connaître la non-violence politique, et je lui avais donné, sans doute, des numéros de La Gueule Ouverte, vivifiant hebdomadaire antimilitariste de la fin des années 70.

Je ne sais pas comment ses idées avaient évolué, mais son acte montre qu’il avait gardé son intégrité, son courage, son souci pour les autres. La meilleure façon de ne pas oublier Rémy, c’est de l’écouter, et de lui rendre justice.

Extraits de la lettre ouverte de Rémy Louvradoux à la direction, en 2009 :

Mon parcours personnel :
Activité premièrement purement alimentaire dans un cadre de service positif
Prise de responsabilités recherchée avec volonté d’être dans les décisions
Harcèlement subi
Animation transverse
Mise à la poubelle
(…)
Cette situation est endémique du fait que rien n’est fait pour y faire face : le suicide reste comme étant LA SOLUTION
(…)
C’est triste, à qui profite ce crime ?
Rémy L

La direction s’est demandé s’il était pertinent de répondre à cette lettre. Elle a jugé que non.

Salut, Rémy.
Ton absence est intolérable. Ta colère est aujourd’hui la mienne.

Michel

Illustration : lieu de l’immolation de Rémy Louvradoux, image extraite du documentaire Le Grand Incendie, Honkytonk Films

Notes

[1Télérama n° 3374 du 13 au 19 septembre 2014

[2Lettre ouverte de Rémy Louvradoux en 2009 à son employeur et à son actionnaire principal.