Irène Pereira est chercheuse en sciences sociales, adhérente au syndicat SUD Éducation. Elle est cofondatrice de l’Institut de Recherche, d’Étude et de Formation sur le Syndicalisme et les Mouvements sociaux. Derniers ouvrages publiés : Le pragmatisme critique-action collective et rapports sociaux, L’Harmattan, 2016 et Travailler et lutter, L’Harmattan, 2016. L’entretien qui suit a été réalisé par téléphone le mardi 17 mai 2016.
Alors que Bernard Cazeneuve multiplie ses interventions devant les médias pour s’attaquer aux « casseurs », que des vidéos montrant la répression policière se multiplient sur Internet, qu’en est-il du principe de la « violence légitime [1] » ?
Je pense que la vraie question, derrière celle-ci, est celle des conditions de la démocratie. Un ouvrage de philosophie, Le langage des sans-voix [2], publié à la suite du mouvement étudiant de mobilisation qui a eu lieu au Canada, revient sur ces problèmes. Durant ce mouvement, les militants ont eu à répondre aux questions qui se posent aujourd’hui : est-ce que la violence des manifestants était légitime ou pas et dans quelle mesure ? Ce que ce livre formule, c’est la question des conditions d’une démocratie. C’est-à-dire, à quelles conditions, en fin de compte, peut-il y avoir un régime démocratique ?
Il y a de nombreux philosophes contemporains qui pensent que la conflictualité sociale et la possibilité de l’exprimer est une condition essentielle de la démocratie. Ce qui implique manifestations, droit de grève — droit qui a, par ailleurs, été constitutionnalisé —, droit de pétition, etc. Depuis le mouvement des droits civils noir américain, et notamment avec les travaux d’Hannah Arendt qui interrogent les conditions de la désobéissance légitime à une loi injuste dans une démocratie, le débat s’est porté sur la question de la désobéissance civile. L’ouvrage de Stefen D’Arcy va plus loin : l’usage de la violence pourrait être légitime à partir du moment où dans une démocratie ceux qui portent une revendication contre l’injustice et qui ont essayé de dialoguer reçoivent une fin de non recevoir de la part du gouvernement.
En définitive cette question des conditions de la démocratie et de la violence, ne revient-elle pas à se demander si toute forme de violence est à condamner ?
C’est une question évidemment très contextuelle. Dans notre société, nous avons tendance à poser par principe le refus de la violence physique. C’est-à-dire qu’il nous faut résoudre les problèmes en démocratie par le dialogue1 etc. On sépare le Droit et la Force. Pourtant on le voit, récemment et à certains moments, la violence est nécessaire. Personne ne la conteste quand il s’agit de renverser des dictatures au Moyen Orient ou dans des pays de langue arabe. Là la question que Stefen D’Arcy pose c’est : dans la démocratie, lorsque le gouvernement n’écoute plus le peuple, que les institutions démocratiques sont méprisées, est-ce qu’il y a un moment où, en fin de compte, la mobilisation et la revendication ne conduisent pas légitimement à la violence ?
On peut alors se demander si la violence est tout à fait incompatible avec la démocratie et à quelles conditions elle peut devenir légitime. Ainsi, par exemple, quand on passe la loi, avec l’article 49-3 , alors que la majorité de la population n’y est pas favorable… Quelles sont les qualités nécessaires à la démocratie, quelles sont les conditions de possibilité d’une démocratie et qui est en train de violer ces conditions de possibilités ? Qui, aujourd’hui ne respecte pas ces conditions-là ? Si le 49-3, est une possibilité donnée par la loi, jusqu’où peut-on faire passer des lois impopulaires ? C’est un débat bien sûr compliqué car, rappelons-le, la peine de mort a été supprimée alors que la plupart des personnes n’étaient pas pour sa disparition…
Et qu’en est-il de ces conditions de la démocratie ?
Ce que nous pouvons dire, au-delà de ces question de légitimité, c’est qu’il y a des conditions nécessaires mais non suffisantes.
Conditions nécessaires, comme la possibilité de l’expression de la conflictualité sociale dans les institutions et même si cela inclut la désobéissance civile ou le droit de résistance face à l’oppression. Il y a aussi, bien sûr, l’existence de libertés publiques reconnues. Mais, ce n’est pas parce que notre démocratie représentative met tout cela en place qu’elle en est une, démocratie au sens radical du terme ! Parce qu’une démocratie doit aussi être un régime auto-institué : c’est tout le travail de Castoriadis [3] par exemple. C’est-à-dire que la démocratie désigne à la base la démocratie directe et non le système représentatif. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de formes de délégation, mais celles-ci sont contrôlées : elles ne reposent pas sur le mandat représentatif.
Enfin, le pluralisme des institutions et le respect de certaines libertés publiques (même si elles sont en ce moment constamment rognées) fait que nous ne sommes malgré tout pas, dans nos systèmes représentatifs, dans un totalitarisme. Il faut bien distinguer cela.
S’il est possible de dire que nous ne sommes pas dans un état totalitaire, qu’en est-il alors de l’utilisation de l’ « état d’urgence » ? N’est-ce pas un recul de la démocratie ? Pouvons-nous y voir une manifestation de ce qu’Agamben appelait un « état d’exception » [4] ?
La problématique de l’état d’exception est celle de l’état d’urgence : ce sont des gens qui aujourd’hui sont empêchés d’aller manifester. L’état d’exception est un moment qui suspend le fonctionnement des institutions républicaines. C’est prévu par les textes mais cela suspend les règles normales de la république. Comme avec l’article 16 de la constitution française : on n’est plus en démocratie à ce moment-là. Pendant le laps de temps de son utilisation, nous sommes dans une dictature légale.
Il est compliqué de s’approprier ce déni car la plupart des personnes ne se rendent pas compte personnellement de la limitation de leurs libertés publiques. On ne leur impose pas un couvre feu à 20h. Puis cet état d’exception s’est mis en place progressivement : depuis 1995, le plan Vigipirate [5] n’a jamais été levé ; donc depuis les attentats du milieu des années 1990 [6], l’état d’exception a toujours été présent, à des degrés différents. Cela ne signifie pas pour autant que nous sommes en Corée du Nord.
Si nous ne sommes pas en Corée du Nord, pouvons-nous, aujourd’hui avec le recul, et devant les difficultés qui peuvent être rencontrées pour se faire entendre, dire que nous sommes encore en démocratie ?
Il y a, je pense, des degrés dans la liberté. C’est, par ailleurs, Aristote qui disait qu’à l’intérieur de la liberté, il y a des degrés. A l’état d’exception totale (dictature) jusqu’à l’auto-institution de la société par elle-même, il y a des degrés différents de libertés.
Nous assistons aujourd’hui à une régression dans les libertés publiques, c’est incontestable. Mais est-ce que cela veut dire que quand on aura aboli toutes les lois mises en place depuis 20 ou 30 ans nous serons en démocratie ? Pas au sens de Castoriadis, par exemple. Ce n’est pas parce qu’on abolit toutes les lois sur l’état d’exception qu’on est forcément en démocratie.
On oppose souvent aux manifestants que la conflictualité est quelque chose qui s’oppose à la démocratie. Qu’en est-il vraiment ?
La conflictualité n’est pas opposée à la démocratie. Dans ces conditions, il peut y avoir un usage légitime de la force. C’est ce que revendiquaient, par exemple, les syndicalistes révolutionnaires au début du XXème siècle. Pour eux, la grève, c’est la force qui fait naître le droit social. Prenez le mouvement des suffragettes, par exemple. Il y a un film qui a été réalisé à ce propos [7] ; celui-ci montre très bien comment elles sont allées jusqu’à poser des bombes. Mais c’est également parce qu’elles n’ont pas été entendus qu’elles en sont arrivées à ces extrémités. Cela rejoint ce que dit Stefen D’Arcy.
Il ne faut pas diaboliser tout recours à la violence comme opposé à la démocratie. On peut voir dans l’histoire de la démocratie des moments où cette violence a pu être légitime.
Cette conflictualité s’exprime-t-elle toujours par de la violence ?
Il y a, dans le travail de Luc Boltanski et laurent Thévenot [8] la différence entre les épreuves de forces et les épreuves de légitimités.
Les épreuves de légitimité, ce sont celles qui se déroulent dans le cadre de la discussion, où on va accepter le débat, la confrontation ou le dissensus verbal. Après il y a d’autres conceptions de la démocratie qui considèrent que la conflictualité est dans la nature de la démocratie (comme celle de Rancière [9], par exemple). Il peut alors y avoir des épreuves de forces. Nous nous trouvons devant deux registres très différents : la démocratie comme recherche du consensus et la démocratie qui met en avant le dissensus.
Concernant les épreuves de force, c’est une vieille question. Pour Rousseau, par exemple, il ne peut y avoir de droit de la force. Parce que si cela devait être le cas, alors la force, par elle-même, créerait du droit. Mais la force, on n’y obéit pas parce qu’elle est légitime, mais parce qu’elle nous contraint. A l’inverse, il y a tout un courant, avec Proudhon, Sorel [10] etc., qui considère que de la force doit sortir le droit. Ou plus précisément que de la conflictualité sociale sort le droit. Néanmoins, l’histoire nous a montré comment cette réflexion avait pu être également instrumentalisée par le fascisme, par exemple.
Cette question des « épreuves de force » est souvent celle retenue par les médias, pourquoi ?
Il y a là, bien sûr, et cela a été très bien théorisé par Debord [11], une mise en spectacle de la violence. Tout le problème est de savoir quelles en sont les conséquences sur les effets de violence. Certaines personnes vont dire qu’il s’agit là d’un facteur incitatif à se donner en spectacle.
Pour ce qui concerne la police, par exemple, on ne sait pas trop ce que les policiers font ces derniers temps : leurs actions doivent avoir leur propre rationalité. C’est vrai que quand vous êtes fonctionnaire dans la police, vous répondez à un ordre mais la logique qui sous-tend l’ensemble n’est pas évidente pour les citoyens.
Cela ne pose-t-il pas la question du rôle de la police au sein de notre société ? Et ce rôle ne doit-il pas être repensé ?
Cette question peut être formulée différemment : la police représentant le bras armé de l’exercice du droit, penser le rôle de la police dans notre société, c’est s’interroger sur la fonction du droit en société – à quoi sert le droit dans une société ?
Ce qu’il est possible de dire, c’est que la transgression existera toujours. Peu importe les règles qui peuvent être édictées, il y aura toujours des formes de transgressions qui apparaîtront. Après, tout problème réside donc sur la manière qu’a la société de gérer cette transgression. Pour ce faire, différents choix peuvent être faits : le droit a-t-il pour fonction la répression, la punition ou bien le droit a-t-il pour fonction la protection et la réparation ? L’action de la police est déterminée en fonction de ce choix. On comprend bien que nous avons deux fonctions différentes ici.
Illustration par Aubin Laratte