L’idée était de reproduire le dernier trajet effectué par Bertrand, qui s’était rendu du domicile de sa sœur jusqu’au centre-ville, avant de mourir sous les balles des policiers du commissariat. Une marche silencieuse, qui n’aurait rassemblé que la famille et ses soutiens les plus proches, sans faire l’objet d’aucune communication aux médias locaux ou nationaux. La mère de Bertrand souhaitait ainsi pouvoir se recueillir sur les lieux de la mort de son fils, afin de pouvoir commencer à reprendre une vie normale.
Bertrand Bilal Nzohabonayo est mort le 20 décembre à Joué-lès-Tours, abattu après avoir blessé trois policiers à l’arme blanche. Pour ses proches, l’hypothèse d’une attaque terroriste défendue par les autorités ne tient pas.
Lors de son audience à la préfecture en vue d’obtenir l’autorisation pour cette marche, la mère de Bertrand a bien insisté sur le caractère pacifique de sa démarche, et a assuré qu’elle n’était animée d’aucun sentiment haineux. Mais face à sa souffrance, ses interlocuteurs ont invoqué la souffrance des policiers blessés. La mère a eu beau rappeler que son fils, lui, était mort, les autorités ont refusé la main qu’elle leur tendait.
L’arrêté qu’a pris le préfet suite à cet entretien interdisait en fait toute marche. Le préfet n’autorisait qu’un rassemblement dans la rue où vivait Bertrand, chez sa sœur, et interdisait explicitement toutes les rues autour. Pareil pour les rues situées autour du commissariat de Joué.
Déformer les faits
Pour cela, il invoque « l’émotion considérable suscitée par [les] faits d’une exceptionnelle gravité », expliquant que Bertrand a blessé « quatre policiers dont plusieurs gravement », alors qu’il a toujours été question de trois blessés.
L’arrêté fait ensuite référence à un appel à témoins rédigé par le comité « Vérité et justice pour Bertrand Bilal », évoqué en ces termes :
« Considérant les propos contenus dans un tract distribué le 22 janvier 2015 par lequel Madame XXX Pélagie traite "les policiers de tueurs venus attaquer son fils et que ces tueurs ont voulu le faire passer pour un terroriste" ; et que ces mêmes propos en lien avec l’organisateur de cette manifestation risquent de susciter une réaction virulente et déterminée (…). »
Or, ce n’est pas du tout ce que dit le texte de l’appel à témoins, dans lequel il est écrit :
« Il a été tué par ceux censés nous protéger, nous qui avons fui notre pays, à cause des massacres et génocides au Rwanda et au Burundi. Pire encore, comme si cette peine ne suffisait pas, ses tueurs ont voulu le faire passer pour un terroriste, venu les attaquer. »
On comprend que la qualification de « tueurs » en référence aux policiers ne plaise pas au préfet Delage. Pourtant, les policiers ont bien tué Bertrand le 20 décembre. Et contrairement à ce qu’affirme l’arrêté, le tract ne dit pas que les policiers sont « venus attaquer son fils » : il est simplement rappelé que, d’après les autorités, Bertrand a attaqué les flics. Mais il est plus facile, pour disqualifier la démarche de la mère, de la mettre en accusation et de la faire passer pour une accusatrice revancharde.
L’arrêté du préfet indique aussi que « tout rassemblement devant et aux abords du commissariat (…) [est] de nature à constituer une menace grave à l’ordre public ».
Pourtant, lorsqu’un premier rassemblement devant le commissariat avait été envisagé, au début du mois de janvier, le préfet avait pris des dispositions pour assurer le maintien de l’ordre sur place, semblant de fait autoriser le rassemblement. C’est sous la pression du syndicat Unité SGP Police qu’il avait fait demi-tour et interdit toute réunion.
Invoquer l’état d’urgence
L’arrêté parle aussi de « risques de débordement », parce que la marche serait située « dans le quartier urbain sensible de La Rabière à Joué-lès-Tours », et qu’apparemment dans l’esprit du préfet ce quartier est naturellement propice aux « troubles ». Comme si les habitants et habitantes de ce quartier ne pouvaient pas observer un recueillement pacifique.
Il est aussi question du nombre de policiers qu’il faudrait mobiliser pour faire face aux « risques graves de trouble », alors que « les forces de l’ordre (…) sont mobilisées sur les missions assurées dans le cadre de vigipirate renforcé et ne sont de fait pas disponibles ». Ainsi, le préfet invoque l’état d’urgence pour interdire l’exercice du droit de manifester, comme si patrouiller dans les gares avec des fusils d’assaut déchargés était plus important.
Enfin, le préfet évoque « la forte émotion provoquée par l’agression de trois militaires à Nice le 3 février 2015 dans des conditions qui rappellent les événements du 20 décembre 2014 à Joué-lès-Tours ». Faisant ainsi un parallèle entre un acte dont le caractère antisémite semble avéré (les militaires patrouillaient devant un lieu de culte juif) et les circonstances entourant la mort de Bertrand Bilal, qui elles sont loin d’être claires.
Finalement, vu les restrictions posées par le préfet, la mère de Bilal a décidé d’annuler tout rassemblement. Lorsque l’on veut manifester ces derniers temps, il vaut mieux être prêt à applaudir la police : remettre en cause son action, c’est potentiellement troubler l’ordre public.