Cette idée d’aller tracter devant France Bleu, alors que la campagne vise surtout France Inter, qu’est-ce que ça t’inspire ?
Ça fait longtemps que j’attends une telle initiative, et j’aurais été ravi que ça ait lieu du temps où j’étais salarié à France Bleu. En tant qu’auditeur et contribuable, je trouve que ce qui se passe – ou ce qui ne se passe plus – à Radio France, et notamment sur France Inter est un vrai scandale : éviction de Mermet, poujadisation du propos, propagande néolibérale...
Néanmoins, il me semble que cette campagne révèle une méconnaissance de la cible. Vouloir s’attaquer à France Bleu pour toucher France Inter, c’est une erreur de stratégie qui ne tient pas compte de la schizophrénie générale qui règne à Radio France. Radio France est en effet censée être une entreprise de service public, puisque financée par l’argent du contribuable, mais elle se comporte comme un groupe privé dont les multiples filiales (Info, Inter, Musique, Bleu...) seraient en concurrence les unes avec les autres. En effet, la direction de Radio France a depuis longtemps placé France Bleu en situation de concurrence avec France Inter. Ça ressortait notamment avec les sondages Médiamétrie [1], où l’on nous parlait de « nous » (France Bleu) et des « autres » (dont France Inter).
Donc cette manif’ à France Bleu, c’est comme si un ancien usager d’EDF-GDF allait voir Suez-Dolce Vita pour se plaindre du tarif de l’électricité alors que Suez vend du gaz. Le seul lien qui existe entre les stations France Bleu et France Inter, c’est que de temps en temps, les journalistes des rédactions de France Bleu font remonter des sujets dans les journaux de France Inter. Mais qu’un animateur de France Bleu aille travailler à Inter est par contre très mal vu par la DRH : c’est presque une trahison de l’esprit « maison Bleu ».
A l’époque où je travaillais chez France Bleu, la boussole semblait être les sondages Médiamétrie. Et comme toutes les radios courent après les chiffres des sondages, elles développent des stratégies. Ainsi, il y a quelques années, France Bleu Touraine a recentré sa stratégie sur le bassin de population : on arrête de traiter le monde rural, où la densité de population est plus faible, pour se concentrer sur Tours. Mais avec cette logique, l’auditeur-contribuable du Loir-et-Cher, qui reçoit France Bleu Orléans, France Bleu Berry-Sud et France Bleu Touraine, n’entend aucune de ces trois radios parler de lui et de sa région. Il paye pour un service public radiophonique, et se retrouve avec trois stations de merde qui ne diffusent aucune information sur sa foire au boudin. Et comme les sondages n’affectent pas les auditeurs du Loir-et-Cher à une antenne locale en particulier mais à France Bleu en général, les directeurs de stations s’en foutent. Voilà pour le service public.
Justement, c’est au nom du service public que la campagne « De l’air à France Inter » demande une plus grande diversité sociale ou politique. Elle t’inspire quoi d’autre cette notion ?
Quand j’ai eu un entretien avec la DRH de France Bleu, celle-ci s’est tendue quand j’ai casé l’expression « service public » — c’était histoire de dire que j’étais conscient du service que je devais au public qui paye des impôts pour une radio de qualité. Quand j’ai évoqué cette tension de la DRH à l’assistante sociale de la Maison de la radio [2], elle m’a éclaté de rire au nez, en me disant « Il ne faut pas parler de service public devant la DRH, vous allez passer pour un communiste ». Certains salariés, surtout les quinquagénaires, parlent encore de « service public », mais c’est de plus en plus rare, et c’est une notion à utiliser avec parcimonie. Les salariés lucides ricanent, les autres vous regardent bizarrement. A France Bleu, « service public » est une expression qui peut rapidement te faire passer pour un « rouge ».
En 2010, alors que je ne travaillais plus pour France Bleu et que je couvrais une manifestation contre la réforme des retraites, j’ai croisé un « grand reporter » de la station. Il me dit :
« — Ben alors Jean-Baptiste, qu’est-ce que tu fais dans la rue avec un micro ?
— Écoute, il y a plein de gens dans la rue, ils sont là pour s’exprimer, moi je fais de la radio, donc je leur tends mon micro, je fais mon boulot quoi. »
Le « grand » journaliste commence à faire la gueule, mais on continue à discuter. Et au bout d’un moment, il m’explique :
« — Mais de toute façon, il n’y a aucune raison qu’on fasse une information différente de celle de BFM ou d’Europe 1 ».
Quand je lui ai rappelé qu’il travaillait pour le service public, j’ai apparemment dit le truc le plus drôle du monde : le type m’a éclaté de rire au nez, et m’a invité à laisser cette notion aux années 60. Peu importe que mes impôts payent son salaire. J’ai d’ailleurs récemment recroisé ce gars dans la rue, complètement perdu : Radio France l’avait viré comme une merde, après 30 ans de larbinisme, lui, l’un des plus serviles et fidèles rouage du système... J’ai même pas eu le cœur à ricaner tellement il m’a fait pitié.
S’ajoute à cela le fait que, pour de nombreux salariés que j’ai croisés pendant mes années à France Bleu, les auditeurs sont des idiots, puisque c’est implicitement ce qu’en disent la direction et les cadres. Combien de fois ai-je entendu mes collègues, animateurs et surtout journalistes, s’exclamer : « Bon, c’est nul, mais ça suffira bien pour nos auditeurs » ? Des centaines de fois. Pourquoi ? Parce que du haut de la Maison de la radio, des gens très intelligents se sont rendus compte que toutes les chaînes de Radio France ne s’adressaient qu’à des « CSP+ », c’est-à-dire à des gens qui ont le bac : Inter, Info, Musique... Il semblait donc légitime qu’une des chaînes de Radio France s’adresse à un public « populaire ». Et c’est là que ça commence à achopper : pour eux, « populaire », ça veut dire que t’as pas le bac. Et si t’as pas le bac, ça veut dire que t’es un con, que tu ne regardes que TF1 et que tu n’écoutes que Céline Dion. Que si l’on prononce le mot « livre », tu vas fuir sur RMC ou Nostalgie.
En 1999, le responsable des programmes de France Bleu Touraine m’a expliqué : « On n’est surtout pas des pédagogues. On n’est pas là pour effrayer nos auditeurs en les confrontant à des contenus qu’ils ne maitrisent pas ou ne connaissent pas. On est là pour refléter leurs préoccupations et leurs centres d’intérêts. » Et comme ces imbéciles qui n’ont pas le bac (en langage officiel on dit « CSP- »), ne s’intéressent à rien d’autres qu’à des conneries, on leur fait donc une radio de merde qui est une sorte de chambre d’écho d’une sous-culture télévisuelle oscillant entre Michel Drucker et Loana – aujourd’hui on dit « Nabilla ». On n’imagine pas — et sans doute qu’on ne veut pas imaginer — que les auditeurs de France Bleu puissent s’intéresser à autre chose.
Pour avoir de bons sondages Médiamétrie, ce qui importe, ce n’est pas de faire de la qualité, mais qu’il y ait beaucoup de gens qui écoutent. Pour ça, qu’est-ce qu’il faut faire ? Des contenus qui stimulent l’intelligence des auditeurs ? Ou des trucs qui flattent les bas instincts du plus grand nombre ? Et la direction estime que l’auditeur de France Bleu est un débile léger incapable de concentrer son attention plus de 45 secondes sur un propos. A la rédaction, ils appellent « magazine » un sujet de 2 minutes 30. A l’animation, un bon micro dure entre 7 et 15 secondes. Pas d’adjectifs, ni d’adverbes et encore moins de construction lexicale : plus c’est pauvre, plus c’est court, mieux c’est.
A France Bleu, tu ne peux pas utiliser l’expression « service public » avec n’importe qui, parce que l’idéologie de l’entreprise privée est hyper prégnante. Côté rédaction, les journalistes sont tous formatés par de soi-disant « écoles » ; côté animation, ils ont fait venir beaucoup d’animateurs des radios privées, d’où ils s’étaient fait jeter. Car dans ces radios privées pour « jeunes », passé 25 ans, l’animateur est un vieillard bon à jeter à la casse. Et nombre de ces ex-animateurs du privé se sont réfugiés à France Bleu. Qu’ils méprisent pour la plupart, gardant une nostalgie idiote de l’employeur qui les a pourtant mis à la rue, et crachant cyniquement sur « les nuls de Radio France et du service public » qui payent leurs salaires.
Le fantasme à France Bleu, c’est de faire « mieux » que les radios commerciales. Et on paye à prix d’or un encadrement qui a pour but de faire régner les lois et l’esprit du privé. Si ça tient encore, c’est parce que certains à l’animation et parfois même dans les rédactions, font bien leur boulot, malgré leurs chefs. C’est effarant, les quantités d’argent que Radio France gaspille pour entretenir des cadres (directeurs, responsables des programmes, techniques...) qui ne servent à rien, ne font pas grand chose, si ce n’est assurer la discipline et le silence dans les rangs. Et les gens ont peur, souffrent dans leur travail, et se taisent devant la destruction de l’outil de service public. Avec ce « management » par la terreur et la soumission, j’ai vu déchanter, déprimer des dizaines de collègues passionnés de radio qui se prenaient initialement pour des chevaliers du service public. Même les animateurs les plus motivés ont abandonné cet idéal, de guerre lasse, transformés en petits-ronds de cuir déprimés d’une radio qui ne dit rien, si ce n’est des conneries.
Il y a de quoi s’attrister pour ceux qui, là-dedans, ont encore une conscience et une éthique de la radio publique. Et en ce qui concerne la campagne Fakir, l’idée d’aller distribuer des tracts qui expliquent aux salariés qu’une autre radio du groupe fait de la merde, qu’est-ce que vous voulez que ça leur fasse ? La plupart le savent. Mais comme ils ont peur et qu’ils doivent payer les traites du pavillon, le séjour au ski, ou les études des gosses, ils continueront à se taire. Quant aux CDD qui courent servilement après le travail parce qu’ils doivent survivre...
La campagne « De l’air à France Inter » a été lancée suite à l’éviction de Daniel Mermet. Toi qui parlais de l’importation de l’idéologie du privé dans l’entreprise publique, ses méthodes de management souvent critiquées ont dû te choquer, non ?
C’est grâce à Là bas si j’y suis, l’émission de Mermet que j’ai découverte en 1992, que j’ai décidé de faire de la radio. Pour la première fois, on faisait passer l’idée que les inconnus avaient aussi des choses à dire ! Révolutionnaire ! Car jusque là, pour être interviewé à Inter, il fallait avoir sorti un livre, un disque, ou un film. Et d’un seul coup, le peuple apparaissait à l’antenne, en dehors du Jeu des 1000 francs ! Bon, tout ça pour découvrir que mon Maître... est un patron comme les autres. J’ai vu de mes yeux Daniel Mermet faire pleurer son assistante. Ce n’était pas la première fois que je voyais un adulte pleurer dans les couloirs de Radio France. A France Bleu, j’en ai vu des gens humiliés, piétinés... Le cas Mermet rappelle qu’il faut distinguer l’homme et l’œuvre. Et il est peut-être odieux à l’occasion, mais ça m’a permis de ne pas tomber dans le culte de sa personnalité — c’est peut-être la dernière leçon radiophonique et humaine qu’il m’a donnée. Finalement, on n’a pas besoin de Là-bas si j’y suis ni de Mermet pour faire de la bonne radio. Comme le fait la Rotative : on prend nos magnétophones, nos ordinateurs et on se retrousse les manches, même si on n’a pas l’argent du contribuable pour cela.
Penses-tu que la campagne lancée par Fakir soit susceptible de faire bouger les lignes ? La direction de Radio France va-t-elle soudain se rendre compte qu’elle fait fausse route ?
Cette direction ne fait pas fausse route, elle remplit parfaitement sa mission. Le but est de droitiser la société, de rendre les gens débiles, incultes, et donc soumis. Et Radio France fait ça très bien, avec l’argent des contribuables ! Tu te rends compte du danger que ça représente, un Mermet ? C’est lui qui m’a fait découvrir les vieilles luttes sociales qui constituent notre Histoire : 1936, les « Penn-sardines » de Douarnenez, Ambroise Croisat, Jean Zay... Des penseurs qu’on entend jamais : Frédéric Lepage, Frédéric Lordon, Norman Baillargeau, Bourdieu, Fakir, le Diplo... Stalingrad 43, le 17 octobre 61... Ce sont des pans entiers d’Histoire et de culture populaire !
Chomsky n’était pour moi qu’un grammairien qui m’emmerdait à la fac ; c’est chez Mermet que j’ai découvert qu’il avait écrit autre chose que des manuels imbitables. C’est normal qu’ils aient voulu la tête de Mermet. Et la prochaine à tomber sera probablement celle de Patrick Pesnot, dont l’émission Rendez-vous avec X dit des choses vachement dérangeantes sur l’Histoire récente. C’est la dernière émission que j’écoute encore sur Inter. J’ai depuis deux ans complètement basculé sur Culture. Ce qui est logique puisque toutes les stations de Radio France ont baissé d’un cran. Culture est devenue ce qu’aurait dû être Inter. Inter s’est rabaissé au niveau de France Bleu. Et France Bleu fait désormais du sous-RMC mâtiné de Nostalgie... Quand je pense qu’on paye des impôts pour ça...