Dans les « drive » des supermarchés, l’exploitation des corps sous les ordres des machines

Derrière la multiplication des drive, service qui propose aux clients des supermarchés de faire leurs courses en ligne avant de les récupérer en voiture, se cache de nouvelles formes d’exploitation. Les travailleurs — en l’occurrence, surtout des travailleuses —, courent toute la journée pour accomplir leurs tâches sous les ordres des machines. Extraits d’une enquête de Marie Gueguen à Guichen, en Ille-et-Vilaine.

« Dans le service Courses U de Guichen, quelque 600 commandes sont traitées chaque semaine. C’est-à-dire, pour un panier moyen de 50 articles, plus de 30 000 articles collectés et scannés, par une petite dizaine d’employées à temps plein payées au smic. A une telle échelle, on a du mal à imaginer ce que peut représenter un tel nombre de marchandises attrapées en rayon, portées, rangées, encaissées, chargées dans le coffre des voitures, par des petites mains qui n’en finissent pas de répéter les mêmes gestes.

Chacun sait en quoi consiste leur activité pour s’y être soi-même livré en faisant ses courses dans un supermarché. A la différence qu’elles le font dix ou quinze fois par jour, en manipulant packs de bière, barils de lessive et sacs de terreau de 10 kilogrammes. Car l’un des principaux atouts du service proposé (faire ses courses en un clic), c’est de s’épargner la corvée de trimballer les charges des produits lourds ou volumineux. C’est ainsi que, sans toujours le mesurer, les clients se déchargent du poids de leurs courses sur les épaules des employées qui vont les prélever pour eux dans les rayons, les portent jusqu’au chariot, puis les acheminent jusqu’au coffre de leur voiture, sous les ordres d’une machine, avec la contrainte de boucler la listes des courses au plus vite dès que le chronomètre est lancé. Avant de recommencer.

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D’un côté, le rêve du physicien réalisé : toutes les variables sont précisément mesurées et rapportées au paramètre « temps », toutes les trajectoires sont parfaitement déterminées, impeccablement géométrisées. De l’autre, l’utopie du manager rendue concrète : toutes les données pertinentes sont extraites, analysées, maîtrisées, en vue d’un accroissement continu de la productivité. Science et management réunis, pour un nouveau management scientifique essentiellement basé sur les nouvelles technologies. (...) L’homme est la variable d’ajustement d’un système qui existe en dehors de lui, à qui il n’apporte que sa force de travail, jusqu’à ce que son corps le lâche et qu’il soit remplacé.

Car les machines ont encore besoin d’humains pour exécuter les tâches qu’elles prescrivent. A Guichen, le drive repose sur neuf femmes. (...) Ces neufs femmes sont parmi les plus courageuses et les plus endurantes que j’aie rencontrées, résistant au turnover constant des employés occasionnels (étudiants pour la plupart). A leur corps défendant : quatre ont dû prendre un arrêt maladie longue durée lors des six derniers mois. »

Extraits d’un article paru dans Philosophie magazine n°90, juin 2015, sous le titre Les damnés de l’hyper. Illustration par chat_44.