Pour la première fois, un conseil de prud’hommes qualifie de harcèlement sexuel à l’encontre d’une salariée des agissements à caractère sexuel qui ne la visaient pas personnellement.
L’AVFT était intervenante volontaire.
Madame G. était journaliste depuis 1989 au quotidien régional La Nouvelle République du Centre Ouest. En 2012, elle est directement témoin de propos connotés sexuellement tenus par des collègues masculins : « Petite bite, enculé de mes deux, grosse burne ». Entre eux ils s’interpellent : « Ma chatounette, mes couilles » et plusieurs fois par jour s’insultent et ou miment bruyamment des rapports sexuels.
Tandis qu’elle, elle travaille, elle est dérangée par les conversations de ses voisins de bureau : « Non, je ne vais pas pouvoir venir ; ce week-end, mon ex est là », « Ben alors tu vas niquer ». « Ouais, mais ce n’est pas sûr » : « T’auras qu’à faire des photos », « Je vous ferai une photo bien dégueulasse de chatte en gros plan ».
Ou alors, lorsque ses collègues déchargent des photos : « Ah ouais, t’aimes ça, toi, décharger... euh, des photos », ou mettent un document ou une photo sur le bureau : « Moi, ce n’est pas une photo que je vais mettre sur le bureau » ; « Ah bon, ben alors c’est quoi ? ».
Elle doit supporter des images de femmes nues dans des postures dégradantes qui font office d’économiseurs d’écran, quand ses collègues sont en reportage.
En novembre 2012, un de ses collègues s’entretient au téléphone avec une autre journaliste. Quand il raccroche, il s’écrie : « Ah celle là, quelle sale pute ! Celle-là, si elle croit que c’est comme ça que je vais lui mettre un doigt, elle se trompe ». Mme G est sidérée. Une autre journaliste présente demande à l’auteur de ces propos de se calmer.
En vain. Elle continue d’entendre régulièrement trois collègues masculins, à propos de sa collègue : « Pétasse, chaudasse, salope », au motif qu’elle collabore au magazine « Sensuelle » en parallèle de son activité à La Nouvelle République.
Des photos à caractère sexuel sont affichées sur les murs de la rédaction, qu’elle décide d’arracher.
Des photos légendées, détournées de leur contexte et ayant un caractère sexuel ou obscène sont également affichées au sein la rédaction sportive.
Une collaboratrice sollicite son avis à propos de vidéos à caractère sexiste et/ou sexuel reçues par mail du directeur et du service sport et présentées comme « drôles ».
Le 22 novembre 2012, Mme G. saisit le directeur départemental et demande son intervention afin qu’il soit mis un terme aux agissements qu’elle dénonce au sein de la rédaction. Mais il ne se passe rien.
Le 25 novembre 2012, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, Mme G. affiche sur le mur de la rédaction et de la salle de repos une affiche éditée par le gouvernement contre le harcèlement sexuel, sur laquelle on peut lire : « Chers collègues, la loi vous rappelle que le harcèlement sexuel n’est jamais un jeu mais toujours une violence », ainsi qu’un tableau récapitulatif des peines encourues dans le cadre de la nouvelle loi votée en août 2012.
Mme G. prenait ainsi en charge l’information sur le harcèlement sexuel et sa prévention, ce que son employeur s’était bien gardé de faire, malgré les obligations que le Code du travail fait peser sur lui.
Le lendemain, Mme G. découvre un de ses trois collègues masculins en train d’arracher l’affiche en disant : « Ça me pète les couilles de voir ça ».
Elle est stigmatisée par des collègues qui lui reprochent : « de manquer d’humour, et de ne pas comprendre que les gens ont besoin de se lâcher ».
En raison des conséquences du harcèlement sexuel et de l’absence de soutien de son employeur sur sa santé, son médecin traitant lui prescrit un arrêt de travail à partir de janvier 2013.
Mme G. craint de se rendre sur son lieu de travail où il lui est impossible de remplir ses fonctions dans un climat serein ; elle décide alors en août 2013 de demander la résiliation judiciaire de son contrat de travail.
Saisi par Mme G., le CHSCT confie une expertise à un cabinet privé en dépit de l’opposition de l’employeur.
Le cabinet d’expertise conclue notamment :
« Les entretiens menés auprès des acteurs en charge de la prévention des risques psychosociaux n’ont pas permis de dégager une politique clairement définie dans ce domaine. Nous sommes en mesure d’affirmer que la gravité de la situation est largement sous estimée par les personnes dont la mission est pourtant de prévenir les risques professionnels quels qu’ils soient ».
Il constate également que l’employeur n’a mené aucune enquête sur les agissements dénoncés par Mme G. et qu’il s’est contenté de mettre le règlement intérieur à jour des dispositions sur le harcèlement sexuel, et considère à juste titre qu’il est « illusoire de penser que cette disposition, pour utile qu’elle soit, règle à elle seule le problème ».
La décision du Conseil de prud’hommes de Tours
Le 1er juillet, le Conseil de prud’hommes de Tours condamne la Nouvelle République du Centre-Ouest à verser 10 000 euros de dommage-intérêts pour harcèlement moral et sexuel à Mme G., prononce la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts exclusifs de l’employeur et fixe l’indemnisation du préjudice lié à la rupture du contrat de travail à une somme équivalente à 16 mois de salaires.
Le Conseil condamne également l’employeur à verser 2 500 € de dommages-intérêts à l’AVFT en réparation du préjudice moral de l’association [1].
Dans les procédures dans lesquelles l’AVFT intervient, c’est la première fois qu’un conseil de prud’hommes condamne une entreprise attaquée par une salariée qui n’a pas été personnellement visée par le harcèlement sexuel, mais qui en a été exposée à des propos et comportements non désirés à caractère sexuel dans le cadre de son travail.
Il fait ainsi une application à bon escient de l’article L1153 alinéa 1 du Code du travail qui définit le harcèlement sexuel comme « des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à [la dignité de la salariée] en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à [l’encontre de la salariée] une situation intimidante, hostile ou offensante ».
Il écarte l’argument récurent des harceleurs et des employeurs qui tentent de s’exonérer de leur responsabilité au motif que le harcèlement ne visait aucune femme en particulier.
Mais c’est justement par ce qu’il les vise toutes que la sanction du harcèlement sexuel dit « environnemental » est essentielle.
Bien qu’il soit systémique et destiné à la collectivité des femmes, la lutte contre cette forme de harcèlement sexuel est trop souvent solitaire, les salariées étant généralement obligées de mettre en place des stratégies individuelles de résistance, raison pour laquelle les représailles se concentrent sur elles.
Mme G. avait 25 ans d’ancienneté. Avoir osé s’opposer à l’une des expressions de la misogynie au nom des intérêts de toutes [2] lui a coûté son poste. Elle est désormais contrainte, à 47 ans, d’envisager une reconversion professionnelle.
Les médias : un secteur qui n’est pas épargné par les violences sexistes et sexuelles au travail
Le 4 mai 2015, un collectif de femmes journalistes politiques a publié une tribune pour dénoncer le sexisme et le harcèlement sexuel qu’elles subissent des hommes politiques dans l’exercice de leurs fonctions.
Elles écrivaient : « Nous avons aussi conscience que nous faisons notre travail dans des conditions extrêmement privilégiées par rapport à la majorité des Françaises qui peuvent perdre leur emploi ou leur santé parce qu’elles sont harcelées ».
Mais les femmes journalistes sont aussi exposées au harcèlement sexuel au sein de leurs rédactions et paient un lourd tribut quand elles le dénoncent.
Comme toutes les salariées, elles sont peu nombreuses à pouvoir le faire, mais nous recevons fréquemment leurs témoignages.
Cette décision est encore susceptible d’être frappée d’appel.
Mise à jour du 10/07 : d’après le site Arrêt sur images, la NR a fait appel de la décision et "[attend] la fin de la procédure pour s’exprimer et en informer ses lecteurs".
Illustration CC BY-NC-SA 2.0 par dadavidov