La loi Macron veut créer des « zones touristiques internationales », notamment à Paris, avec possibilité pour les commerces d’ouvrir les dimanches et jusqu’à minuit. Comment tu analyses ce texte ?
En ce qui concerne le travail de nuit, ce texte est la reprise d’une revendication patronale qui s’est développée suite aux luttes que nous avons menées. Le CLIC-P a fait condamner de nombreuses enseignes qui ne respectaient pas la législation sur les horaires de travail : Galeries Lafayette, le BHV, Uniqlo, Apple, etc. Mais notre lutte contre Sephora a marqué un tournant. On a vu se développer, du côté patronal, la revendication de nouvelles dispositions concernant le « travail en soirée ». Le « travail en soirée » est une expression du patronat qui vise à désigner le travail entre 21 heures et minuit, et qui a été reprise telle quelle dans la loi Macron. Cette notion vient empiéter sur le travail de nuit, qui recouvre normalement le travail effectué entre 21 heures et 6 heures.
Au moment de l’affaire Sephora, le CLIC-P a été violemment attaqué. On a vu les journaux changer de discours à notre sujet, et nous décrire comme de méchants syndicats qui empêchaient des salariés volontaires de travailler. Le groupe LVMH, qui est propriétaire de Sephora, a mobilisé toute sa puissance de frappe contre nous, en publiant dans les journaux des pages entières de publicité prenant la forme de pétitions de salariés complètement bidons.
La mise en place du « travail en soirée » dans les zones touristiques internationales nous semble particulièrement injuste. Jusque-là, le travail de nuit était interdit dans le commerce. Pourquoi serait-il soudain autorisé dans certaines zones ? Soit le travail de nuit est dangereux pour la santé – ce que révèlent toutes les études sur le sujet –, soit il ne l’est pas, mais on ne peut pas prétendre que les effets nocifs du travail de nuit seraient tolérables dans certaines zones.
Le travail de nuit entraînerait aussi pour les salarié-es de nombreuses contraintes, par exemple en matière de transport ou de garde d’enfants.
La loi peut encore évoluer, puisqu’elle est en cours de discussion au Sénat [1]. Mais pour l’instant il est prévu que les patrons, dans les zones touristiques internationales, veillent à la manière dont les salariés rentreront chez eux après avoir débauché. Or, on imagine mal que le patron nous paye le taxi. Si on ajoute à ça la prise en charge par l’entreprise des gardes d’enfants, on monte rapidement à 120 euros par soirée et par salarié. Dans ces conditions, l’ouverture des commerces en soirée n’aurait donc pas un grand intérêt d’un point de vue économique, et apparaît comme une mesure purement idéologique.
Une délégation du CLIC-P a été reçue au Sénat suite à l’organisation d’un rassemblement le 19 mars, et on a appris que les sénateurs avaient déposé des amendements qui empirent le texte. Par exemple, la loi Macron prévoit qu’un accord d’entreprise soit conclu pour permettre le travail de nuit et le dimanche : pas d’accord, pas d’ouverture. Mais les sénateurs veulent faire sauter cette disposition pour répondre aux besoins du patronat. Car ce sont les grands magasins parisiens du boulevard Haussmann qui veulent étendre leurs horaires et leurs jours d’ouverture. Or, dans ces magasins, les syndicats sont majoritairement hostiles au travail de nuit et du dimanche. Même au niveau national, sur la branche « grands magasins », la CGT et FO sont hostiles à la déréglementation du temps de travail, et représentent plus de 50 % des salariés. Dans l’état actuel du rapport de force, il n’y aurait donc pas d’accords ni dans les entreprises, ni au niveau de la branche. Les patrons l’ont bien compris, et ont protesté dès le lendemain de l’adoption de la loi Macron par l’Assemblée Nationale.
Dans la loi Macron, plusieurs mesures touchent plus particulièrement les femmes :-* 70 à 80% des salarié-e-s du commerce sont des femmes, elles seront les premières concernées par le travail de nuit et dominical, qui nuit à toutes les sphères de la vie privée.-* Travailler le dimanche et/ou de nuit implique une vie à contretemps et oblige à trouver des moyens de garde pour les parents isolés : des mères dans 9 cas sur 10.-* 83% des postes à temps partiels sont occupés par des femmes.
Le CLIC-P lutte depuis 2010 contre le travail de nuit et le dimanche dans le commerce. Comment s’est construite cette lutte collective ?
En 2010, le collectif réunissait les organisations parisiennes de la CGT, la CFTC, SUD, FO et la CFE-CGC. Au fur et à mesure, la composition du collectif a évolué. Aujourd’hui, il reste la CGT, la CFDT, SUD et l’UNSA, puisque le syndicat affilié à la CFTC a été viré par sa confédération et à rejoint l’UNSA. Nos revendications ne portent pas uniquement sur la déréglementation des horaires : la première assemblée générale avait voté la revendication d’une augmentation générale des salaires de 200 euros, ainsi que l’application de la loi permettant aux salarié-es à temps partiels qui le souhaitent de travailler à temps complet. Nos professions comptent beaucoup de temps partiels imposés, ce qui maintient les salarié-es dans un état de précarité important, et facilite la possibilité pour les patrons de les faire travailler le soir ou le dimanche.
Le collectif s’est créé en réaction à la loi Maillé, entrée en vigueur en 2009, qui visait déjà à étendre l’ouverture des commerces le dimanche. Elle permettait aux commerces alimentaires de faire travailler les salarié-es non pas jusqu’à midi mais jusqu’à 13 heures. Or, dès que cette loi est entrée en vigueur, les supérettes se sont mises à ouvrir jusqu’à minuit le dimanche ! L’idée des patrons était de créer un fait accompli.
Puisque toutes les organisations syndicales étaient opposées au travail de nuit et du dimanche, nous nous sommes regroupées pour peser davantage. On a donc systématiquement trainé en justice les supérettes et les grandes enseignes qui ne respectaient pas la loi, et nous avons aidé l’inspection du travail en nous portant partie intervenante lorsque des procès-verbaux étaient dressés. On a aussi mené des actions de sensibilisation auprès des salarié-es, on a organisé des assemblées générales et des manifestations de rue. On n’est pas restés sur le terrain juridique, on a aussi développé des pratiques militantes.
C’est comme ça, petit à petit, qu’on a réussi à construire la mobilisation. Parce que lors de notre première manifestation devant un Monoprix du 7ème arrondissement, il y avait beaucoup plus de CRS que de manifestant-es. Mais quand on a manifesté contre la loi Macron au mois de novembre 2014, on était 2 000 en grève et dans la rue. Ces mobilisations ont permis de combattre l’idée selon laquelle les salarié-es étaient favorables au travail le dimanche. Pendant toute une période, les patrons ont mis en avant des salarié-es qui étaient soi-disant volontaires pour travailler le dimanche, histoire de casser la dynamique syndicale. Castorama et Leroy Merlin ont carrément fait appel à une boîte de com’ pour faire passer l’idée que les salarié-es n’étaient pas hostiles au travail du dimanche.
On continue à se mobiliser. On appelle les salarié-es du commerce à faire grève le 9 avril pour manifester leur opposition à la loi Macron, et on a rédigé un tract spécial intitulé « Travailler la nuit ? » qu’on ira distribuer aux salarié-es des futures zones touristiques internationales. Il faut espérer que cette loi connaisse le même sort que le CPE, ou au moins que la mobilisation soit suffisamment forte pour influer sur l’évolution du texte avant son adoption définitive.