Ferme-usine de Monts : « Ils ont besoin de l’agriculture industrielle pour nourrir les pauvres »

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Le 3 mars, près de 300 personnes étaient réunies à Joué-lès-Tours pour parler du projet d’extension de la ferme de Monts qui veut accueillir 2 200 bêtes. A cette occasion, Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, a livré un discours plus global sur le problème de l’industrialisation de l’agriculture. Retranscription.

Je suis porte-parole de la Confédération paysanne, je suis aussi paysan dans le département de la Loire, à côté de Saint-Etienne, sur une ferme familiale (…). On est deux, on a quarante vaches laitières, quinze vaches allaitantes, on a deux salariés ; on travaille à quatre avec cinquante-cinq vaches plus les génisses, et ma foi on en vit pas trop mal. On fait de la transformation. On a fait d’autres choix que celui du volume à tous crins.

Le travail d’identification des problèmes posés par la ferme-usine de Monts est important : il y a des nuisances de voisinage, le vivre-ensemble est nié par ces gens-là qui se développent sans tenir compte des gens qui vivent autour d’eux. Quand on est paysan, on vit au pays, on fait vivre le pays, et c’est aussi respecter ceux qui sont autour de vous, c’est dialoguer avec eux pour essayer de leur faire comprendre pourquoi on fait des choix techniques ou d’agrandissement de notre exploitation agricole.

Un important travail a été fait sur l’enquête publique, et c’est quelque chose qu’on a retrouvé quand on s’est penchés sur l’usine des « mille vaches » dans la Somme : des enquêtes publiques bâclées, des avis non respectés, parce qu’il y a une volonté de laisser la possibilité aux gens de s’agrandir, simplement parce que « Il faut bien qu’on s’adapte... » Vous connaissez la rengaine.

Vingt-neuf projets de fermes-usines

Après la ferme-usine des mille vaches, le groupe « Industrialisation de l’agriculture » de la Confédération paysanne nationale a regardé si c’était un cas isolé ou s’il y avait d’autres cas. On a repéré vingt-neuf fermes-usines, dont celle de Monts. Ces fermes-usines ont fait l’objet d’une carte publiée dans de nombreux médias la veille du lancement du Salon de l’agriculture. On les retrouve un peu partout en France, et elles recoupent l’ensemble des productions, à peu de choses près. Il y a par exemple 120 000 agneaux dans l’Aveyron, 44 hectares de serres de tomates chauffées en Charente, 40 hectares de serres de tomates dans la Manche, 1 000 vaches (500 pour le moment) dans la Somme, 2 200 animaux ici, 1 000 taurillons à La Courtine dans la Creuse, 2 000 taurillons à côté de Troyes, 23 000 porcelets dans les Côtes-d’Armor, 25 000 porcelets en Vendée...

Au début, on a pensé qu’on s’était trompés, que ce n’était pas possible, 23 000 porcelets. Alors on s’est dit qu’il y avait peut-être de l’emploi. Mais pour 1 000 truies et 23 000 porcelets, il y a 3 salariés. Et quand on interroge les dirigeants politiques, on nous dit « C’est des cas isolés ». Alors qu’est-ce qu’on fait pour que ces projets ne voient pas le jour ? Là on nous dit « Oui mais il faut quand même que l’agriculture évolue ». C’est quoi l’évolution ? Est-ce que l’évolution c’est faire diminuer le nombre de paysans et d’avoir des usines à la place des fermes ? Où est-ce que l’évolution c’est d’avoir des paysans un peu plus libérés de leur charge de travail, de leur charge d’emprunt, et qui réinventent leur lien avec la nature ?

Il y a beaucoup de paysans qui se sont coincés eux-mêmes, ou qu’on a coincés dans des systèmes. En sortant de leur formation, ils se sont dits : « Ma passion c’est d’être agriculteur, je vais investir, je vais moderniser l’outil que je reprends, parce que j’ai pas envie de travailler dans des conditions difficiles. » C’est tout à fait logique et tout à fait normal que de moderniser et que d’aspirer à avoir des conditions de travail et de vie qui soient les mêmes grosso modo que celles des gens qui sont de notre génération et qui sont sortis de l’école à peu près en même temps que nous. C’est tout à fait légitime.

Nourrir la planète, nourrir les pauvres

Après on est entrés dans une espèce de déviance, où on a voulu nous vendre le miroir aux alouettes. « En fait, il va falloir produire, parce qu’il faut nourrir la planète ». Là je sors du Salon de l’agriculture, et le « nourrir la planète », j’en ai la nausée. La planète est assez grande pour se nourrir elle-même, si on arrête nos politiques qui bousillent l’emploi et les paysanneries des pays en développement.

Nourrir la planète, à quel prix ? Nous on a envie de poser le problème à l’envers. C’est quoi le problème ? C’est la production agricole, c’est l’agriculture, ou c’est l’alimentation ? Il nous semble que la seule politique qui doit être menée de manière assidue et volontariste, c’est la politique de l’alimentation. La France est quand même la sixième puissance mondiale. C’est pas rien, mais dans la sixième puissance mondiale, il y a des gens qui ne mangent pas à leur faim. Il y a des gens qui mangent parce qu’il y a des associations caritatives qui les accompagnent dans leur recherche d’alimentation. Il y a des gens qui se privent de nourriture. Il y a des gens qui mangent mal, parce qu’ils n’ont pas les moyens de se nourrir correctement. Et tout ça dans la sixième puissance mondiale. Mais on est devenus complètement dingues ! On est dans une société qui produit de plus en plus de richesses, mais qui les répartit dans un angle de plus en plus petit. (…)

Pour la première fois en France, on va faire de l’alimentation non pas chez les paysans, mais chez les industriels, dans des usines. Ça c’est vraiment un changement de société énorme. Et la responsabilité qui incombe à ce gouvernement qui laisse faire ça est énorme. On a décidé – puisqu’on n’a pas voulu l’arrêter – que l’alimentation serait désormais produite dans des usines. Et Stéphane Le Foll, le ministre de l’Agriculture, à la veille du Salon, nous a dit (alors qu’il disait depuis des mois « Les fermes-usines c’est pas mon modèle ») :

« De toute façon, on a besoin de l’agriculture industrielle pour nourrir les pauvres. »

Il y a là quelque chose qui me choque énormément. J’ai été élu sur ma commune pendant dix ans, donc il me semble que je crois encore aux valeurs de la République. Il me semble que c’est quelque chose de fondamental, le rôle de l’État, l’intervention de l’État, le fait qu’il y ait un État fort... Qu’un ministre de la République acte le fait qu’il y ait des pauvres et n’essaye pas de se dire : « Comment on va faire pour qu’ils le soient moins ? » mais « Comment on va faire pour qu’ils mangent ? », donc en gros « Comment on va faire pour qu’ils ne nous emmerdent pas »... Donc on va les nourrir avec le truc le moins cher possible. Et le truc le moins cher possible, pour tous ces gens qui mangent dans les cantines bio des ministères, c’est l’agriculture industrielle.

On arrive à une agriculture de type industrielle, une grosse agriculture, qui a une capacité à capter les primes absolument phénoménale, des montants de primes énormes ; une agriculture qui est plutôt une agriculture de riches, puisqu’elle capte beaucoup de primes. Cette agriculture de riches, elle va donc produire une alimentation pour les pauvres. Et la petite agriculture, qui capte peu de primes, qu’on peut considérer comme une agriculture de pauvres, elle va nourrir les riches. C’est complètement débile. (…)

La disparition des paysans

Chaque fois que l’on va concentrer la production laitière dans les mains de quelques-uns, comme c’est le cas à Monts, on va faire disparaître des paysans ailleurs. Et on va les faire disparaître où ? Sur le territoire français, dans des zones où les coûts de production sont plus élevés, donc des zones plus reculées. On pense au Massif central, ou à ma région, la région Rhône-Alpes, où il y a de plus en plus de producteurs de lait qui disparaissent. On pense aussi à certaines régions céréalières où le prix des céréales est tellement incitatif qu’il vaut mieux faire des céréales et capter des primes plutôt que de faire de la production laitière.

Il y a donc un problème de répartition des paysans sur le territoire, et on sait que les paysans sont un marqueur fort de la vie rurale. La Confédération paysanne a un slogan qui est « Trois petites fermes valent mieux qu’une grande ». Oui, en termes d’emploi, de vie sociale. S’il y a trois fermes dans une commune, et que chaque couple d’agriculteurs a trois enfants, ça fait neuf enfants à l’école du village. Ça peut créer une certaine dynamique. Une seule ferme... il y a moins de gens qui ont neuf enfants aujourd’hui. Donc on peut aussi considérer qu’il y a un impact sur les services publics. C’est un tout en fait : la question alimentaire, la question de l’aménagement du territoire, et la question de la production.

Parce que nous, paysans, nous sommes quand même producteurs. Et je pense que quand on produit on a un devoir, vu qu’on touche de l’argent public, qu’on est subventionnés pour produire, pour aménager le territoire. On a un devoir de retour, et ce devoir de retour, c’est produire une alimentation de qualité. Alors on va nous rétorquer : « Mais bien évidemment, les analyses sont bonnes, le lait est d’une qualité sanitaire irréprochable. » Mais on est pas sur le sanitaire. La renommée de la France au niveau mondial, à l’export, c’est pas le lait aseptisé, ce sont les formages au lait cru, le roquefort, tous ces produits typiques de nos territoires et de nos terroirs.

On nous disait, au Salon de l’agriculture : « De toute façon, la Chine est en plein développement, ils vont acheter du lait à ne plus en finir, donc il faut produire du lait pour le marché chinois. Parce que si on le produit pas, d’autres le produiront. Et on peut y aller, parce qu’on a une bonne image de marque à l’export. » J’ai débattu avec le président de la Fédération nationale des coopérations laitières : la bonne image de marque à l’export, c’est pas le lait en poudre, c’est plutôt les AOC, le roquefort. Donc ils veulent se servir d’une agriculture de qualité pour aller vendre des produits industriels. Là on tombe dans un truc absurde, qui n’a pas de fin. (…)

« Si l’économie prime, il va falloir changer le système ! »

On a revendiqué, dans la loi d’avenir agricole, un cadrage des fermes-usines et de l’acquisition foncière. On a revendiqué des choses qui fassent qu’on puisse empêcher ces fermes-usines. Stéphane Le Foll, sur la ferme de la Somme, nous disait « Moi c’est pas mon modèle, mais j’y peux rien ». Merde, quand un ministre de la République dit « j’y peux rien », il y a quand même un problème de démocratie et d’organisation de la société ! Quand on nous dit au plus haut sommet de l’Etat : « Nous on y peut rien, c’est l’économie qui prime » – c’est ce que Jospin avait dit, avec le bonheur qu’on connait, en 1997 et en 2002... Si l’économie prime, il va falloir changer le système ! Et changer le système, c’est aussi changer les modes de consommation et de production.

Notre carte des fermes-usines a fait le tour de France. Elle a bousillé le Salon de l’agriculture de Stéphane Le Foll... Il en était excédé, de cette carte de l’industrialisation de l’agriculture. Xavier Beulin, le président de la FNSEA, a fini au bout de trois jours par ne plus me saluer quand il me croisait dans les allées du salon. Ils sont excédés par cette carte, mais cette carte, c’est eux qui l’ont mise en place, et c’est à eux de l’assumer. Et si l’industrialisation de l’agriculture pose problème aux gens qui nous gouvernent – ou qui essayent de nous dominer – il faut que ces gens-là fassent comme nous, comme vous : qu’ils se réunissent, et fassent du ménage dans la famille. Parce qu’il y a des producteurs de lait, aujourd’hui, qui font honte à la production laitière. On a honte d’avoir dans notre profession des gens qui mettent mille vaches dans un élevage pour produire du lait – de qualité sanitaire, certes, mais sans aucune typicité. C’est pas ça, l’agriculture française.

Je trouve extrêmement rassurant qu’il y ait autant de monde dans une salle pour dire « On va arrêter le truc. Il est évident que ces projets démentiels nous mènent à notre perte collective, et on va les arrêter. » Il y a plein de projets sur lesquels on est en train de vraiment mettre des freins. La ferme des Mille vaches ne compte encore que 500 vaches. Alors peut-être qu’on ira en prison [1]. Le tout c’est de se dire : « On se met dans une dynamique, on pose des actes ». Le premier acte, c’est d’étudier les dossiers d’enquête publique, se réunir, essayer de monter un collectif. C’est ensuite se réunir dans une salle et montrer qu’on est nombreux.

La carte de l’industrialisation de l’agriculture montre que, contrairement à ce qu’on a voulu nous vendre, la ferme-usine des Mille vaches n’était pas un cas isolé. Il y a des volontés politiques de laisser faire. Et il y a des volontés citoyennes de ne pas laisser faire. Et je pense que d’ici la fin de la soirée, on aura une idée de qui va gagner.

Suite à l’intervention de Laurent Pinatel, le film suivant a été projeté, réalisé par Mathieu Eisinger et produit par la Confédération paysanne.


Sur la route from Eisinger Mathieu on Vimeo.

Notes

[1Laurent Pinatel et huit autres militants de la Confédération paysannes ont été condamnés à des amendes et des peines de prison avec sursis pour des actions contre le projet.