Deux ans après le drame du Rana Plaza [1], au Bangladesh, une première loi sur le devoir de vigilance des multinationales, votée en première lecture à l’assemblée nationale, est saluée comme une avancée historique par le CCFD, Amnesty International, les Amis de la Terre et la CGT. Certes, ces organisations dénoncent depuis longtemps l’exploitation des plus pauvres, l’exposition de ceux-ci aux dangers les plus graves, avec la mort, trop souvent, comme tribu payé à la rentabilité.
La promulgation d’une loi, même modeste, est une base pour construire, pour protéger l’Humain. La France est d’ailleurs le seul pays à mettre en place un tel dispositif. Mais est ce vraiment à la hauteur du carnage ?
Plus jamais ça ! Parole de capitaliste
L’explosion de la mine de Courrières fit 1 099 morts en 1906 ; Clémenceau envoya la troupe, sabre au clair, car les ouvriers se plaignaient.
L’explosion de l’usine Union Carbide de Bhopal fit 3 828 morts officiels en 1984, puis le bilan fut ré-évalué à 7 575 morts, et estimé enfin à 25 000. Cela donna lieu à une indemnisation à hauteur de 25 000 roupies (400 €) par victime. Le Capital sait prendre ses responsabilités.
Le PDG de l’époque, Warren Anderson fut accusé de « mort par négligence ». Il ne se présenta pas au tribunal américain qui l’avait convoqué. Décédé le 29 septembre 2014, il n’a jamais été jugé par la justice indienne. Pas que ça à faire, sans doute.
Son successeur, Robert Kennedy déclara au sommet de Davos en 1991 :
« Se préoccuper de notre planète est devenu un enjeu essentiel pour les entreprises — fondamental pour notre responsabilité de dirigeants »
Ah, l’humour !
Après Seveso, Amoco Caddiz, Tchernobil, Exxon Valdez, Fukushima, AZF à Toulouse et d’autres cataclysmes, les industriels ont fait de fracassantes déclarations, plus jamais ça ! La der des ders quoi !
Bref, après des centaines d’accidents et catastrophes industrielles depuis le XIXe siècle, des milliers de morts, des dégâts irréversibles pour notre écosystème, arriva l’effondrement d’un immeuble de huit étages, Rana Plaza, où travaillaient 5 000 personnes. Et bingo, plus jamais ça, ont dit les propriétaires des tee-shirts retrouvés entre les cadavres.
N’empêche que plus d’un an après, vingt-neuf entreprises dont Auchan et Carrefour n’avaient toujours pas participé au frais de premiers secours et médicaux s’élevant à 40 millions de dollars. Benetton, en février 2015, n’avait toujours pas versé un sou de sa quote-part de 5 millions d’euros, alors que ce groupe a engrangé 139 millions d’euros de bénéfices en 2011. Benetton n’a consenti à communiquer, qu’au bout de deux ans, sous la pression médiatique de l’association « Éthique sur l’étiquette » qui a présenté une pétition d’un million de personnes.
Après le fracas de Rana Plaza, un lobbying feutré, entre gens du monde, est de circonstance
L’État français a décidé de légiférer, sous la pression des ONG, notamment. Mais c’est sans compter le lobbying très actif du MEDEF. Une première mouture de la loi voit le jour début 2015. L’AFEP, (Association Française des Entreprises Privées) coutumière du fait, met la pression sur les parlementaires, occupant les couloirs des ministères concernés.
Les recommandations formulées par l’AFEP appellent une autre rédaction : « La sanction telle qu’envisagée, conduirait immanquablement à la judiciarisation des relations entre parties prenantes, sans répondre aux objectifs poursuivis. (…) Nous sommes défavorables à l’introduction d’une présomption de responsabilité quasi irréfragable de la société mère ou donneuse d’ordre », écrit alors Stéphanie Robert, directrice générale de l’AFEP.
Le président de l’AFEP, Pierre Pringuet, PDG de Pernod Ricard, va mettre les points sur les « i ». Il menace Macron de délocaliser, si la loi voit le jour rédigée comme telle. Un extrait de son courrier du 4 février :
« L’adoption de ce texte pousserait à localiser les centres de décisions hors de France en raison des risques encourus », écrit-il, avant de finir par une mention manuscrite : « Ce texte est juste déraisonnable. » [2]
Le 9 février, Pierre Pringuet est reçu par François Hollande, le 11 février un second texte « édulcoré » est proposé par le PS. Le projet de loi a donc été réécrit. Quand les renards édictent le règlement de la sécurité du poulailler, c’est plus clair :
- seules les entreprises de + de 5 000 salariés sont concernées (3 %) ;
- la charge de la preuve reposera sur les victimes ;
- pas de présomption de responsabilité morale de l’entreprise (au civil et / ou pénal) ;
- plus de peine de prison encourue, mais une amende.
Le MEDEF hurle encore un peu contre la liberté d’entreprendre mais l’essentiel est sauf. Une prochaine catastrophe industrielle pourra faire l’objet d’un point comptable. Il faudra sans doute augmenter le prix des tee-shirts …. Les futures victimes devront saisir un avocat, prouver qu’elles sont bien victimes et non pas maladroites, pour attaquer Benetton ou Carrefour. Facile avec un salaire de 38€.
L’exploitation capitaliste n’est pas remise en cause
Depuis des lustres, le syndicalisme international s’efforce de lutter contre les multinationales et les gouvernements. Le Bureau international du Travail (BIT) édite des rapports précis. Ainsi, pour 2010 :
- 2,2 millions de personnes meurent au travail chaque année dans le monde ;
- 168 millions d’enfants travaillent, dont 85 millions dangereusement exposés ;
- 21 millions de personnes sont victimes du travail forcé.
Benetton, une des sociétés responsables dans l’écroulement de Rana Plaza, a un chiffre d’affaires en 2011 de 2 milliards de dollars, avec un bénéfice de 139 millions d’euros. Cette marque est présente dans 120 pays. Le textile mondial présente un chiffre d’affaires de 294 milliards de dollars, en progression de 17 % (PIB du Bangladesh : 115 milliards de dollars).
La machine à fabriquer du dividende ne peut fonctionner que si les pauvres restent à leur place au Sud et bossent pour moins de 50 euros par mois. Pour un tee-shirt vendu 29 euros en boutique, une marge de 59 % va au magasin, soit 17 euros ; celle ou celui qui a fabriqué le tee shirt aura gagné 0,18 euros. Il n’y a pas d’erreur, ça fonctionne comme cela, sinon le cash n’est pas au rendez vous.
Autre fléau ?
55 000 personnes sont mortes de l’amiante en France entre 1965 et 1995, soit 1 830 par an. 50 à 100 000 décéderont d’ici 2050. Or, le risque de l’amiante est essentiellement un risque professionnel. Selon l’Organisation Internationale du Travail (O.I.T.), 100 000 personnes dans le monde décèdent chaque année d’avoir été exposées à l’amiante. Les responsables n’ont jamais été convoqués au pénal.
Qui paie ? L’État, la Sécu, travailleurs de tous les pays secouez vos poches ! Le Capital va bien, merci. Valeo, propriétaire de Ferodo, qui utilisa l’amiante à plein poumons, a une action à 145 euros qui progresse bien, et le chiffre d’affaires de Ferodo est de 6,9 milliards de dollars.
Les catastrophes n’ont pas le même poids politique, ni la même conséquence législative
Faisons dans le blasphème. La tragédie du World Trade Center, le 11 septembre 2001, fit 2 296 morts. Très rapidement, Georges Bush fit publier un Patriot Act aux conséquences mondiales. Pas une gare en Occident sans ses militaires en armes, pas une école sans barrière, pas un pays sans lois liberticides. Guantanamo, au nom du « plus jamais ça », autorisa entre 2002 et 2008 l’enfermement de plusieurs centaines de personnes sans jugement, provoquant 9 morts sous la torture.
La différence ? Les responsables des attentats du 11 septembre sont des terroristes. Les conseils d’administration des sociétés Auchan, Camaïeu, Benetton, Mango, Carrefour, etc. sont des bienfaiteurs qui œuvrent pour l’emploi.
Le sang sur les tee-shirts, ça se lave à combien ?
Michel ANCE
http://piquetdegreve.blogspot.fr/
Illustrations : série de photos prises à Bhopal, par Ale.