Graffeurs contre graffitis : des « artistes » payés pour recouvrir les messages anti loi Travail du haut de la rue Nationale

Dans la nuit du 15 au 16 juillet, des graffeurs ont été invités et payés pour investir les palissades que les militants contre la loi Travail avaient converties en espace d’expression publique. Cette chronique résume le déroulé de la soirée telle que l’a vécue son auteur.

La nuit où, sous prétexte d’embellissement des rue, on a fait passer des graffeurs, du statut d’artistes urbains à celui de peintres en bâtiment où comment manier le renversement sémantique pour quelques euros…

Je suis assis en terrasse. Je bois ma première pinte. C’est l’heure de l’apéro. On se demande ce qu’on va manger ce soir. "Ah, te voilà ! On te cherchais." Dit une amie essoufflée qui surgit dans la rue sur son vélo en me tendant son téléphone. "Dépêches-toi, j’ai presque plus de batterie". Je prend l’appareil. "Tu vas adorer". Sur la première image, une jeune fille assise sur le trottoir, s’applique à peindre deux personnages sur une palissade. Je reconnais les lieux. C’est la place Anatole France, en haut de la rue Nationale à Tours. Là où les opposants à la loi travail, entre autre, avaient fait des frontières du chantier Hiltons un espace d’expression libre. "Oui, bon… C’est nuit debout qui rempile". Spontanément, je ne vois qu’une belle illustration. "Ils sont 10. Toute la clique Street-Art locale est là". Je me dit que c’est une bonne nouvelle. "Ils sont payés par la mairie pour recouvrir". Je me dit qu’on est dans la merde.

Il est un peu plus de 23h. On mange des pates en ébauchant un contre plan. On à trouvé des bombes de peintures. On aimerais bien rectifier les fresques. Je commence à calculer et à vue de nez, il y en a pour plus de 3000€ de peinture. Ça me révolte tout cet argent dépensé pour cacher la misère alors qu’il aurait pu servir à la soigner. Certains veulent en découdre, d’autres veulent dialoguer ou encore privilégier l’action commando. On est bien loin de la révolution en marche. C’est très bordélique tout ça. C’est joyeux aussi. On parle fort autour de deux bouteilles de bières en attendant minuit. C’est le moment où ils devraient avoir fini. On pourra contempler le carnage. Plus tôt dans la soirée, on a envoyé quelqu’un en éclaireur... Il ne restait presque plus rien des slogans et des blagues qui avaient recouvert les abords du chantier.

"On devrait attendre demain et tout recouvrir de blanc". C’est une idée à la con parmi d’autre qu’on a entendu en fin de soirée dans un bar du Vieux Tours. La nouvelle de l’autodafé s’est répandue en quelques heures. Des étudiants sont allé essayer de discuter avec les graffeurs. Ils veulent savoir si ils réalisent qu’on les paye pour faire taire la contestation. "Et l’autre là… Il avait pas le même discours quand c’était à Vendôme". Il y a quelques semaines, un de ceux qui, ce soir, décore la palissade, était sous le feu des projecteurs. Une de ses créations parasite faisait polémique et avait donné lieu à une plainte de la ville qui le mandatait. "Ils ont tous des casseroles au cul". J’en viens a me demander si en plus de payer leur loyer, cette action salariée n’est pas l’occasion pour certain de faire oublier leurs frasques transgressives. Il est deux heures, les bars ferment. On va aller voir où ils en sont.

Je compte les bombes. Des Molotows, des Montana … Il y a plus cher de peinture que de bière dans la rangée de cadavre qui borde la fresque côté est. Ils n’apprécient pas tous qu’on ait un regard critique sur leur "travail". "Moi je viens parce qu’on m’invite. C’est 600€. C’est mon tarif, je ne me déplace pas pour moins que ça". On est loin du débile primaire de banlieue que certains décrivent comme archétype du Street-Artiste. Ils ne revendiquent rien. Ils sont là pour répondre a une commande. "Moi, ce que je fais ça fait plaisir aux enfants. Ce qu’il y avait avant, je m’en branle". Comme il est légitime et dérisoire à la fois. Il y a des éclats de voix. Ça dégénère a l’autre bout de la place. Quelqu’un a essayé de les filmer ou les photographier pendant qu’ils peignaient. "Tu connais pas la législation ? J’ai un droit à l’image. Tu me filme pas !". Pendant ce temps on essaye désespérément d’écrire une connerie sur un des jolis dessins qui orne l’angle le plus sombre. Ils sont aux aguets, on est grillé. On remballe notre spray qu’ils essayent de nous confisquer.

C’est vraiment une bonne grosse soirée de merde. On à pas fait grand chose mais j’ai appris beaucoup. "Toi tu fais rien pour la société. Tu fais rien pour t’en sortir. T’attend ton RSA. Moi je bosse" Un grand costaud hurle ça sur une amie. Elle se marre. Elle est journaliste. Il l’insulte quand elle lui dit ce qu’elle fait dans la vie. "Achetez toujours vos bombes sur internet. Et gardez-les. Ya les empreintes dessus". Je me suis mis du vert et du doré sur une main pendant notre noyautage foiré. "Fallait me demander, je t’aurais filé des gants" Même entre eux ils sont pas d’accord. Le seul consensus qui existe c’est qu’ils font ça pour gagner leur vie. Il est 3h30 et je suis triste de voir qu’on peut anesthésier l’éthique des gens en leur faisant un chèque. Même si c’est habituel, j’ai du mal à trouver ça normal. Sur le chemin du retour, j’ai capturé un Voltorbe dans Pokémon Go... C’est un point positif ?

Pierre-Henri RAMBOZ

Dessin : Jean Bobol

P.-S.

Je ne donne pas de nom, parce que je ne suis ni pour ni contre personne. En revanche, je constate et déplore des actes, des actions et des prises de positions qui sont néfastes au niveau locale en matière de liberté et de culture en général. Je ne cite donc que des organisations, des groupes ou des institutions. Je rapporte les faits tels qu’ils me sont parvenus. J’assume totalement leur caractère subjectif.