Charlie dans le meilleur des mondes (bis)

A propos d’un monde où se répandent de curieuses conceptions de la liberté d’expression, du rôle de la police et de la laïcité. Où la parole raciste est validée par de supposés intellectuels et par le président. Où on appelle à la dénonciation, à la surveillance, au contrôle...

« Et c’est là qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire.
Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. »

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes


Le 21 janvier, je constatais que nous vivions, plus encore depuis que la machine politique, médiatique et judiciaire s’est emballée après les attentats, dans un monde gagné par une implacable logique autoritaire qui confine chaque jour un peu plus à l’absurde. Un mois après, les évènements continuent de se succéder sans qu’aucun des tenants de ce monde ne semble perturbé par ce qui ressemble de plus en plus à un grand saut vers le totalitarisme.

Dans ce monde, la pudeur la plus élémentaire semble avoir disparu. A Tours, des policiers ont dégainé l’« esprit du 11 janvier » pour faire interdire des rassemblements ou pour pouvoir se rendre un enterrement aux frais du commissariat [1]. A Nantes, la police a mobilisé ce même esprit pour justifier par avance de la répression qu’elle allait déployer le lendemain contre ceux qui contestent sa violence et la légitimité des intérêts capitalistes qu’elle défend [2]. Il faut dire que dans ce même monde, le 11 janvier, des millions de personnes ont applaudi ceux dont la mission première est de protéger les intérêts de l’Etat et la propriété privée quitte à ce qu’il leur faille pour cela ficher, mutiler ou tuer ceux qui défendent une vision émancipatrice du monde.

A l’assemblée nationale, Macron et Valls ont utilisé l’argument « esprit du 11 janvier » pour vendre leur loi scélérate, il nous fallait comprendre que lutter pour les « valeurs » attaqués par les terroristes impliquait de réduire en lambeaux le droit du travail [3]. C’est sans doute ce duo libéral qui résume le mieux ce fameux esprit : en utilisant le 49.3 pour faire passer la loi, ils ont résumé le même message : « vous êtes avec nous ou contre nous et si vous êtes contre on vous écrase ».

Dans ce meilleur des mondes, une jolie musique guerrière et binaire s’installe ainsi partout. La mélodie est là pour signifier à chacun qu’il va bien falloir choisir son camp : ici entre le néolibéralisme et le terrorisme, là entre le gouvernement ukrainien et le gouvernement russe, là encore entre liberté et sécurité.

Dans ce monde, le maire de Champlan, accusé d’avoir refusé d’enterrer un bébé dans le cimetière communal au prétexte qu’il était rom n’aura pas de problèmes judiciaires. Le parquet d’Evry a ainsi classé sans suite l’enquête préliminaire pour discrimination qui avait été ouverte. Le procureur a argué que si les investigations « confirment un comportement parfois inadapté de différentes personnes qui sont intervenues dans la gestion de cette situation », elles « n’ont pas permis d’établir que cette attitude ait trouvé sa source dans une volonté malveillante ou discriminatoire » [4],

Dans le même monde, Roger Cukierman, le président du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) a déclaré dans une allocution radiophonique que « toutes les violences aujourd’hui sont commises par des jeunes musulmans » et que Marine Le Pen est « irréprochable personnellement » [5]. En réponse, le CFCM (Conseil Français du Culte Musulman) a décidé de boycotter l’évènement. C’est l’éternel arriviste et sénateur d’Europe-Ecologie, le bien nommé Jean-Vincent Placé, qui s’est chargé de signifier aux musulmans [6] qu’ils rompaient ainsi un « temps d’unité nationale maximale » et de les inciter à « faire l’effort de l’unité et du rassemblement » [7].

François Hollande, lui, n’a vu aucune raison de ne pas se rendre au dîner du CRIF. Il y a tenu un discours où il a contredit Roger Cukierman. Contredit mais seulement sur un point : selon le président français il n’y a pas d’association systématique entre musulmans et actes antisémites. Sur un point seulement, puisqu’il a lui aussi fait sauter un verrou supplémentaire en matière de nationalisme en validant carrément un des gimmicks favoris de l’extrême droite : l’expression « français de souche ». Ainsi, pour justifier de son désaccord avec le président du CRIF sur la violence des jeunes musulmans, il a cité en exemple les auteurs de la profanation antisémite de Sarre-Union qu’il a qualifié de « Français de souche comme on dit » [8].

Le meilleur des mondes a choisi ses intellectuels parmi lesquels les plus en vue sont Caroline Fourest, Alain Finkielkraut et Eric Zemmour. Leurs réflexions s’appuient sur les mêmes mécanismes : amalgames, néocolonialisme, généralisations, raccourcis, confusions. Leur message est dans la plus pure veine néoconservatrice : la guerre est déclarée entre l’occident, moderne et ouvert, et ses anciennes colonies, frappées d’obscurantisme. Il faut alors les combattre et ceux qui en sont originaires avec.

La pseudo-féministe et pseudo-progressiste Caroline Fourest court les plateaux de radio pour vanter les mérites des démocraties libérales en matière de libertés et dénoncer les odieux « islamo-gauchistes » qui osent employer le terme d’islamophobie. Ce terme n’est selon elle qu’une invention qui servirait à empêcher la critique de l’islam, propos bien utile pour nier les violences dont sont victimes les musulmans en France. Elle défend ce point de vue et a l’oreille attentive de Valls à ce sujet depuis déjà longtemps [9].

Dans ce monde merveilleux, l’infâme bouquin raciste du polémiste d’extrême droite Eric Zemmour se vend comme des petits pains, tout comme celui de Michel Houellebecq, personnage rance qui se rêve en néo-Céline, écrivain maudit du fascisme qui arrive (clochardisation comprise). Quand au pseudo-philosophe ultra-réactionnaire Alain Finkielkraut, il a carrément été auditionné par une commission du Sénat à propos de la manière dont l’école doit inculquer la laïcité et les valeurs de la république [10]. Tous défendent une même vision de la laïcité : celle d’un outil dont le seul objectif est la stigmatisation et l’exclusion des immigrés.

Rien d’étonnant alors que ce monde qui traîne des enfants de moins de 10 ans devant les flics pour les faire répondre d’apologie de terrorisme, s’attaque aussi à un prof de philo qui est poursuivi pour avoir débattu avec ses élèves des attentats sans tomber dans la folie de l’unité nationale [11].

Toujours dans le même monde, le journal Le Figaro qualifie de « peu amène » un tag « Arabes dehors » réalisé en 2009 sur le portail d’une mosquée [12].

Un jour ce monde s’écroulera.

Bernard Marx

Notes

[5Cf : http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/02/24/le-president-du-crif-embarrasse-apres-ses-propos-sur-les-jeunes-musulmans_4581959_3224.html Ce n’est pas une nouveauté, le même Roger Cukierman, déjà président du CRIF, déclarait ainsi au soir du 21 avril 2002 qu’il espérait « que la victoire de Le Pen servirait à réduire l’antisémitisme musulman » (voir ici : http://www.liberation.fr/societe/2002/04/24/roger-cukierman-president-du-crif-critique_401414)

[6Qui son autant représentés par le CFCM que les juifs par le CRIF : c’est-à-dire pas du tout.

[9Valls reprend depuis 2013 trait pour trait les arguments fallacieux de Caroline Fourest sur le sujet : http://rue89.nouvelobs.com/2013/08/04/debat-lislamophobie-manuel-valls-a-choisi-camp-244732 et une des articles de Caroline Fourest : http://www.prochoix.org/frameset/26/islamophobie26.html