Vision d’« artiste » : quand le patron de la Compagnie Off vante les douceurs de l’émirat de Sharjah

La Compagnie Off est allée donner 9 spectacles d’art de rue aux Émirats Arabes Unis. Son patron, Philippe Freslon, a réalisé un reportage photos sur ce voyage. Entre auto-congratulation, naïveté et absence totale de recul, ce reportage en dit long sur la conscience et la fonction des professionnels subventionnés du divertissement.

C’est sur le site du magazine tourangeau 37° que Philippe Freslon revient en photos et commentaires sur les spectacles donnés par la compagnie tourangelle à Sharjah, qui fait partie des Émirats Arabes Unis. Un émirat qui mise énormément sur la culture pour améliorer son image et sa légitimité sur la scène internationale et faire oublier ses quelques errements en terme de respects des droits humains [1].

Sharjah, que le journaliste de 37°, Laurent Geneix, présente comme l’un des plus conservateurs des émirats, applique la Charia. Comme les autres émirats, il est très majoritairement peuplé d’immigrés très pauvres (souvent venus d’Inde ou du Pakistan, ils représentent 87% de la population de Sharjah) qui se partagent les taches nécessaires (sur les chantiers ou comme domestiques) au fonctionnement de l’État pétrolier. Leurs conditions de vie s’apparentent le plus souvent à de la survie [2]. Le reste de la population, les richissimes 13% de « nationaux » qui bénéficient des sacrifices des premiers, vit grand train en profitant de la manne pétrolière.

Qu’il soit décent, éthique ou pas d’aller divertir l’élite émiratie ne semble pas être une question qui se pose pour Philippe Freslon. Il est même persuadé que son spectacle transformera à jamais les comédiens de bonne famille qui y ont participé. Mieux, grâce à la Compagnie Off, demain Sharjah sera meilleur :

« Cette image montre nos garçons de piste, vers la fin du spectacle. C’était un groupe très bigarré, comme la société de Sharjah qui n’a que 13 % d’Émiratis qui sont tous habillés en blanc, qui sont tous riches et ne travaillent évidemment pas. Nos comédiens en herbe étaient de l’université et nous les avons formés en quelques jours. Ils étaient très à l’écoute, très observateurs. Dans quelques décennies, ils gouverneront ce pays, avec peut-être un peu plus de tolérance suite à cette expérience qui a semblé les avoir marqués profondément. »

L’extrait précédent est d’ailleurs le seul de l’article où le patron de la Compagnie Off semble prendre conscience de la situation sociale du pays où il vient se donner en spectacle (même s’il trouve quand même moyen de qualifier de « bigarré » un groupe ultra-uniforme socialement). Le reste de l’article est un récit faussement niais de la ballade des girafes de Philippe Freslon dans les rues de l’émirat.

Une fois, quand même, il s’improvise sociologue dans un commentaire, c’est tellement subtil qu’on croirait presque qu’il a quitté le comptoir depuis cinq minutes :

« Nous sommes allés dans un zoo, pour faire des rencontres avec des animaux et il y avait des groupes scolaires. Ces jeunes filles retirent leur voile un petit peu, se laissent amuser par nos garçons de piste. Cette main sur la bouche est très symbolique du sourire, du plaisir, de l’humour que l’on découvre et que l’on cache aussitôt. »

On passe sur ce bon vieux réflexe néocolonial qui fait écrire à Philippe Freslon qu’il fait « découvrir » le plaisir et l’humour à ces jeunes femmes voilées. « Découvrir », rien que ça ! Une autre fois, il se dit qu’il est quand même trop fort d’arriver à faire vivre des choses à des gens sans qu’il n’y ait besoin d’alcool ou de cigarettes (et il révèle sans en dire plus qu’il a dû adapter son spectacle à... on ne sait quoi) :

« Nous avons dû concéder quelques modifications au fil des prestations, mais nous n’avons rien cédé sur l’essentiel et avec du recul on se dit qu’on a quand même fait passer des choses assez incroyables dans ce contexte très particulier, sans alcool, sans cigarettes, avec très peu de loisirs et d’événements culturels.On a senti chez les habitants ce besoin de se rencontrer dans la rue, de se toucher, cela a été un grand bonheur. »

On parlera de ce besoin de se toucher aux travailleurs du bâtiment qui dorment entassés dans des dortoirs insalubres... Encore plus fort, il présente une photo d’une femme policier avec le commentaire suivant :

« Cette femme est une policière, elle faisait partie de la sécurité lors de nos prestations dans les rues, une sécurité à la fois ferme et douce, très efficace, mais agréable avec les spectateurs. »

Tranquille, Philippe Freslon nous explique que la police d’une dictature est douce et agréable. Ne lui est-il pas venu à l’idée que la police de Sharjah n’agit ainsi qu’avec l’élite dont elle a pour fonction de protéger les intérêts ? Que-ce serait-il passé si un immigré était sorti de sa place attribuée pour lui-aussi ressentir « ce besoin de se rencontrer dans la rue, de se toucher » ? Sait-il quel sort est réservé par cette même police aux immigrés qui peuplent l’émirat ? Y porte-il ne serait ce que le moindre intérêt ? Tenir des propos aussi légers et décontextualisés est tout simplement hallucinant.

Cela fait des années que plus personne à Tours n’accuse la Compagnie Off de faire un usage subversif des larges subventions dont elle bénéficie. Mais, même sans nourrir d’illusions, les propos de son patron dans 37° sont tout simplement stupéfiants. Plus profondément, ils révèlent la vacuité d’une culture égocentrique réduite à des manifestations artistiques festives elles-mêmes vidées de toute conscience politique ou sociale. Une fois de plus, le divertissement fait diversion.

Les Émirats Arabes Unis et autres dictatures peuvent continuer de filer leurs pétrodollars à la Compagnie Off, son innocuité pour leurs régimes est garantie. Cela fait longtemps que les idiots utiles de la culture servent de VRP à la France et à son économie. Visiblement la mécanique fonctionne toujours : à Philippe Freslon, la patrie reconnaissante...

Benoît Moreau

Notes

[1Une politique culturelle avalisée par l’UNESCO qui remet même le Prix Sharjah pour la culture arabe (sponsorisé bien sûr par le richissime émirat).

[2A propos du respect des droits humains et des conditions de vie des travailleurs immigrés aux Emirats Arabes Unis, on peut par exemple renvoyer vers les articles dédiés de l’ONG Human Rights Watch.