Sommes-nous une communauté politique ou une bande de potes ?

Dans un contexte politique, économique et technologique agité qui est le nôtre, les libertaires peinent globalement à faire entendre leurs analyses et à prendre prise sur la situation. Je pense qu’il faut que nous confrontions nos différents points de vues pour mettre à jours nos accords et nos désaccords, pour élaborer ensemble des stratégies de luttes. Pas la peine de faire croire qu’on est tous et toutes d’accord si ce n’est pas le cas. Mais les débats sont forcément compliqués, et parfois déplaisants ou blessants. Ce texte propose une analyse de cas et réfléchit à notre capacité à discuter pour avancer.

Les libertaires méritent mieux

Nous sommes anarchistes, libertaires ou radicaux/ales, appelez ça comme vous voulez. Nous sommes critiques de l’économie capitaliste, du pouvoir étatique, des logiques qui dépossèdent l’individu du pouvoir sur sa propre vie. Nous sommes impliqué-e-s dans des luttes sociales (squats, urbanisme, féminisme, scientisme, réappropriations, médias, travail, j’en passe et des plus marrantes...). Nous sommes attentif/ves aux relations qui s’établissent entre nous et nous pensons que globalement les moyens employés doivent être en adéquation avec les fins.

Nous sommes tous cela, et globalement, nous sommes une communauté politique, aux contours flous, qui dispose de ses lieux, de ses médias, de ses potagers, de ses plans récupes, de ses groupes de soutien, de ses imprimeries, de ses assoces, de ses multiples réseaux internes, de ses lignes de fractures. De ses normes, aussi.

Et tout ceci se passe de façon informelle, parce que nous sommes bien souvent critiques sur les organisations politiques traditionnelles. Partis et syndicats, bien sûr, mais même l’anarchisme « traditionnel » paraît à nombre d’entre nous un peu rétro et trop barbu. Alors nous nous organisons sans organisations. Enfin on essaye.

Quand on n’a pas d’organisations, d’institutions, alors les rapports de pouvoir sont plus diffus, et bien souvent invisibilisés. Impossible de savoir qui dirige le « Parti », puisqu’il n’y a pas de Parti. Juste un réseau, que dis-je : des réseaux, des liens entre individus.

Et ça me pose la question de savoir quand, comment et où on peut débattre de nos orientations politiques. De nos analyses politiques divergentes. Savoir quand, comment et où on peut discuter des lignes de fractures qui nous traversent.

Pourtant, la situation politique actuelle le mérite, un tel débat. Ou plusieurs débats, plutôt. Je ne vous fait pas un topo géo-stratégique, ce n’est pas l’objet de cet article, mais que ce soit (en vrac) avec les suites de la crise financière et les restructurations du Capital, la crise environnementale de plus en plus visible, la fuite en avant technologique, les révolutions arabes, l’émergence de mouvements réactionnaires new-style type Manif pour Tous et d’une extrême-droite décomplexée (version Soral ou version Zemmour)... Bref, on a du pain sur la planche et il est important de discuter entre nous, de confronter les différents types d’analyses, de les faire jouer entre elles, en un mot : de débattre. Pour comprendre la situation et se donner une emprise dessus. Parce qu’à mon sens, pour l’instant, l’emprise des libertaires sur la réalité politique et sociale française est proche de zéro – et on mérite mieux. Je pense même que notre faible emprise sur la situation est due à notre mauvaise compréhension de ce qui se joue et de comment intervenir.

Un débat ? Des débats ? Pour tenir un débat, il faut des lieux, des participant-e-s, et des arguments.

Exemple d’un débat saboté : la PMA

L’exemple récent sur la possibilité d’avoir un débat à gauche / chez les libertaires sur la PMA (procréation médicalement assistée) est de mauvais augure pour moi. C’est comme si certains sujets, clairement des sujets de gauche (au sens large) – marchandisation, eugénisme –, volés par une droite extrême et une extrême-droite intelligentes devenaient alors tabous. Défendu d’en parler sous peine de subir l’opprobre des censeurs autodésignés.

Je vous le fait rapidement.

Alexis Escudero a publié le livre « La reproduction artificielle de l’humain ». En ligne gratuitement sur http://piecesetmaindoeuvre.com, et en librairie aux éditions Le monde à l’envers. C’est une critique de la PMA sous l’angle de la marchandisation de l’humain et de l’eugénisme. Une critique de gauche, qui n’épargne pas au passage certaines fractions de la gauche qui se font les défenseurs de cette technologie. Escudero et Pieces et Main d’Oeuvre ont ensuite publié un tract « Contre la Manif pour Tous, contre le Collectif pour le respect de la personne – contre la reproduction artificielle de l’humain ». Escudero va enfin faire fin octobre le tour de France pour présenter le livre, critiquer la PMA et débattre des questions soulevées.

Mes réflexions proviennent de la réception de ces différents textes (chapitres du livre, puis tract, puis annonces de débats) sur Rebellyon, sur Paris Luttes Info et sur Indymédia Lille. Pas tant des commentaires suscités, que de la politique de modération de ces articles.

Les deux premiers sites sont des sites collaboratifs d’information (où l’équipe n’hésite pas à retravailler les textes proposés avant publication), le troisième est un site de publication ouverte à condition de respecter les principes de la charte. Une petite précision : ces trois sites, comme bien d’autres, sont des outils précieux pour le mouvement, pour les luttes, et ils ne fonctionnent pas tous seuls. Ils fonctionnent parce que derrière des claviers il y a des équipes qui font la techniques, refont les architectures des sites, modèrent les articles et les commentaires, et réfléchissent à ce que veut dire « animer des médias libres » aujourd’hui. Cette petite précision apportée, je remercie (sincèrement) toutes ces personnes du temps qu’elles consacrent à cette noble activité et j’indique que cet article se veut une contribution à la réflexion.

Pour tous les articles que je viens de citer, sur les trois sites que je viens de citer, les lecteurs et les lectrices de ces trois site auront du mal, voire seront empêchés d’avoir accès à l’information. De savoir qu’il y a un débat sur le thème de la PMA. Ou d’avoir accès aux arguments d’une des parties. Ou de comprendre les choix de modération de l’équipe. Je prends ces trois sites en exemple, mais au vu des réactions sur d’autres sites ou lieux physiques, les réactions me paraissent caractéristiques d’une partie du « milieu » militant – partie que j’espère peu nombreuse.

En pratique : en mai, les chapitres du livres d’Escudero ont tous été proposés à publication sur les Indymédias français, et sur ces deux sites collaboratifs. Ils ont été refusés par Paris Luttes Info et Rebellyon. Pour quel motif ? Ah, oui, au fait pour quel motif ? Dur à savoir. Car à la différence des Indymédias, où les articles refusés restent visibles, mais dans la catégorie « refusé » et avec le motif de refus, sur les sites collaboratifs lorsque un article est refusé, il n’apparaît jamais, tout simplement. Mais quant au motif, on peut supposé que vu le climat récent posé par la Manif pour Tous, les modés se sont sentis mal à l’aise de mettre en avant une critique de la PMA. Je pense que c’est une erreur politique, une mauvaise appréciation de la situation, mais bon, ça relève des « choix éditoriaux » de ces sites, pourrait-on dire.

Les choses se corsent en octobre. Escudero et PMO co-signent un texte qui brocarde la Manif pour Tous. Cet article est pareillement proposé à publication. Il passe sur Rebellyon... puis il disparaît, quelque jours plus tard. Il disparaît. Sans motif. Gérard Majax. Sans indication même qu’il a un jour été publié. Sans que soit prévenue la personne qui l’a posté. Classe... Pourquoi a-t-il été suicidé ? On peut supposer que la rafale de commentaires outrés, accusant Escudero d’homophobie et de lesbophobie (je cite de tête, excusez-moi, l’article et ses commentaires ne sont plus disponibles) ont troublé les modés. Accusations nullement étayées à mon sens : il ne suffit d’affirmer de façon peremptoire qu’Alexis Escudero tient des propos lesbophobes pour qu’il les tiennent. Or, ce n’est pas le cas. Ce n’est pas le cas dans l’article suicidé (qui est, je le rappelle, une prise de position contre la Manif pour Tous), ni dans le livre, ni dans les autres positions d’Escudero (ni de PMO d’ailleurs). Je vous renvoie par exemple à cette émission radio pour décider si Escudero est homophobe. Je suis triste qu’il suffise que six ou sept personnes s’affirment « choquées », « heurtées », « blessées » par les opinions développées dans un article pour que celui-ci parte en autodafé.

Comment un débat est-il possible si les libertaires qui amènent le débat se font sortir du débat sous le prétexte qu’ils ne sont pas libertaires ? J’en perds mon latin. Comment un débat est-il possible si on l’arrête dès que quelqu’un-e entend quelque chose qu’il n’avait pas prévu d’entendre ? J’en perd mon grec aussi.

Les débats sont-ils tabou ?

Que le débat soit chaud,
Que des gens soient heurtés dans leurs convictions,
Que des gens soient heurtés dans leurs pratiques,
Que nous ayons des divergences politiques entre nous,
Que le ton de certains participant-e-s soit vif,
Qu’on s’engueule pour de vrai,
c’est pas toujours facile et ça va tous et toutes nous faire réfléchir et peut-être avancer.

Mais pour cela il faut que le débat ait lieu. On ne peut décemment pas laisser à la droite et à l’extrême-droite la critique de la PMA et de la GPA. Ils la feront (la font déjà) avec leurs arguments en effet homophobes et naturalistes. Escudero ne s’inscrit clairement pas dans cette dynamique. L’assimiler à la Manif pour tous, c’est rater la compréhension de ce qui se joue politiquement en ce moment (et accessoirement à mon avis faire preuve de mauvaise foi).

Enfin, que des gens veuillent l’assimiler, pourquoi pas. Mais où ce débat aura-t-il lieu ? De nombreuses (pas toutes) associations LGBT ont fait leur la revendication du droit à la PMA et à la GPA. Contester ces technologies revient-il à être homophobe ? Dans ce cas il y a des lesbiennes féministes lesbophobes et anti-féministes (Marie-Josèphe dans son livre "Adieu les rebelles" par exemple). Donc l’argument disqualifiant "lesbophobe" ne marche pas : c’est un débat politique. Ayons le courage de l’avoir. Engueulons-nous. Pointons nos désaccords. Mais par pitié ne laissons pas ce débat sous le tapis en disant que celles et ceux qui veulent l’avoir sont des fascistes homophobes.

C’est une chose d’employer des arguments (que je trouve) de mauvaise foi, c’en est une autre d’empêcher le débat en disqualifiant les adversaires et en exigeant qu’ils disparaissent et qu’ils soit rejetés de notre communauté politique.

Par contre, le même jour que disparaissait tragiquement cet article (des suites d’une longue maladie du mouvement libertaire), un autre article faisait son apparition sur Rebellyon. Divine naissance ! « La PMA n’est pas naturelle, le couple hétérosexuel et ses enfants biologiques non plus » se veut une critique des positions d’Escudero. Pour son arrivée sur Rebellyon, le texte a été amputé de son introduction originale (sur le site de La Rotative) et c’est dommage. Cette introduction précisait :

"Il y a quelques temps, un article intitulé Ni Manif pour tous, ni reproduction artificielle de l’humain était publié sur la Rotative. Cette tribune, signée par Alexis Escudero et Pièces et Main d’Oeuvre, semble avoir pour vocation l’amorce d’un débat autour de la procréation médicalement assistée (PMA). C’est là le seul point avec lequel nous nous accordons avec les auteurs de l’article : un débat sur le sujet est nécessaire. Voici donc quelques éléments de réflexion."

Pour qu’un débat soit possible, il faut que tout le monde puisse causer. Par "tout le monde", je veux dire, tous les participants au débat. On s’accordera sur le fait que les réacs type Manif pour tous ou les fachos type Printemps français doivent être tenus loin de nos débats. Par contre, si un débat sur la PMA doit avoir lieu à gauche, ou bien chez les libertaires, il serait bon que tous les gens de gauche, ou tous les libertaires, puissent s’exprimer. On ne peut pas faire disparaître les articles des uns sous prétexte qu’on est convaincu par les arguments des autres. Ça me fait penser aux photos du Parti communiste chinois, où les anciens camarades de Mao devenus indésirables étaient effacés à la gomme. Si ça ne vous dit rien, relisez « 1984 ».

Ministère de la Vérité ou débats politiques argumentés ?

Si on veut débattre, on peut le faire sur internet (en mode forum), ou par voix de textes construits, ou encore de vive voix. Et dans ce(s) cas il faut 1/ que des lieux ou des sites accueillent ce débat (et j’ai l’impression que c’est la vocation des sites du genre Indymedia ou Rebellyon) et 2/ qu’on évite de s’insulter en se rejetant hors du champ du débat (exemple : "Escudero tient des propos misogynes, homophobes, lesbophobes, transphobes, masculinistes, naturalistes etc etc etc etc etc").

En bref, si on veut un débat, il faut des lieux, des participant-e-s, et des arguments.

Dernier rebondissement de cette histoire : la librairie lilloise L’Insoumise, les librairies parisiennes Michelle Firk et Le monte en l’air organisent la venue d’Escudero pour présenter le livre et discuter. Les annonces de ces événements sont publiées sur Indymédia Lille et paris Luttes Info. L’information passe sur Indymédia Lille, puis est placée en « débattu » (le motif : auteur pointé comme homophobe/lesbophobe/transphobe) ; elle ne passe pas sur Paris Luttes Info (le motif ? Quel motif ? Quelle information ? Quel événement ?).

Je me permet de trouver ça incroyable. Même : je suis bien dégoûté. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé. Et le futur.

Qu’un texte fasse débat est une chose. Que les équipes de modération de ces sites décident que le débat autour du texte ne doit pas avoir lieu, en refusant même d’accepter les annonces de débat physique et en refusant d’expliquer ses choix éditoriaux ou de prévenir les auteurs des suppressions d’articles acceptés... on touche le fond. Et évidemment, plus Escudero argumente, poste de nouveaux articles ou commentaires pour répondre aux arguments, plus on le trouve relou, à la limite du harcèlement. Bientôt, le motif de refus sera tout trouvé : « on a déjà refusé ses articles précédents ». Hélas, on ne fait pas disparaître les problèmes en n’en parlant pas.

Au final, ça me pose question sur notre capacité à débattre des sujets qui nous divisent. Or, vous savez, si on cache les problèmes dans un coin, ils moisissent et on finit par s’en occuper, mais trop tard, quand ils sentent mauvais et que les voisins ont appelé les flics. Il est plus raisonnable de les affronter au moment où ils se posent. Et c’est sûr que ce n’est jamais trop plaisant de dire à ses potes (ou à ses non-potes) qu’on est pas d’accord avec eux. C’est toujours plus agréable d’être d’accord (enfin, moi, je trouve. Je dois être paresseux). Mais nous sommes une communauté politique. Et pas homogène, en plus. Des fois il faut se causer franchement. Il faut assumer qu’il y a des tendances, des lignes de fractures, des débats, des positions. Quand on a peur que certains débats aient lieu, c’est je pense le symptôme qu’on n’est pas à l’aise avec la situation politique, et justement que des discussions sont nécessaires pour affiner la compréhension du moment. Et dans tout cela, condition nécessaire, il faut que certains organes gardent une sorte de neutralité, afin de permettre que la discussion contradictoire puisse avoir lieu – ça vaut pour les sites d’info collaboratifs, pour les sites de publication ouverte ou pour les lieux militants susceptibles d’accueillir ces débats. Il paraît même que quand on se parle des fois on peut avancer et grandir ensemble. Ce serait chouette.

Jeudi 23 octobre, minuit.

Signé : un anarchiste globalement d’accord avec les idées développées par Escudero et trouvant son ton un peu trop pamphlétaire ; et qui aimerait bien qu’on se cause des problèmes plutôt que de faire comme si ils n’existaient pas.

P.-S.

Ce texte reprend et développe des analyses publiées en commentaire à un article sur Rebellyon (commentaire toujours invisible aux dernières nouvelles) puis sur Indymedia Grenoble. Les faits sur lesquels je m’appuie sont ceux connus lors de ma dernière connexion à Internet mercredi 22 octobre. Ils ont peut-être changé aujourd’hui, la réalité change si vite sur Internet.