Sociologie politique des précaires : « Il faudrait mettre un pauvre en tant que président »

Le lundi 30 mars 2015, la sociologue Nonna Mayer était présente à Tours pour présenter l’ouvrage collectif "Les inaudibles : sociologie politique des précaires". Voici l’enregistrement de la conférence.

Présentation du livre par Nonna Mayer
Nonna Mayer est directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes de Sciences Po.

« Plus on est précaire, moins on s’intéresse à la politique. Plus on est précaire, moins on exprime une préférence politique (...). La précarité a bien un effet sur le vote. Mais même pour les personnes qui sont hyper précaires, le lien à la politique n’est pas rompu. Plus de 7 sur 10 déclarent une proximité partisane. Plus de 8 sur 10 sont capables de se placer sur une échelle gauche-droite. Elles ont encore des préférences ; le problème, c’est d’aller voter.

Plus on est précaire, plus on a tendance à voter à gauche, plus on a tendance à détester Sarkozy, plus on a de sympathie pour Marine Le Pen — mais qui ne se traduit pas nécessairement en vote. Là aussi, à notre grande surprise, ce ne sont pas les plus précaires qui votent pour Marine Le Pen, contrairement à ce qu’on raconte : c’est ceux qui sont juste au-dessus de la précarité, ceux qui regardent vers le haut, qui envient les riches et qui ont le sentiment que juste en-dessous d’eux, il y a des gens qui touchent les aides alors que eux ne les touchent pas. C’est là qu’on trouve le vote Marine Le Pen : chez des travailleurs pauvres, mais pas nécessairement précaires.

(...)

Il y a le cri du cœur de Leïla, Grenoble, mariée, deux enfants, sans emploi :

"Faudrait, je sais pas, faudrait mettre un pauvre en tant que président, voilà ce qu’il faudrait. Mettre une personne pauvre en tant que président, car cette personne elle saura ce que les personnes ont besoin exactement. Eux ils ont leur argent, eux ils ont leur nourriture tous les jours. Eux ils peuvent même manger du caviar s’ils en ont envie. Nous on va se promener avec les pantalons à 5 euros du marché qui se déchirent au bout de cinq lavages. Voilà quoi, il faut rester logique. Moi mes enfants ce sont des enfants qui n’ont pas d’argent de poche, parce qu’on peut pas." »

Remarques et questions de Christine Fauvelle-Aymar
Christine Fauvelle-Aymar est maître de conférence en sciences économiques à l’université de Tours.
Remarques et questions de Nathalie Duclos
Nathalie Duclos est maître de conférence en science politique à l’université de Tours.
Réponses de Nonna Mayer à Duclos et Fauvelle-Aymar

« Le vote protestataire, c’est la tarte à la crème, parce que dans tout vote il y a une dimension de vote "contre" (...). Ceux qui votent pour Marine Le Pen en 2012, à 95 % ils pensent qu’il y a trop d’immigrés. Donc ce n’est pas n’importe quelle protestation. Heureusement, tous ceux qui pensent qu’il y a trop d’immigrés ne votent pas Marine Le Pen : ça ferait 75 % de votes Le Pen, on n’en est pas là (...). Mais il y a un point qui réunit cet électorat au demeurant complètement divers : c’est la fixation sur l’immigration. Quand on leur demande le problème le plus important au moment de voter, les électeurs Le Pen [répondent] : "C’est l’immigration comme triple atteinte à nos emplois, nos aides sociales, l’identité de la France" et j’en passe. »

Discussion de Nonna Mayer avec la salle

« Le deuxième problème, beaucoup plus difficile, c’est de leur redonner envie d’aller voter. Il y en a qui ont envie d’aller voter, ne serait-ce que pour exprimer leur révolte, leur colère, et pas seulement pour Marine Le Pen, mais aussi pour l’extrême-gauche et d’autres partis, et certains pour la gauche, contre la droite, parce que la droite apparaissait plus dangereuse. Mais je ne pense pas que ce soit une critique de la démocratie. Ils disent : "La vraie démocratie, on nous prend en compte, ceux qui sont en bas, ceux qui sont pauvres".

Ce qui nous frappe plutôt, c’est moins la critique de la démocratie représentative que le sentiment que la classe politique ne les représente pas. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. C’est une critique de leurs représentants, qui ne les représentent pas. Ils ont le sentiment d’être à mille années lumières des politiques pour la plupart. Il n’y a pas seulement celle qui nous dit "le président des pauvres" [1], il y en a une qui nous dit : "Moi je voudrais les prendre par la main les candidats, et leur faire passer une journée comme moi, et qu’ils voient combien ça coûte le métro, et comment je fais pour me débrouiller à la cantine, et comment je fais pour en même temps m’occuper de mes filles et aller chercher du boulot". Et elle voulait leur faire faire un stage. Elle dit : "Tous les candidats à la présidence de la République, ils devraient faire un stage chez nous pour comprendre." Donc ce n’est pas la démocratique qu’elle rejette. Elle dit que ceux qui sont là-haut ne connaissent rien à ce qui se passe en bas.

Il y en a un troisième qui va peut-être un peu plus loin et qui nous dit : "Ceux qui ne respectent pas leurs promesses, ceux-là qui nous font plein de promesses, et bien trois balles dans la peau." Là c’est peut-être le cas limite, là peut-être que nous sommes hors des chemins de la démocratie. »

Notes

[1Cf première partie de la conférence.