Sans Canal Fixe : chronique de la naissance d’une utopie télévisuelle (épisode 2)

Épisode 2 : « Politique Chronique, une campagne de presse », une aventure en cinéma direct (2000-2007)

En 2000, un an après sa création, Sans Canal Fixe continue à produire et diffuser des programmes courts, qui narrent le quotidien de la ville de Tours et ses environs. En même temps, une nouvelle aventure commence. Nous sommes au début de la campagne des élections municipales. Et un projet au long cours émerge. Voici l’aventure de « Politique chronique, une campagne de presse ».

Prendre le temps

Entre les réalisations pour les programmes courts et la lutte pour les télévisions libres, deux réalisateurs décident d’interroger la parole politique. Suite à l’échec d’un projet de film consacré à Jean Royer [1] , figure tutélaire de la vie politique tourangelle, Yvan Petit et Xavier Selva décident de faire hors les cadres de création réglementaire. Puisque la production traditionnelle ne permet pas de mener à l’époque l’expérience du cinéma direct [2], ils décident de s’appuyer sur SCF, comme structure de production indépendante et libérée des carcans de l’écriture en amont, de la recherche de financement. Filmer cette campagne municipale, sans avoir pré-écrit un dossier, sans présupposer de ce qu’elle sera, sans moyens matériels, sans moyens humains, sans financement, c’est tester une nouvelle idée du cinéma.

L’expérience du cinéma direct

L’envie de départ est de chroniquer la vie tourangelle sur un temps long mais bien délimité : ce sera celui d’une campagne électorale. Cette campagne, qui débute dès 2000 oppose Jean Germain, socialiste et maire sortant [3], et Renaud Donnedieu de Vabres, UMP, challenger parisien, « parachuté » en mission pour la reconquête de la Mairie.
Filmer une campagne est une expérience déjà menée en cinéma direct. En 1960, dans « Primary », Richard Leacock suit John Kennedy dans sa campagne pour l’investiture démocrate. Ce film tourné en 5 jours, par 4 équipes de deux hommes, sans pied de caméra, ni lumière additionnelle, signe l’acte de naissance du cinéma direct. Pas de commentaires en voix-off, pas d’entretiens, tout est filmé de l’intérieur, parmi la foule, dans les quartiers généraux des candidats. En 1974, Raymond Depardon reproduira cette expérience dans « 1974, une partie de campagne », en suivant Valéry Giscard d’Estaing durant l’élection présidentielle.

Ce cinéma d’observation, sans parti pris apparent, repose sur des principes rigoureux :

  • Aucune caméra n’est cachée, le filmeur est visible et proche physiquement de ce qu’il filme.
  • Le film est fait sans commentaire, ni entretien, la caméra est témoin des évènements.
  • Pas d’écriture avant de filmer, le cinéma direct n’est pas du documentaire, le film s’invente en étant tourné.
    En partant de cette orthodoxie, il s’agit de voir si un film peut relater une campagne, avec deux hommes, deux caméras, deux micros, et du temps.

Filmer l’homme politique

Dans les programmes courts de SCF, la parole est aux groupes minoritaires. La question se pose alors de filmer les détenteurs du pouvoir, les instances rodées à l’usage des médias. Les deux partis en présence dans la campagne sont des machines de guerre électorale. Peut-on filmer avec la même liberté ?
Dès le début de l’année 2000, soit plus d’un an avant les élections, la presse nationale s’empare du cas de Tours. Cette ville devient le symbole de la reconquête municipale de la Droite. Pour les médias, c’est la ville test. Ainsi le Figaro titrera sur la ville de nombreuses fois en cette année électorale. Les manchettes donnent à voir les enjeux d’une campagne locale qui préfigure des enjeux nationaux. Au fil de la campagne, les tourangeaux pourront ainsi lire :
“Tours, la ville qui va basculer à droite.”
“Tours, la ville qui peut basculer à droite.”
“Tours, le sondage : ça va être serré.”

Dès les premiers mois de la campagne, les médias nationaux et locaux sont omniprésents. Toutes les réunions publiques, les sorties en ville, les inaugurations donnent lieu à des reportages.
Les visites officielles des soutiens politiques nationaux se succèdent à un rythme effréné. Tours verra ainsi en quelques semaines défiler dans un ordre aléatoire : Alain Lipietz, Claire Chazal, Dominique Voynet, François Hollande, Noël Mamère, Daniel Vaillant, Lionel Jospin, Yves Cochet, Jack Lang.
S’ajoute à cet inventaire à la Prévert, la figure tutélaire de la droite tourangelle, déjà évoquée précédemment : Jean Royer. Ce dernier prend sous son aile son vassal, Renaud Donnedieu de Vabres, le couvre de conseils, et organise de grands meetings où il exhorte les foules à voter d’une seule voix pour son digne successeur.
“La politique est une mission qui consiste à rassembler les êtres pour une création. C’est un peu l’image de la divinité qu’on retrouve là.”

Filmer la parole politique

Que reste-t-il de la parole politique dans cette époque surmédiatisée, qui ne fait que reprendre les petites phrases et slogans des hommes politiques. On est loin des longs discours à la Jean Royer [4], qui soliloque 4 heures durant. Dans cette campagne des temps modernes, plus personne ne parle vraiment.

Tout commence avec les premières discussions avec les principaux candidats, il s’agit de leur faire accepter d’être filmé, selon les conditions suivantes :

  • Les réalisateurs doivent être prévenus des activités des candidats, que ce soient des meetings, des réunions publiques ou internes, des diffusions de tracts… Le lien est donc direct avec les directeurs de campagne, qui doivent jouer la transparence.
  • Tout est filmé. Si le candidat ne veut pas être filmé ou qu’une situation ne le soit, il doit le dire face à la caméra, pour que l’interdiction soit connue du spectateur. [5]
  • Aucune image ne sera montrée avant la fin des élections.
  • Le film achevé sera montré à tous lors d’une projection publique.

Très rapidement, R. Donnedieu de Vabres donne son accord, très à l’aise avec les médias, le candidat de la droite décide de jouer le jeu.
Jean Germain tarde à répondre. Homme pudique, il ne semble pas vouloir se prêter à ce jeu de cinéma vérité. Cependant, la droite et le candidat des Verts, David Martin, qui se présente sur une liste individuelle, ayant donné leur accord, Jean Germain se plie à l’exercice. Il ne validera jamais officiellement son accord, mais le tournage se met en place de manière tacite.

Chronique d’une ville, chronique d’une campagne électorale

Le tournage commence à l’été 2000 en suivant l’intronisation du parachuté de droite. Puis le tempo s’accélère dès l’automne. Le film narre les tractations politiques : comment les Verts refusent la liste Gauche Plurielle menée par J.Germain, comment une co-listière des Verts les trahira, comment la droite réunit sur une même liste les différents courants et tente de draguer l’électorat de l’extrême droite, comment une seconde liste écologique alternative se construit, comment chacun apprend à devenir un "homo politicus".

Et après

Le tournage s’achève officiellement le 18 mars 2001, au soir. Chacun des réalisateurs est au siège de campagne de son candidat. Du côté des socialistes, c’est l’euphorie. Du côté de la droite, c’est la tristesse et le découragement. De chaque côté, les réalisateurs vont vivre cette soirée en empathie. Le dernier plan, c’est Jean Germain, un sourire au coin des lèvres, refermant la porte de son bureau.
Ce sont aussi six mois de vase clos qui s’achèvent. Six mois à voir chaque jour les mêmes personnes, et le 19 mars 2001, c’est terminé. C’est aussi la fin d’une aventure. Une aventure gagnée.

Le tournage prend fin avec 140 heures d’images. 140 heures, à voir, à partager, à trier, à classer, à ordonner, pour rendre vivant le film.
Le montage durera un an. Il faudra créer une musique pour accompagner le film, il faudra chercher dans chaque heure filmée la parole à mettre en avant. Il faudra noter, archiver, chaque cassette, indiquer la date, le lieu, le contexte.
Durant cette période, les réalisateurs et leur monteuse débusquent la parole, mais aussi cherchent ce qui est passé sous silence, observent les gestes, les regards, les non-dits. Le montage, c’est de toutes petites notes de musique, qui sont mises en ordre. La ligne de conduite est balzacienne, il s’agit de jouer la petite musique d’une ville de province. Et, dans le montage, la césure apparaît parfaitement entre l’agitation de la campagne électorale et le calme de la ville, de cet espace public provincial. Comme si cette campagne avait été réalisée en apnée, sans communiquer avec le monde réel.

En avril 2002, un montage final de 154 minutes est achevé. Une projection est organisée au cinéma Pathé [6]. C’est la première fois que le film est montré. La salle de 600 places est comble, toutes les équipes de campagne sont là. Chaque image est commentée par la salle, mais pour tous, malgré la fin connue, c’est une expérience unique que de revivre la campagne, la sienne et celle des autres.
Certains diront après cette première projection publique que le film est pro-germain, puisqu’il gagne à la fin…No comment…

Encore après

Nous pourrions croire que l’aventure s’achève ici, une aventure de deux ans qui prouve que l’on peut filmer longuement, chroniquer une temporalité de quelques mois. Une aventure qui prouve que la production cinématographique n’est pas cantonnée au dossier et aux aides. Une aventure qui pour SCF marque le tournant vers une manière de faire qui deviendra une évidence au fil des années suivantes.

Et « Politique chronique », le film ?
Il est diffusé très largement sur les antennes des médias libres. En 2002, les télés libres obtiennent un espace de diffusion, le film fait son bout de chemin dans les réseaux indépendants.
Et pied de nez final, en 2007, cette production hors cadre va enfin rentrer dans les cases de la production audiovisuelle traditionnelle. En 2007, une nouvelle élection se profile, avec les mêmes candidats. En 2007, une autre télé locale commerciale existe : TVTours. La chargée de programmation de l’époque propose aux deux réalisateurs de « Politique chronique » de le diffuser en amont de cette nouvelle campagne. Le film obtient un budget pour refaire un montage (plus court et donc plus adapté à la diffusion télévisuelle), refaire un mixage et retourner quelques images de la ville. Le montage définitif dure 110 minutes. Le film est édité en DVD. Il sera rediffusé sur cette même chaine en 2015, à l’occasion de la mort de Jean Germain.

« Politique chronique, une campagne de presse » est donc un film fait hors cadre de production traditionnel, un pas de côté dans le cinéma documentaire, un film tourné pendant 6 mois, monté pendant 1 an, puis remonté et remixé pour finalement obtenir son format définitif, 6 ans après le début du projet. C’est une utopie. Réelle.

KD

P.-S.

Episode 3 (à suivre) :
« Université terre d’asile », filmer la lutte, filmer le collectif.

Tous les films évoqués dans ce feuilleton sont disponibles à Sans Canal Fixe, 2 place Raspail, à Tours. Vous pouvez également les emprunter à la médiathèque de La Riche.
www.sanscanalfixe.org

Tous les épisodes de cette série sur Sans Canal Fixe peuvent être lus en cliquant ici.

Notes

[1(1920-2011) Maire de Tours de 1959 à 1995, il fut aussi ministre sous deux gouvernements. Surnommé « le père la pudeur », Jean Royer est décrit comme conservateur et réactionnaire.

[2En 2000, les aides du CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) ne sont versées qu’à la lecture du dossier de demande d’aide, et le réalisateur s’engage à ne rien filmer tant qu’il n’a pas obtenu une réponse à sa demande. Autant dire, que prendre la caméra et filmer l’instant présent est une impossibilité. Cette condition a disparu depuis.

[3Il gagne la mairie de Tours face à Jean Royer en 1995, à la faveur d’une triangulaire.

[4A voir dans le film, cette superbe introduction de l’ancien maire à son discours de soutien, lors de la campagne

[5Une seule interdiction sera donnée sur l’ensemble du tournage, celle de la réunion de négociations du second tour entre les Verts et les Socialistes.

[6CGR Centre à l’heure actuelle